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Séparation, garantie, neutralité… les multiples grammaires de la laïcité

Stéphanie HENNETTE VAUCHEZ - Professeure de droit public, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, UMR 7074 Centre de théorie et analyse du droit (Équipe CREDOF)

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 53 (dossier : La Constitution et la laïcité) - octobre 2016

Loi de séparation des Églises et l'État, la loi du 9 décembre 1905 commande à l'État de ne reconnaître, salarier et subventionner aucune religion. Mais la loi de séparation de 1905 est aussi une loi de garantie : son article 1er dispose en effet non seulement que la République « assure la liberté de conscience », mais encore qu'elle « garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l'intérêt de l'ordre public ». C'est encore un texte de neutralité : c'est avec constance qu'acteurs juridiques et politiques affirment, dans les mots de Jean Rivero, que la laïcité a « un seul et même sens, celui de la neutralité de l'État »(1). Cette grammaire au moins triple de la loi de 1905 est aujourd'hui en tension ; il n'aura échappé à personne que la thématique est à la fois très présente et très sensible dans le débat public français contemporain(2). On souhaitera ici proposer une lecture contextuelle de ce régime juridique français de la laïcité, en posant la question du sens que peuvent revêtir, hic et nunc, les notions de garantie de la liberté des cultes d'une part (I) et de neutralité de l'État d'autre part (II). On suggérera ce faisant qu'il importe de prendre la mesure des effets sociaux réels de ces concepts (ou, plus exactement, des régimes et dispositifs articulés sur ces concepts), au risque de passer à côté, a minima, des revendications d'une meilleure reconnaissance de la liberté religieuse en France comme, a maxima, des accusations d'une dimension discriminatoire du régime français contemporain de laïcité.

I - La garantie des cultes : héritage et égalité

Il importe de rappeler cette formulation de l'article 1er de la loi de 1905 : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l'intérêt de l'ordre public ». Plus de cent ans plus tard, le Conseil constitutionnel confirme : « Le principe de laïcité impose notamment le respect de toutes les croyances, l'égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion et que la République garantisse le libre exercice des cultes »(3). Le régime français de laïcité, reposant sur la séparation des Églises et de l'État, n'est donc pas pour autant un régime d'ignorance, d'absence de contact. Les autorités publiques ne peuvent se désintéresser totalement de la question religieuse car elles doivent garantir le libre exercice des cultes. Cette garantie de la liberté de culte qui émerge n'a en outre de sens, dans un régime par ailleurs fondé sur la séparation des Églises et de l'État, qu'égalitaire : ce n'est qu'en tant qu'il garantit la liberté religieuse également à tous que l'État peut se proclamer laïc -- séparé de la religion.

Par-delà le sens et la portée de cette idée de garantie du libre exercice du culte, c'est sa signification sociale qui explique nombre de tensions aujourd'hui observables au sujet de la laïcité. On n'insultera pas l'intelligence des lecteurs en multipliant les truismes destinés à rappeler que la France de 2016 n'est pas celle de 1905 (et ni même, bien sûr, celle des années 1980) ; mais le simple fait d'adopter une lecture contextuelle des dispositions juridiques prescrivant la garantie de la liberté de culte permet d'identifier un certain nombre de questions structurelles qui conditionnent ladite garantie : Quid du nombre d'édifices du culte ? Quid de l'accès aux ministres de tous les cultes dans les établissements publics visés à l'article 2 de la loi de 1905 (hôpitaux, prisons...) ? Quid du respect des prescriptions alimentaires dont la Cour européenne affirme qu'elles participent de la liberté religieuse garantie par l'article 9 de la CEDH ? Sur l'ensemble de ces points, la laïcité est aujourd'hui en tension, tant il apparaît que l'engagement républicain à la garantie de la liberté de culte suppose, pour être égalitaire (i.e. également garantie à tous), un certain nombre d'aménagements : l'application d'une même règle à toutes les religions est susceptible de maintenir voire d'aggraver l'inégalité de départ dans laquelle elles se trouvent du fait de raisons qui tiennent à l'histoire (la tradition catholique française)(4). Ces dimensions de la question sont particulièrement visibles au travers de la question des édifices du culte et de leur financement (A.). Elles font également apparaître des interrogations sur le sens même de la notion de garantie (principe général ou prérogative individuelle ?) qui structure de nombreux contentieux récents (B).

A - Édifices religieux et financement : les conditions de l'égalité ?

Un récent rapport sénatorial(5) fait état des chiffres suivants : tandis qu'il y aurait 45 000 églises catholiques en France, on ne dénombrerait que 4 000 lieux de culte protestant, 420 synagogues, 150 églises orthodoxes, 2 450 mosquées et 380 lieux de culte bouddhiste. Il en tire la conclusion que si les religions historiquement présentes en France ne rencontrent pas de difficulté d'implantation sur leurs lieux de culte(6), il en va différemment pour d'autres cultes. Le rapport souligne notamment les besoins de lieux de culte exprimés par les représentants du culte orthodoxe, bouddhiste et musulman. L'Islam, deuxième religion française aujourd'hui, se trouve dans une situation particulièrement problématique dans plusieurs bassins de population où le nombre d'édifices du culte et très insuffisant -- ce qui mène parfois au débordement de la prière sur l'espace public, avec les tensions et risques d'instrumentalisation politique qui en découlent(7). Sur ces bases, le rapport sénatorial formule un certain nombre de recommandations destinées notamment à surmonter les difficultés de financement de la construction de nouveaux édifices. L'interdiction du financement public des cultes est certainement la disposition la plus connue de la loi du 9 décembre 1905 : c'est avec clarté que l'article 2 dispose que « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». Dans et hors la loi de 1905, le principe connaît toutefois des exceptions et autres assouplissements(8) sur lesquels le rapport prend appui pour réclamer soit leur consécration législative, soit une meilleure information des collectivités publiques quant aux modalités du soutien qu'elles peuvent légalement apporter aux cultes. C'est notamment la jurisprudence administrative qui, ces dernières années, a été un terrain de l'assouplissement notable du régime juridique du financement public des cultes justifiée par des considérations d'égalité et de justice(9). Par une série d'arrêts d'Assemblée en date du 9 juillet 2011(10), le Conseil d'État dessinait les contours de formes d'aides pouvant être apportées par les collectivités publiques aux cultes sens enfreindre la loi (baux emphytéotiques, mise à disposition non pérenne de locaux, prise en charge de travaux dès lors qu'ils peuvent être rattachés à un intérêt public local, garantie des emprunts bancaires...). Par une autre série d'arrêts rendus le 28 juin 2013, la haute juridiction permettait la prise en charge de dépenses d'équipement engagées par des communautés religieuses dès lors qu'elles correspondent à un intérêt général, régional ou national, de promotion des énergies renouvelables -- détachable dès lors de la part cultuelle de l'activité des bénéficiaires(11).

Par-delà les enjeux liés au financement des édifices du culte, reste la question de leur implantation. Si l'inauguration en 2012 d'un temple bouddhiste à Bussy St-Georges semble avoir été l'aboutissement d'un projet suffisamment consensuel pour n'avoir débouché sur aucun contentieux(12), il n'en va pas toujours de même. L'intense controverse autour de la mosquée de Fréjus l'atteste : alors même que, depuis l'origine, le projet a suscité tensions et recours en justice(13), il a récemment fallu plusieurs interventions en référé du Conseil d'État pour que la mosquée puisse ouvrir. Le maire de Fréjus a refusé, une fois les travaux terminés, de délivrer l'attestation d'achèvement et de conformité nécessaire à l'obtention de l'autorisation d'ouverture requise pour les établissements accueillant du public. Dans une première ordonnance de référé du 9 novembre 2015, le Conseil d'État avait enjoint au maire, sous astreinte de 500 euros par jour, de délivrer ces documents. Cette ordonnance étant demeurée sans effet(14), le Conseil d'État a dû rendre une nouvelle ordonnance(15) enjoignant cette fois au préfet du Var de faire usage à l'égard de la commune du pouvoir hiérarchique qu'il tient de l'article L. 2131-5 du code général des collectivités territoriales pour enjoindre la délivrance de ladite autorisation. Et la contestation de la mosquée a aussi un volet pénal(16)... Où l'on voit que les difficultés de financement peuvent se doubler de difficultés plus grandes encore, sur l'acceptation même des projets d'implantation.

B - La laïcité comme garantie : principe d'organisation des pouvoirs ou droit individuel ?

Dans sa décision 2012-297 QPC du 21 février 2013, le Conseil constitutionnel a fait du principe de laïcité un des principes figurant au nombre des « droits et libertés que la Constitution garantit » au sens de l'article 61§1 de la Constitution. Ce faisant, le Conseil érige les composantes de la laïcité (i.e. : le respect de toutes les croyances, l'égalité de tous les citoyens sans distinction de religion et la garantie des cultes) en autant de droits susceptibles d'être actionnés par les justiciables par le biais de la QPC. La rupture est de taille avec une compréhension antérieure du principe qui y voyait, non pas la source ou le fondement de droits individuels mais bien plutôt, un principe commandant une certaine organisation des pouvoirs publics dans leur rapport aux cultes.

Cette redéfinition ou réorientation du principe ne se donne pas à voir que dans la jurisprudence constitutionnelle : divers sont les contentieux développés ces dernières années qui véhiculent similairement cette dimension d'actionnement individuel de la garantie du libre exercice du culte. C'est ainsi au visa de la liberté constitutionnelle du culte que le Conseil d'État a récemment précisé les contours de l'obligation pesant sur l'administration pénitentiaire en matière d'agrément des ministres du culte -- en particulier vis-à-vis des cultes minoritaires tels que les Témoins de Jéhovah(17). Quelques mois plus tard, c'est au même visa qu'il confirmait la légalité et la conventionnalité des dispositions du code de procédure pénale relatives au placement en cellule disciplinaire, dès lors qu'étaient garantis en toute hypothèse le droit de s'entretenir avec un aumônier et de détenir des objets libres religieux nécessaires au culte(18). Certes, de telles affaires qui mettent en jeu l'exercice de la liberté religieuse au sein des services publics, et notamment de services publics où les usagers se trouvent retenus, méritent peut-être d'être examinées à part. L'écolier(19), le malade ou le détenu ont évidemment besoin de l'aval sinon de la coopération active de l'administration pour l'exercice effectif de la liberté religieuse ; et ceci n'avait, du reste, pas échappé aux rédacteurs de la loi de 1905 qui, tout en proclamant le principe de la séparation, aménageaient la possibilité de financer sur fonds publics « des services d'aumônerie [des dépenses] destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons ». Ainsi, l'idée même que le régime de laïcité commandait, dans les services publics fermés tout du moins, des obligations positives à la charge de l'État, n'est donc pas nouvelle(20). Mais on la voit affirmée aujourd'hui dans des configurations bien différentes, au-delà de la problématique des services publics fermés. Ainsi, en matière d'abattage des animaux, le Conseil d'État a admis, au nom de la garantie du libre exercice du culte, la légalité de dispositions réglementaires dérogeant aux prescriptions du code rural (règle de l'étourdissement préalable)(21) -- et cette souplesse est à lire en parallèle de la doctrine administrative de tolérance (voire d'encouragement) de l'installation de carrés confessionnels dans les cimetières -- en contradiction avec la loi(22).

Le contentieux indique donc aujourd'hui une pente, celle de la subjectivation de la garantie des cultes, de son utilisation comme fondement de droits individuels à obtenir telle ou telle action positive de la puissance publique au nom de la pleine jouissance effective de la liberté religieuse. Il y a bien sûr des résistances ; et toutes les requêtes portées devant le juge ne débouchent pas sur la consécration de telles obligations positives des personnes publiques. En matière alimentaire notamment, le juge refuse de considérer qu'établissements scolaires(23) ou pénitentiaires(24) seraient dans l'obligation d'accommoder les demandes fondées sur des prescriptions religieuses.

II - La neutralité : de l'État aux personnes privées

Autre corollaire du régime de séparation entre les Églises et l'État affirmé à partir de 1905, la neutralité de l'État lui enjoint de ne favoriser substantiellement aucun culte et de les maintenir tous à égale distance. Mais sur ce terrain-là encore, on observe de vives tensions contemporaines(25). Pour beaucoup, elles ont à voir avec des évolutions très importantes du principe de laïcité, largement redéfini au cours de la période récente comme générant des obligations de neutralité pesant, bien au-delà des personnes publiques, sur les personnes privées (A.). Ce faisant, le principe de laïcité tend à s'affranchir de l'idée de neutralité, pour véhiculer une exigence de respect, voire d'allégeance, à des valeurs -- ce qui interroge sur la pérennité de l'héritage libéral de 1905 (B.).

A - De la neutralité des personnes publiques à la neutralité des personnes privées

En France, l'exigence de neutralité des personnes publiques n'est jamais sérieusement discutée. Affirmée et réaffirmée de l'arrêt Jamet(26) à l'avis Marteaux(27), l'idée selon laquelle fonctionnaires et agents publics sont, du fait de leur statut qui en fait des incarnations de la puissance publique (et ce, quelles que soient leurs fonctions(28)), soumis à une stricte obligation de neutralité religieuse, n'est guère discutée. Elle a même été avalisée récemment par la Cour européenne des droits de l'homme qui, s'appuyant d'une part sur la vulnérabilité particulière des usagers du service public en cause (les malades d'un établissement de soins) mais aussi, d'autre part, sur la conception française de la laïcité, a jugé que le licenciement d'une aide-soignante refusant de retirer son voile ne méconnaissait pas les exigences de la CEDH(29).

Une telle lecture de la neutralité ne va pourtant pas de soi ; dans de nombreux pays, la neutralité de l'État est même attestée au contraire par la diversité religieuse des représentants de la puissance publique et non par leur soumission à une règle de neutralité. Ainsi, le port de signes religieux par les représentants de la puissance publique peut être non seulement toléré, mais aussi aménagé : selon des modalités différentes, les droits états-unien, britannique ou canadien permettent que les forces de l'ordre portant barbe et turban sikh soit dispensées de certains éléments d'uniforme incompatibles avec le signe religieux dont ils affirment ne pouvoir se départir(30). Or il s'agit là de pays qui se revendiquent, eux aussi, d'une neutralité religieuse de l'action publique ; c'est donc qu'il existe d'autres compréhensions de la neutralité que celle qui, en France, en déduit une obligation généralisée de neutralité pour les fonctionnaires et agents publics.

Non seulement cette compréhension de la neutralité en tant qu'elle pèse de manière générale et absolue sur les fonctionnaires et agents publics est assez spécifique, mais encore elle tend, depuis un peu plus d'une dizaine d'années, à s'étendre de manière significative pour s'appliquer désormais à nombre de personnes privées, véhiculant alors un programme non plus de neutralité-séparation mais de neutralité-laïcisation de la société(31). La loi du 15 mars 2004 marque assurément de ce point de vue une rupture : c'est en effet la première fois qu'un texte prescrit clairement une obligation de neutralité religieuse pesant sur des personnes privées (les élèves des écoles, collèges et lycées publics) au nom du principe de laïcité(32). Cette rupture aura par ailleurs enclenché un mouvement qu'une dizaine d'années de recul permet désormais de bien mesurer : c'est dans de nombreuses configurations aujourd'hui que pèse sur les personnes privées une obligation de neutralité religieuse. C'est vrai autour de l'école (cf. la question des parents accompagnateurs de sorties scolaires(33) ou des stagiaires GRETA(34)), mais aussi au-delà de l'école, dans l'espace public en général (cf. l'interdiction de la dissimulation du visage(35)) ainsi que dans le monde du travail (cf. les initiatives législatives(36) et évolutions judiciaires(37) tendant à entériner le passage d'un état du droit où seules celles des restrictions à la liberté religieuse dûment justifiées par les spécificités d'un poste de travail et proportionnées étaient tolérées, à une nouvelle ère consentant des mesures générales et absolues prescrivant la neutralité religieuse des personnels). On pourrait certainement encore égrener la liste mais l'idée se dessine : les exigences de neutralité religieuse que l'on déduit du principe de laïcité ne sont plus aujourd'hui, loin de là, cantonnées aux seules personnes publiques ; bien plutôt, nombreuses sont les situations dans lesquelles ce sont les personnes privées qui s'y voient assujetties. Au-delà de l'intérêt que représente cette évolution du point de vue de la technique juridique, qui permet d'analyser la modification et l'accroissement notable de la portée d'un principe juridique, il faut aussi prendre la mesure de ce que, au plan théorique, une telle redéfinition entraîne.

B - Laïcité-neutralité et respect ou allégeance aux valeurs républicaines

Au fil de ces évolutions qui ont fait du principe de laïcité la source d'obligations pesant sur les personnes privées, le contenu de ces obligations mérite d'être interrogé, notamment dans leur rapport à la neutralité ; en d'autres termes : ainsi redéfinie, la laïcité s'articule-t-elle toujours au concept de neutralité ? Si la question mérite d'être posée, c'est qu'il semble que c'est parfois non pas un commandement de neutralité qui est adressé aux personnes au nom de la laïcité, mais au contraire, un commandement de respect, voire d'adhésion, à des valeurs(38). Cette évolution est très importante, qui signe en effet une prise de distance vis-à-vis d'une orientation générale libérale de régime de laïcité : la laïcité n'est plus une coquille vide permettant la coexistence de divers régimes de croyance, mais acquiert un contenu substantiel et véhicule une conception du bien.

Certaines itérations récentes du contentieux scolaire relatif au port du foulard islamique illustrent ces évolutions structurelles du régime de laïcité contemporain. Indépendamment du fait que la jurisprudence a entériné le fait que des bandanas, des jupes (trop) longues ou des bonnets de laine(39) puissent être interprétés comme autant de « signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse », elle a également accepté que ce soit le comportement des élèves plus que le port du signe lui-même qui fonde les mesures disciplinaires pouvant être prises sur le fondement de la loi du 15 mars 2004. Ainsi, l'intransigeance d'une élève(40) dans le refus de retirer un signe, voire dans le fait de ne le retirer qu'au dernier moment (et de le revêtir aussitôt quitté le périmètre scolaire) constitue, typiquement, un comportement appelant l'application de la loi de 2004. Ce glissement, dans l'application de la loi, depuis la signification « objective » de signes religieux, à celle de l'interprétation des comportements adoptés par des élèves, est un glissement majeur. Le régime juridique change du tout au tout qui, de police du vêtement, en vient à sonder les consciences : quel comportement est intransigeant ? Est-il ostentatoire ? Etc. On ne cherche plus ici tant un espace scolaire expurgé de signes religieux que, dans les termes mêmes de la directrice des affaires juridiques du ministère de l'Éducation nationale, une « adhésion aux valeurs de la République »(41). On retrouve cette construction ou imposition d'un pacte républicain(42) dans de nombreux autres débats au sein desquels le principe de laïcité est massivement convoqué. Elle a porté tout l'effort législatif ayant mené à l'adoption de la loi du 11 octobre 2010 relative à l'interdiction de la dissimulation du visage dans l'espace public : voté pour contrer le port, par 1 900 femmes sur le territoire, du voile intégral (le niqab), ce texte est l'emblème du basculement(43) d'un régime de laïcité-neutralité à un régime où la laïcité recouvre et véhicule, au contraire, des valeurs impératives (La République se vit à visage découvert(44)). C'est le cas aussi dans le droit de la nationalité(45) ou les conditions d'accueil des étrangers(46).

Tous ces exemples sont autant de cas dans lesquels le principe de laïcité permet d'exiger des personnes auxquelles il est opposé non pas la neutralité mais, au contraire, le respect de voire l'adhésion à certaines valeurs. Ces valeurs sont plurielles ; c'est tantôt l'égalité entre les sexes, tantôt les valeurs essentielles de la République, voire la liberté d'entreprendre et de façonner une image de marque de l'entreprise(47) qui constituent les composants normatifs de la laïcité ainsi (ré)investie de contenu substantiel. Associée à un authentique programme axiologique, la laïcité ne peut plus prétendre à la neutralité ; elle s'en détache nettement. Il importe de bien identifier cette évolution du régime français de laïcité, afin d'en prendre la mesure et aussi de rendre possible le débat public et politique sur ce qui apparaît aujourd'hui comme le programme normatif de la laïcité(48).
(38) Cette compréhension d'un principe de laïcité associé à un programme normatif n'est naturellement pas nouvelle dans l'histoire des conceptions philosophiques de la laïcité : de Rousseau (qui prescrit dans Du contrat social la profession de foi civile) à Voltaire (pour qui l'interdiction de cultes par trop dogmatiques ou fanatiques est possible) en passant par la religion civile promue par nombre d'acteurs révolutionnaires (v. V. Zuber, Le culte des droits de l'Homme, Gallimard, 2013) pour arriver aux conceptions néo-républicaines contemporaines (v. par ex., H. Pena-Ruiz, La laïcité, Flammarion, 1998), il existe un vibrant courant laïc pour lequel il importe de mettre le citoyen à l'abri de toute forme d'obscurantisme transcendantal en passant par l'injonction à l'adhésion à des valeurs le plus souvent dites républicaines. Ce ne sont toutefois pas ces conceptions de la laïcité qui ont été traduites en droit, ni par la loi du 9 décembre 1905, ni par l'interprétation qui en a prévalu sur l'essentiel du XXe siècle, ni par la consécration constitutionnelle de la laïcité en 1958.

(1) J. Rivero, « La laïcité », Recueil Dalloz, 1949, n° 33, p. 137 ; aussi, comme en écho, l'affirmation contenue dans le rapport remis en 2003 par la Commission Stasi : « la neutralité de l'État est la première condition de la laïcité » (p. 22).
(2) Même si, naturellement, la France n'est pas le seul pays dans lequel les tensions contemporaines autour du fait religieux sont vives. En Europe, l'Islam occupe une place centrale dans ces tensions (v. sur ce point N. Göle, Musulmans au quotidien. Une enquête européenne sur les controverses autour de l'Islam, La Découverte, 2015).
(3) Cons. const., 21 févr. 2013, n° 2012-297QPC, Traitement des pasteurs des églises consistoriales.
(4) Y. Raison du Cleuziou, « Le pouvoir religieux et l'État en France », in B. Lacroix, Ph. Riutort, A. Cohen, Nouveau manuel de science politique, 2009, p. 272.
(5) Sénat, 2014-2015, Les collectivités territoriales et le financement des lieux de culte, n° 345.
(6) Même si elles peuvent être confrontées à des difficultés liées à l'entretien d'un patrimoine vieillissant.
(7) Il faut rappeler la manière dont Marine Le Pen, en décembre 2010 à Lyon, avait comparé les prières de rue à l'Occupation du territoire par les forces allemandes pendant la seconde guerre mondiale ; poursuivie pour ces propos, elle a été relaxée par un jugement estimant qu'elle n'avait pas outrepassé les bornes de la liberté d'expression (http://www.lemonde.fr/police-justice/article/2015/12/15/marine-le-pen-va-etre-fixee-sur-ses-propos-comparant-prieres-de-rue-et-occupation_4832052_1653578.html ).
(8) V. A. Fornerod, « La séparation financière des Églises et de l'État en France : un faux mythe ? », in V. Pacillo, Le financement public des Églises : regards croisés entre la Suisse et l'Europe, 2014, p. 27.

(9) On compte d'ailleurs pas moins de 50 occurrences du terme « égalité » dans les conclusions prononcées par E. Geffray sur les affaires précitées : Loi de 1905 et aides des collectivités publiques aux cultes », Revue française de droit administratif, 2011, p. 967.
(10) CE, 19 juillet 2011, 5 espèces : Commune de Trélazé, n° 308544 ; Fédération de la libre-pensée et de l'action sociale du Rhône, n° 308817 ; Communauté urbaine du Mans -- Le Mans Métropole, n° 309161 ; Commune de Montpellier, n° 313518 ; Mme V., n° 320796.
(11) CE, 28 juin 2013, 5 espèces : n° 360368, n° 359108, n° 359111, n° 359110, n° 351263.
(12) A. Fornerod, « La séparation financière des Églises et de l'État en France : un faux mythe ? », op. cit.
(13) Ainsi, le permis de construire délivré en 2011 et modifié en 2013 n'a pas empêché le maire de Fréjus, en 2014, de mettre en demeure l'association musulmane El Fath d'interrompre les travaux de construction. Le juge des référés du tribunal administratif ordonnait toutefois la suspension de cette décision municipale.
(14) Par une nouvelle ordonnance du 3 décembre 2015, le Conseil d'État a donc liquidé l'astreinte pour un montant total de 6 500 euros.
(15) CE, réf., 19 janv. 2016, n° 396003. Le préfet a pris un arrêté d'ouverture provisoire le 22 janvier 2016.
(16) Le 26 février 2016, le tribunal correctionnel de Draguignan n'ordonnait pas la démolition de la mosquée, mais condamnait l'association El Fath pour avoir méconnu les règles relatives au permis de construire(http://www.lemonde.fr/religions/article/2016/02/26/la-mosquee-de-frejus-echappe-a-la-demolition_4872371_1653130.html). Mais le parquet a fait appel du jugement.(http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2016/03/05/01016-20160305ARTFIG00059-l-affaire-de-la-mosquee-de-frejus-connait-un-nouveau-rebondissement.php).
(17) CE, 16 oct. 2013, Ministre de la Justice, n° 351115.
(18) CE, 11 juin 2014, M. S., n° 365237.
(19) V. la règle selon laquelle « l'État prend toutes les dispositions utiles pour assurer aux élèves de l'enseignement public la liberté des cultes et de l'instruction religieuse » (article 1er de la loi Debré du 31 décembre 1959), concrétisée dans les dispositions de l'article R. 141-4 du code de l'éducation par des dispositions prévoyant que, dans les établissements publics d'enseignement ne recevant pas d'internes et non encore pourvus d'un service d'aumônerie, les parents d'élèves peuvent faire la demande d'enseignement religieux et la décision est prise par le recteur.
(20) A. Fornerod, dir., Assistance spirituelle dans les services publics, Presses universitaires de Strasbourg, 2012.

(21) CE, 5 juil. 2013, Œuvre d'assistance aux bêtes d'abattoir, n° 361441.
(22) D. Dutrieux, « Cimetières et cultes : la solution des carrés confessionnels illégaux dans les cimetières communaux », Actualité juridique des collectivités territoriales, 2012, p. 298.
(23) Pour ce qui est des écoles publiques, le juge souligne que les cantines scolaires étant des services publics facultatifs, il ne saurait y avoir d'obligation de fournir des menus adaptés ou différenciés (CE, 25 oct. 2002, Mme Renault, n° 251161 ; et A. Kimmel Alcover, « Restauration scolaire et laïcité », Revue de droit sanitaire et social, 2014, p. 196). Reste que, dans les faits, cette question est souvent réglée de manière pragmatique (et depuis plus de trente ans déjà : v. Circulaire du 21 décembre 1982, BOEN, 6 janvier 1983, p. 1 qui invite les autorités scolaires à « prendre en compte les habitudes et coutumes alimentaires familiales » ; v. aussi en ce sens, Défenseur des droits, L'égal accès des enfants à la cantine de l'école primaire, mars 2013).
(24) La Cour européenne des droits de l'homme a en effet clairement établi que le respect de prescriptions alimentaires constituait un aspect de la liberté religieuse et qu'en conséquence, l'impossibilité pour un détenu bouddhiste d'accéder à des repas végétariens devait être lue comme une violation des obligations découlant de la Convention : CEDH, 7 décembre 2010, Jacobski v. Pologne, n° 18429/06. De même, le Contrôleur général des lieux de privation de liberté multiplie les mises en garde et recommandations, insistant sur la manière dont à la privation de la liberté religieuse causée par l'impossibilité d'accommoder les menus en détention s'ajoute un risque de discrimination entre ceux des détenus qui peuvent « cantiner » des produits halal ou casher, par exemple, et ceux qui n'en ont pas les moyens (V. par ex. Rapport Annuel 2013, p. 249 et s.). Mais le juge se refuse pour l'heure à considérer que l'administration soit dans l'obligation de « garantir, en toute circonstance, une alimentation respectant les convictions [religieuses] » et met la liberté religieuse en balance avec « l'objectif d'intérêt général du maintien du bon ordre des établissements pénitentiaires et [les] contraintes matérielles propres à la gestion de ces établissements » (CE, 25 févr. 2015, M. B., n° 375724).
(25) D. Koussens, L'épreuve de la neutralité. La laïcité française entre droits et discours, Bruylant, 2015 ; J. Baubérot, Les 7 laïcités françaises, Ed. EMSH, 2015.
(26) CE, 3 mai 1950, Delle Jamet, n° 28238.
(27) CE, avis, 3 mai 2000, Dlle Marteaux, n° 217017.
(28) Solution récemment étendue aux salariés d'organismes de droit privé dès lors qu'ils sont chargés d'une mission de service public : Cass. soc., 19 mars 2013, CPAM Saint-Denis, n° 12-11.690.
(29) CEDH, 26 nov. 2015, Ebrahimian c. France, n° 64846/11.
(30) L. Grunloh, « Religious Accomodations for Police Officers : A Comparative Analysis of the United States, Canada and the United Kingdom », Indiana International and Comparative Law Review, 2005, vol. 16, n° 1, p. 183.

(31) On se permet de renvoyer ici à : S. Hennette-Vauchez, V. Valentin, L'affaire Baby Loup ou la Nouvelle Laïcité, Lextenso, 2015 ; v. aussi V. Valentin, « Remarques sur les mutations de la laïcité : mythes et dérives de la ''séparation'' », Revue des droits et libertés fondamentaux, 2016, n° 14.
(32) V. le nouvel art. L. 141-5-1 du code de l'éducation : « Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. Le règlement intérieur rappelle que la mise en œuvre d'une procédure disciplinaire est précédée d'un dialogue avec l'élève ». La loi marque bien une rupture par rapport à l'état antérieur du droit : les formules, administratives et contentieuses, qui prévalaient jusque-là ne souffraient en effet aucune ambiguïté et affirmaient que le fait pour les élèves de manifester leur appartenance religieuse à l'école ne contrevenait pas au principe de la laïcité et qu'il en allait, en toute hypothèse, de leur liberté religieuse (CE, avis, 27 nov. 1989, n° 346893 ; CE, 2 nov. 1992, Kherouaa, n° 130394).
(33) Marquée notamment par un jugement établissant la légalité de telles dispositions du règlement intérieur (TA Montreuil, 22 nov. 2011, n° 1012015) mais aussi l'intervention ultérieure du Conseil d'État qui établit, de manière bien plus restrictive, qu'il n'existe pas de fondement juridique à la soumission des parents à une obligation de neutralité religieuse, hormis l'hypothèse de troubles spécifiques à l'ordre public : Conseil d'État, Étude demandée par le Défenseur des droits, 2013.
(34) V. en particulier l'arrêt : CAA Paris, 12 octobre 2015, n°14PA00582, qui valide l'éviction d'une stagiaire GRETA au motif du trouble à l'ordre qui causerait la « présence simultanée », au sein de l'établissement d'enseignement, d'élèves soumis à la loi de 2004 et de jeunes adultes en formation professionnelle qui y échapperaient. Auparavant, voir en sens contraire : TA Paris, 5 novembre 2010, n° 0905232 ; et TA Caen, 5 avril 2013, n° 1200934.
(35) Loi du 11 octobre 2010 ; sur laquelle : O. Roy, D. Koussens, Quand la burqa passe à l'Ouest, Presses universitaires de Rennes, 2013.
(36) E. Lemaire, « La laïcité répressive : l'exemple du traitement de l'affaire Baby Loup au Parlement », in G. Giraudeau, C. Guérin-Bargues, N. Haupais dir., Le fait religieux dans la construction de l'État, Pedone, 2016.
(37) V. bien sûr l'affaire Baby Loup, réglée en dernier ressort par Cass., AP, 25 juin 2014, n° 13-28369. La question est en passe de revenir sur le devant de la scène via la Cour de justice de l'Union européenne qui est saisie de deux questions préjudicielles (une belge, une française) à ce propos. Les conclusions de l'avocate générale Juliane Kokott dans l'affaire belge ont été rendues publiques en juin 2016 ; elle y préconise de considérer qu'une règle générale prohibant l'expression de toute conviction (religieuse, mais aussi au-delà, politique, syndicale...) ne cause pas de discrimination fondées sur la religion. Sur ces conclusions : S. Hennette-Vauchez, C. Wolmark, « Plus vous discriminez, moins vous discriminez », Semaine sociale Lamy, 20 juin 2016, n° 1728.
(39) CE, 5 déc. 2007, n° 295671 ; CE, 10 juin 2009, n° 306833 ; CE, ord. réf., 19 mars 2013, n° 366749.
(40) Car en effet, ce régime de laïcité pèse essentiellement sur les femmes de confession musulmane ; v. O. Bui Xuan, « Regard genré sur les dispositions juridiques relatives à la neutralité religieuse », in REGINE, Ce que le genre fait au droit, Dalloz, 2013, p. 25 ; et S. Hennette-Vauchez, « Genre et religion : le genre de la nouvelle laïcité », in REGINE, La loi & le genre. Études critiques de droit français, éd. du CNRS, 2014, p. 715.
(41) V. le rapport de la Direction générale de l'enseignement scolaire, « Bilan de l'application du principe de laïcité à l'école », in Observatoire de la laïcité, Rapport annuel 2013-2014, p. 79 et l'étude de C. Moreau, « Bilan de l'application de la loi du 15 mars 2004 », ibid. p. 62.

(42) On reprend ici le vocabulaire commun du discours contemporain sur la laïcité comme pilier du pacte républicain ; il y aurait, cependant, beaucoup à dire, à la fois historiquement, théoriquement et politiquement, sur cet usage du terme républicain. On lira avec intérêt : C. Laborde, Français ! Encore un effort pour devenir républicains, Seuil, 2010.
(43) On emploie ce terme par facilité de langage ; on n'entend pas signifier par là que la laïcité ait jamais fonctionné comme authentiquement neutre au plan axiologique ; on entend néanmoins souligner le fait que le principe soit aujourd'hui explicitement associé à des valeurs, et donc éloigné d'un idéal de neutralité.
(44) http://www.textes.justice.gouv.fr/art_pix/aff_a3_visage_20110308.pdf
(45) V. notamment les arrêts : CE, 27 juin 2008, Mme Machbour, n° 286798 (pour des analyses : D. Koussens, « Sous l'affaire de la burqa... quel visage de la laïcité française ? », Sociologie et Sociétés, 2009, vol. 41, n° 2, p. 327) et CE, 27 novembre 2013, n° 365587.
(46) Cf. le contrat d'accueil et d'intégration (article L 311-9 CESEDA). V. aussi A. Hajjat, Les frontières de l'identité nationale, La Découverte, 2012.
(47) C'était en effet ici le cœur de la controverse autour de la crèche Baby Loup, qui se rejoue aujourd'hui dans l'affaire pendante devant la CJUE : CJUE, Samira Achbita Centrum voor gelijkheid van kansen en voor racismebestrijding contre G4S Secure Solutions NV, C-157/15.
(48) Débat à la fois difficile et impérieux, qui mérite qu'on prête attention à la très vaste littérature anthropologique et juridique critique sur la difficulté de formes d'organisation sociale et cognitive occidentales à saisir aujourd'hui la question religieuse, en raison de définitions et conceptions occidentales de la religion et du séculier, du privé et du public, etc. V. Par ex. S. Mahmood, Politiques de la piété, La Découverte, 2009 ; M. Sunder, « Piercing the Veil », Yale Law Journal, 2003, vol. 112, p. 1399 (en français, une version courte : « Garder la foi : réconcilier les droits humains des femmes et la religion », in REGINE (S. Hennette Vauchez, M. Möschel, D. Roman, dir.), Ce que le genre fait au droit, Dalloz, 2013, p. 229.