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Quel regard sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel sur le procès équitable

Patrice SPINOSI - Avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 44 (Le Conseil constitutionnel et le procès équitable) - juin 2014

Lors d’une conférence sur « la France et la Cour européenne des droits de l’homme », au Conseil de l’Europe, Robert Badinter a relevé : « lorsque la France se targue d’être la patrie des droits de l’homme, c’est une figure de style. La France, et c’est déjà beaucoup, est la patrie de la Déclaration des droits de l’homme, mais aller plus loin relève de la cécité historique »(1). L’anecdote est caractéristique. En France, l’affirmation des droits et des libertés s’est toujours faite par l’édiction de pétitions de principe. Cette approche typiquement continentale est évidemment très différente de celle qui préside dans les pays de common law. Ces derniers, dont le droit est essentiellement prétorien, ont toujours su que, pour garantir les libertés des individus, il était nécessaire de leur offrir des garanties processuelles. Le procès, théâtre de résolution des litiges et donc des conflits entre les individus ou l’État, doit être le lieu où doivent s’exprimer les droits de chacun. Il s’agit, pour paraphraser Gaston Jèze de « l’arme la plus efficace, la plus pratique, la plus économique qui existe au monde pour défendre les libertés »(2). C’est bien cette approche particulière et l’influence exercée par le système anglo-américain sur la rédaction de la Convention européenne des droits de l’homme qui ont présidé à l’édiction de l’article 6, texte qui a institué dans notre droit la notion de procès équitable.

Car il faut évidemment analyser la jurisprudence du Conseil constitutionnel relative à cette garantie fondamentale à la lumière des décisions qui ont été rendues sur le même fondement par la juridiction strasbourgeoise. Chacun le sait, ces deux juridictions, gardiennes des droits et libertés, pour l’une, constitutionnels et pour l’autre, issus de la Convention européenne, opèrent un contrôle très différent. La CEDH est saisie in concreto et vérifie pour chaque espèce le respect des exigences qu’elle garantit. Pour sa part, le Conseil constitutionnel ne peut se prononcer qu’in abstracto, fidèle à sa mission de juger la loi elle-même et non son application à un cas particulier. Pour autant, chacun sait la grande attention que le Conseil constitutionnel français porte à la juridiction de la Cour de Strasbourg, même s’il n’y fait jamais directement référence dans ses décisions. Le fameux « dialogue sans paroles »(3) analysé par Olivier Dutheillet de Lamothe, n’a jamais été aussi prolixe. Ainsi que le rappelle son ancien membre,(4) c’est bien la jurisprudence de la Cour européenne qui a poussé le Conseil constitutionnel, sur le fondement de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, à instaurer, en 1989(5), puis à autonomiser, en 2005(6), la notion de procès équitable. Depuis, le Conseil fait un usage régulier de ce principe qui vient le plus souvent en complément d’autres libertés, qu’il s’agisse des droits de la défense ou de l’impartialité et l’indépendance des juridictions pour asseoir ses décisions qui touchent à l’équité de la procédure.

Quel peut être le regard du praticien sur cette évolution jurisprudentielle ? Il est évident que l’instauration de la question prioritaire de constitutionnalité, parce qu’elle ne peut être invoquée qu’à l’occasion d’un procès en cours, est un facteur de développement considérable de la notion de procès équitable constitutionnelle. La réforme offre à tous les justiciables l’occasion de confronter la pratique judiciaire au développement des garanties du procès qui sont dégagées et renforcées par le Conseil constitutionnel. Pour autant le droit constitutionnel au procès équitable a-t-il réussi à s’affranchir de la tutelle de son homologue européen ? Que l’on ne se trompe pas, la jurisprudence constitutionnelle n’est nullement vouée à suivre, sur ce point, l’évolution des décisions européennes. Non seulement, les apports des décisions du Conseil constitutionnel dédiées aux garanties du procès équitable sont réels, mais surtout, les potentialités protectrices entre ses mains d’un tel outil juridique sont considérables. Il ne tient donc qu’à la juridiction constitutionnelle d’explorer enfin, de façon systématique et systématisée, l’ensemble de ces virtualités. Ceci, pour le plus grand profit de l’État de droit, qui implique et requiert une forte protection du procès équitable. Mais aussi, dans l’intérêt même du Conseil constitutionnel qui redeviendrait ainsi maître du destin jurisprudentiel de ce droit.

Pour donner corps à ce dessein, un double mouvement jurisprudentiel s’impose. D’abord que le Conseil constitutionnel fasse œuvre de clarification en se dotant d’un outil conceptuel plus maniable et opératoire : un droit constitutionnel au procès équitable unifié. Ensuite qu’au rôle de relais des exigences européennes s’ajoute celui, bien plus satisfaisant, d’initiateur dynamique, au service d’une protection plus efficace des droits des justiciables.

I – Pour un droit constitutionnel au procès équitable unifié

La jurisprudence du Conseil constitutionnel sur le procès équitable reste marquée par une construction sédimentaire. Du silence ou de l’imprécision des textes constitutionnels, le Conseil a dégagé des droits et des libertés processuels pour consacrer tardivement un droit autonome au procès équitable. Mais son contenu est aujourd’hui difficile à appréhender, faute d’avoir été érigé en un principe cadre, dont découlent des libertés qui historiquement lui préexistent.

A – La consécration prétorienne tardive de la notion du procès équitable par le droit constitutionnel

Le droit au procès équitable ou celui d’une procédure juste et équitable ne résulte d’aucun des textes dont le Conseil constitutionnel assure la garantie. Seul existe un certain nombre de dispositions éparses(7) dont résultent différents droits qui sont garantis au titre du procès équitable tel qu’il est entendu par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme. Il est marquant de relever qu’« Aucun texte à valeur constitutionnelle ne mentionne l’avocat. La Convention européenne des droits de l’homme est à cet égard beaucoup plus explicite »(8). Faute de tout cadre équivalent à l’article 6 de la Convention européenne, la matière du procès équitable en droit constitutionnel s’est développée exclusivement de façon prétorienne « ce qui la rend plus complexe »(9). L’évolution jurisprudentielle en matière de procès équitable du Conseil constitutionnel a donc été l’inverse de celle de la Cour européenne des droits de l’homme. La juridiction de Strasbourg, partant d’une notion prédéterminée, en a déduit un certain nombre de garanties particulières, quand le Conseil constitutionnel a dû étendre les différents droits dont il assurait la garantie jusqu’à consacrer un principe général et autonome de procès équitable.

Sans qu’il s’agisse ici de reprendre l’ensemble de l’évolution jurisprudentielle qui a amené à cette consécration, on peut relever que celle-ci s’est faite par touches successives et sans cohérence apparente. Ont ainsi été développées les garanties attachées aux droits de la défense(10) sur le fondement desquelles a été affirmé le droit à l’assistance d’un avocat tant durant la garde à vue(11) que durant la phase d’enquête(12), lequel impose pour le défenseur le droit d’accès au dossier(13). De même, ont largement été développés les principes d’indépendance des juridictions, de séparation des pouvoirs et d’impartialité qui initialement fondés sur l’article 64 de la Constitution semblent désormais plus généralement assis sur l’article 16 de la Déclaration de 1789(14). Le droit au recours a été consacré comme « une garantie essentielle des droits de la défense »(15) qui a vocation à assurer le plein exercice des « libertés et droits fondamentaux de valeur constitutionnelle reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République »(16) et à être effectif(17). La présomption d’innocence expressément garantie par l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen a permis de consacrer le très européen droit à ne pas s’auto-incriminer(18) et le principe de la publicité des débats a été dégagé de la combinaison des articles 6, 8, 9 et 16 de la Déclaration de 1789(19). Parallèlement, à l’extension des droits qui constituent la notion de procès équitable, le Conseil, a affirmé d’abord sur le fondement du respect des droits de la défense, l’exigence de « l’existence d’une procédure juste et équitable garantissant l’équilibre des droits des parties »(20), puis, en 2003, plus généralement, les « exigences du procès équitable »(21), pour enfin, en 2005, consacrer un principe autonome du « procès équitable garanti par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 »(22).

Cette construction progressive et casuistique de la notion de procès équitable explique le résultat pour le moins impressionniste auquel est parvenu le Conseil constitutionnel. Certes, la panoplie des garanties attachées au socle du procès équitable, tel qu’il est compris par la Cour européenne des droits de l’homme, est aujourd’hui pour l’essentiel consacrée. Pour autant l’utilisation de cette notion en droit constitutionnel est malaisée, tant le statut de ce droit en tant que tel reste relativement flou. Son caractère distinct d’autres principes constitutionnels et en particulier du respect du droit de la défense semble encore sujet à discussion(23). Mais surtout le statut du droit au procès équitable est lui-même incertain.

En tant que principe général, la jurisprudence constitutionnelle semble lui conférer un statut subsidiaire : le Conseil ne s’y réfère formellement que lorsqu’aucun autre principe ou droit plus spécifique n’est invocable(24). Ainsi, dans sa décision n° 2010-10 QPC, le Conseil constitutionnel a ignoré son évocation par le requérant pour ne retenir que le seul principe d’indépendance afin de censurer le dispositif litigieux(25). De plus, dans ses visas, le Conseil place fréquemment le droit à un procès équitable au même rang que d’autres garanties processuelles(26). À lire la jurisprudence du Conseil constitutionnel, on ne peut manquer d’avoir le sentiment que le droit au procès équitable n’a pas la place qu’il mérite et qu’il reste encore lié, sans pouvoir les dépasser, aux droits et libertés constitutionnels dont il est issu alors qu’il aurait vocation à les encadrer. C’est bien la raison pour laquelle il nous semble qu’il serait heureux, dans un effort de systématisation, de cohérence et de simplification, que le Conseil constitutionnel donne au procès équitable la place qui est naturellement la sienne, en érigeant ce principe en une notion cadre.

B – L’affirmation d’un droit au procès équitable englobant les droits processuels constitutionnels

Bien que les droits processuels constitutionnels soient formellement dissociés, dans l’ensemble, ils convergent tous vers une finalité commune. Ils sont tous un prérequis indispensable à l’équité globale du procès. Le Conseil constitutionnel lui-même le laisse entendre à demi-mots en continuant encore aujourd’hui à lier les droits de la défense à l’« existence d’une procédure juste et équitable garantissant l’équilibre des droits des parties »(27). La doctrine elle-même a du mal à percevoir cette fiction juridique selon laquelle le droit constitutionnel au procès équitable serait totalement distinct des différentes garanties auxquelles il est indéfectiblement lié. C’est pourquoi certains proposent de « comprendre le “droit à un procès équitable” comme un terme générique »(28). Nous ne pouvons que nous rallier à une telle avancée.

Faire du droit constitutionnel au procès équitable un cadre dont découlent d’autres garanties processuelles à l’instar de son homologue européen permettrait de lui conférer la place d’élément central, dominant et surtout structurant du dispositif constitutionnel des garanties processuelles. Au moins deux arguments peuvent être avancés pour justifier de cette évolution. D’abord, en clarifiant sa jurisprudence, le Conseil constitutionnel mettrait un terme aux nombreuses incertitudes et aux quelques incohérences qui l’affectent(29). Ensuite et surtout, une telle refondation processuelle autour d’un droit constitutionnel au procès équitable offrirait au Conseil constitutionnel un meilleur outil conceptuel pour articuler sa jurisprudence avec celle forgée par la Cour européenne des droits de l’homme sur le terrain de l’article 6 de la Convention. Soyons clair : il ne s’agit nullement d’inviter le Conseil à un quelconque mimétisme de la jurisprudence européenne, bien au contraire. Mais force est de constater que l’éparpillement conceptuel que l’on a évoqué induit que « la protection constitutionnelle du droit à un procès équitable est, pour l’instant, moins large et moins précise que la protection européenne »(30).

Ériger le droit constitutionnel au procès équitable en principe structurant permettrait a minima de combler la « faiblesse » née du fait que le corpus constitutionnel « ne comporte pas de texte aussi détaillé et précis que l’article 6 » de la Convention(31). Ce faisant, le Conseil, loin de suivre la jurisprudence de la Cour européenne en la matière, se donnerait à l’inverse les moyens de s’en libérer, en anticipant au mieux les évolutions strasbourgeoises, voire en les devançant ou en les influençant. Ainsi, en faisant l’effort de restructurer sa jurisprudence relativement au contre-interrogatoire en matière pénale(32), la Cour suprême du Royaume-Uni a réussi à influencer singulièrement la jurisprudence de la Cour européenne en la matière(33). De même, l’affirmation d’un principe général et constitutionnel du droit au procès équitable nous semble non seulement de nature à offrir une meilleure lecture nationale de la jurisprudence du Conseil constitutionnel en matière de liberté processuelle, mais aussi permettre à celle-ci de concurrencer de façon émulative celle de la Cour de Strasbourg.

Rénover le cadre conceptuel du Conseil constitutionnel au procès équitable n’est qu’un préalable nécessaire au développement de son contenu pour offrir à l’ensemble des justiciables des exigences processuelles plus efficaces et plus protectrices de leurs droits fondamentaux.

II – Pour un développement des exigences constitutionnelles du procès équitable

Depuis sa consécration il y a près de 10 ans, le droit constitutionnel au procès équitable et les garanties qui lui sont attachées n’ont eu de cesse de se développer dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Si la QPC a été l’accélérateur naturel d’une telle montée en puissance de ce nouveau principe, pour autant on peut regretter qu’il n’ait pas encore permis la consécration de certains droits fondamentaux et que le Conseil n’ait pas toujours su aller suffisamment loin dans la protection de certaines garanties.

A – L’essor du procès équitable à l’occasion de la réforme de la QPC

La question prioritaire de constitutionnalité, parce qu’elle est par essence formulée lors d’un litige, a été l’occasion pour le Conseil constitutionnel d’affirmer et de développer largement sa jurisprudence relative au procès équitable et aux garanties qui y sont attachées. Cette réforme ayant été en partie voulue pour instaurer un contrôle des libertés fondamentales en France, permettant ainsi de limiter, voire d’assécher, les recours individuels européens, le Conseil s’est attaché à rendre ses décisions cohérentes avec la jurisprudence de la Cour de Strasbourg. Le justiciable en a été le principal bénéficiaire.

L’exemple des décisions relatives à la garde à vue(34) est, à cet égard, exemplaire du cadre plus souple qu’offre au Conseil constitutionnel la procédure de QPC par rapport à celui du contrôle a priori. A ainsi été utilement mobilisée la notion de changement de circonstances pour permettre au Conseil constitutionnel de statuer de nouveau sur les textes en cause. Il a de cette manière pu devancer la condamnation de la France devant la Cour européenne des droits de l’homme(35), laquelle ne faisait guère de doute depuis qu’avait été rendue la décision Salduz c/ Turquie(36). Ce faisant, le Conseil constitutionnel a précisé sa jurisprudence sur le défaut d’assistance effective d’un avocat et le droit d’un mis en cause à garder le silence. C’était le début d’un large mouvement d’essor des droits garantis pendant la phase d’enquête. Ont été ainsi censurées les dispositions législatives restreignant, en matière de terrorisme, le libre choix de l’avocat par le gardé à vue(37). De même, a été décidé, en vertu des droits de la défense, qu’une personne soupçonnée d’une infraction ne puisse être entendue librement par les enquêteurs sans avoir été informée de la nature et de la date de cette infraction et de son droit de quitter à tout moment les locaux de police ou de gendarmerie(38).

Le renforcement des droits de la défense, cœur du procès équitable en matière pénale, ne saurait faire de doutes. Il en va de même du développement des principes d’indépendance et d’impartialité indissociables de l’exercice des fonctions juridictionnelles. La réforme de la QPC a aussi été l’occasion de passer en revue la conformité de la composition et du fonctionnement de l’ensemble des juridictions françaises et des autorités administratives indépendantes, disposant d’un pouvoir de sanction. La participation d’agents de l’État à une juridiction a ainsi fait l’objet de plusieurs décisions de censure(39) et le droit d’auto-saisine de diverses juridictions a été précisé(40). Tout comme a régulièrement été rappelée l’exigence de la séparation des fonctions de poursuite et de jugement au sein d’une juridiction habilitée à prononcer des peines,(41) au sein des juridictions ordinales(42) ou des autorités administratives indépendantes(43). À ces titres encore, le droit au procès équitable a été manifestement raffermi et développé à l’occasion de l’examen de QPC. Le droit à l’accès à la justice et la notion d’équilibre des droits des parties ont enfin connu le même mouvement ascensionnel. On citera par exemple : la censure du déséquilibre entre les parties au procès pénal dans l’accès au recours en cassation(44) ou celle de l’exclusion du droit de la personne mise en examen de former appel d’une ordonnance du juge d’instruction ou du juge des libertés et de la détention faisant grief à ses droits(45).

Les exemples sont nombreux. Durant ces quatre dernières années, il apparaît clairement que le Conseil constitutionnel a entendu conforter le socle des droits processuels fondamentaux reconnus à tout justiciable lui permettant de faire effectivement valoir les droits substantiels qui lui sont reconnus. Et ce d’autant plus que la notion de procès équitable en droit constitutionnel bénéficie d’un champ d’application beaucoup plus large que son homologue européen qui continue à exclure certains contentieux comme les procédures liées au droit des étrangers(46) ou celles relatives à l’application des peines(47). Or, ces limites ne s’imposent nullement au Conseil constitutionnel qui a d’ores et déjà étendu le champ d’application du procès équitable (du moins, du droit au recours et de la séparation des pouvoirs) à des « mesures de police purement administratives » ne ressortant ni du domaine civil ni du domaine pénal de l’article 6 de la Convention européenne(48).

L’application du droit au procès équitable constitutionnel à des contentieux qui restent exclus du champ du procès équitable conventionnel est donc pleine de promesses. Pour autant, ces espoirs légitimes doivent être aussi appréciés au regard des lacunes encore persistantes de la jurisprudence constitutionnelle.

B – Les limites du droit constitutionnel au procès équitable

Si le domaine d’application de la notion de procès équitable est plus large en droit constitutionnel qu’en droit conventionnel, à l’inverse, certaines garanties qui sont consacrées par la jurisprudence de la Cour européenne ne l’ont toujours pas été par le Conseil constitutionnel. Ainsi, le droit à être jugé dans un délai raisonnable n’a jamais fait l’objet, ne serait-ce que partiellement, d’une quelconque consécration constitutionnelle. C’est d’autant plus dommage que l’occasion s’est présentée au Conseil, sans qu’il s’en saisisse, lors de l’examen de la loi relative au recrutement des magistrats afin de permettre le respect du délai raisonnable de la procédure par les juridictions judiciaires(49) ou de la loi organique prise pour instituer la question prioritaire de constitutionnalité(50). De même, le droit à l’aide juridictionnelle qui fait partie de la batterie des garanties du procès équitable européen n’a jamais été consacré par le Conseil constitutionnel. Là encore, on peut regretter que lors de l’examen de la loi relative à l’instauration d’une contribution pour l’aide juridique, le Conseil se soit borné à juger que de telles contributions ne portaient pas « une atteinte disproportionnée au droit d’exercer un recours effectif devant une juridiction ou aux droits de la défense »(51), sans jamais profiter de cette occasion pour affirmer explicitement l’existence d’un droit constitutionnel à cette aide.

Mais l’absence de reconnaissance de certaines garanties spécifiques n’est pas la seule limite que l’on peut relever à la jurisprudence du Conseil constitutionnel en matière de procès équitable. Si, comme on l’a vu, le Conseil constitutionnel a manifestement intensifié la protection des garanties qui y sont attachées, pour autant on doit regretter qu’il n’ait pas placé plus souvent le curseur un cran plus loin. Ainsi à diverses reprises le Conseil constitutionnel nous semble être resté au milieu du gué. S’agissant du droit à la publicité des débats, si celui-ci a été clairement reconnu par le Conseil constitutionnel pour autant il a été réservé aux seules « affaire[s] pénale_[s] pouvant conduire à une privation de liberté, [ ] sauf circonstances particulières nécessitant le huis clos_ »(52). En d’autres termes, le principe de publicité est d’une portée fort réduite quand la protection conventionnelle du même droit est bien plus vaste, notamment en ce qu’elle ne se limite aucunement à la matière pénale mais vise également la matière civile(53).

De même, comment ne pas regretter que dans sa décision du 6 novembre 2011, le Conseil ait admis que l’absence d’accès à l’entier dossier ne heurtait pas les exigences constitutionnelles(54). Cette solution s’accorde certes avec l’interprétation de la Chambre criminelle de la Cour de cassation(55) mais elle risque de se heurter de plein fouet aux exigences européennes, qu’elles soient de nature conventionnelle ou procèdent du droit de l’Union européenne. Ainsi, les juges de la Cour européenne des droits de l’homme réaffirment constamment que le fait pour un avocat de ne pas être autorisé à examiner pleinement le dossier d’enquête affecte sérieusement l’exercice de sa mission de conseil auprès de son client placé en garde à vue(56). Ensuite, et en second lieu, le droit dérivé de l’Union européenne ne manquera pas d’offrir de nouvelles perspectives en ce sens, en particulier la directive 2012/13/UE du 22 mai 2012, qui doit être transposée par les États membres avant le 2 juin 2014(57). En effet, ce texte prévoit que les suspects et personnes poursuivies, ou leurs avocats, doivent avoir au minimum accès à toutes les preuves matérielles à charge ou à décharge afin de garantir le caractère équitable de la procédure et de préparer leur défense. Dans ces conditions, le Conseil constitutionnel aurait été bien avisé d’anticiper l’inéluctable sanction européenne et, à l’instar de ce qu’il a fait pour le droit à l’assistance d’un avocat en garde à vue, qu’il décide d’accroître l’intensité du droit constitutionnel au procès équitable en consacrant un véritable droit d’accès au dossier.

Enfin, comment ne pas évoquer l’éternelle pomme de discorde entre Conseil constitutionnel et Cour européenne des droits de l’homme s’agissant du statut du parquet et de la reconnaissance de sa qualité « d’autorité judiciaire ». On sait que le Conseil constitutionnel associe toujours sous le même label de l’article 66 de la Constitution, les magistrats du siège et ceux du ministère public(58). Une telle position est susceptible de heurter la lecture européenne, la Cour ayant jugé à plusieurs reprises que les membres du Ministère public français ne disposent pas de « garanties d’indépendance à l’égard de l’exécutif et des parties » suffisantes(59). Certes, les sanctions européennes ont toutes été prononcées à ce jour sous le prisme du droit à la liberté et à la sûreté. Toutefois, il n’est aucunement exclu que dans un avenir proche, cette jurisprudence puisse se déployer sur le terrain du droit au procès équitable. Pour preuve, la Cour européenne a déjà eu l’occasion de tenir compte du statut de « magistrat indépendant » afin d’apprécier le respect du principe du contradictoire(60). Ainsi, le Conseil constitutionnel pourrait évaluer chaque disposition législative portée à sa connaissance en ayant pleinement conscience des contraintes de conventionnalité, plus aisément saisissables dans le cadre globalisant du droit constitutionnel au procès équitable. Telle semble bien la démarche que commence à mettre en œuvre la Cour de cassation qui tend à intégrer plus volontiers la position européenne dans sa propre jurisprudence(61), jusqu’à lui faire produire des conséquences retentissantes qui vont parfois au-delà des seules exigences conventionnelles. Cela a été le cas, récemment, s’agissant des dispositifs de géolocalisation(62).

En conclusion, si le Conseil entend lui donner la place qu’il mérite, le droit constitutionnel au procès équitable serait un outil juridique de grand avenir qui pourrait servir de fondement au développement de sa jurisprudence relative aux garanties processuelles et lui permettre de concurrencer utilement et positivement, malgré les limites inhérentes à son contrôle, la Cour européenne des droits de l’homme. En donnant la pleine mesure au droit au procès équitable, le Conseil constitutionnel s’érigera définitivement en tant que premier juge des droits fondamentaux en France, rôle qui est naturellement le sien depuis l’instauration de la question prioritaire de constitutionnalité.

(1) Robert Badinter, « La France et la Cour européenne des droits de l’homme », conférence du 16 mars 2011 au Conseil de l’Europe (http://coenews.coe.int/vod/20110316_02_w.wmv).

(2) Gaston Jèze, « Rapport à l’Institut international de droit public », Annuaire de l’Institut, 1929, p. 129 (à propos du recours pour excès de pouvoir), cité par Olivier Gohin, « Les principes directeurs du procès administratif en droit français » in Revue de droit public.

(3) Olivier Dutheillet de Lamothe, « L’influence de la Cour européenne des droits de l’homme sur le Conseil constitutionnel », Intervention du 13 février 2009 au Conseil constitutionnel.

(4) « En jugeant que le principe du respect des droits de la défense, qui résulte de l’article 16 de la Déclaration de 1789, implique, notamment en matière pénale, l’existence d’une procédure juste et équitable garantissant l’équilibre des droits des parties, le Conseil constitutionnel s’est clairement inspiré de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative au droit à un procès équitable et à la nécessaire égalité des armes entre les parties qui en découle », précité.

(5) Cons. const., déc. n° 89-260 DC du 28 juillet 1989.

(6) Cons. const., déc. n° 2004-510 DC du 20 janvier 2005.

(7) Art. 2, 6, 7, 8, 9 DDHC, art. 64 et 66 de la Constitution, plusieurs « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ».

(8) Jacques Le Calvez et Emmanuel Breen, « Droit constitutionnel répressif », in JurisClasseur Administratif, Fasc. 1458, à jour de novembre 2013, § 169.

(9) Jean Barthélemy et Louis Boré, « Constitution et procès équitable » in Constitutions, n° 1, 2010, pp. 67 et s.

(10) Cons. const., déc. n° 86-224 DC du 23 janvier 1987.

(11) Cons. const., déc. n° 80-127 DC du 20 janvier 1981.

(12) Cons. const., déc. nos 93-326 DC du 11 août 1993 et 93-334 DC du 20 janvier 1994.Cf. également Cons. const., déc. n° 2004-492 DC du 2 mars 2004.

(13) Cons. const., déc. n° 88-248 DC du 17 janvier 1989.

(14) Cons. const., déc. n° 2003-466 du 20 février 2003.

(15) Cons. const., déc. n° 87-224 DC du 23 janvier 1987.

(16) Cons. const., déc. n° 93-325 DC du 13 août 1993.

(17) Cons. const., déc. n° 99-422 DC du 21 décembre 1999.

(18) Cons. const., déc. n° 2004-492 DC du 2 mars 2004.

(19) Cons. const., déc. n° 2004-492 DC du 2 mars 2004.

(20) Cons. const., déc. n° 89-260 DC du 28 juillet 1989.

(21) Cons. const., déc. n° 2003-467 DC du 13 mars 2003.

(22) Cons. const., déc. n° 2004-510 DC du 20 janvier 2005.

(23) Louis Favoreu et Loïc Philip « Les grands arrêts du Conseil constitutionnel » qui relèvent « les garanties dérivées de ce principe et celles liées au procès équitable “se recoupent” fut-ce partiellement ».

(24) Damien Fallon, « Précisions sur le droit constitutionnel au procès équitable », in Revue française de droit constitutionnel, n° 86, 2011/2, p. 276. lequel considère « _le droit constitutionnel au procès équitable ne joue classiquement qu’en l’absence de dispositions spéciale_s ».

(25) Cons. const., déc. n° 2010-10 QPC du 2 juillet 2010.

(26) « Aux termes de l’article 16 de la Déclaration de 1789 : “Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution” ; que sont garantis par cette disposition le droit des personnes intéressées à exercer un recours juridictionnel effectif, le droit à un procès équitable, ainsi que les droits de la défense lorsqu’est en cause une sanction ayant le caractère d’une punition » (Cons. const., déc. n° 2006-540 du 27 juillet 2006, cons. 11).

(27) Cons. const., déc. n° 2011-2013 QPC du 27 janvier 2013, cons. 3.

(28) Jacques Le Calvez et Emmanuel Breen, « Droit constitutionnel répressif », in JurisClasseur Administratif, Fasc. 1458, à jour de novembre 2013, § 124.

(29) En ce sens et sur le gain d’« intelligibilité des normes constitutionnelles » que susciterait une telle évolution, lire aussi Damien Fallon, précité, p. 280.

(30) Jean Barthélemy et Louis Boré, « Constitution et procès équitable », in Constitutions, n° 1, 2010, pp. 67 et s.

(31) Ibid.

(32) Cour suprême du Royaume-Uni, 9 décembre 2009, R. v. Horncastle and others, [2009] UKSC 14.

(33) V. ainsi Cour EDH, G.C. 15 décembre 2011, Al-Khawaja et Tahery c. Royaume-Uni, Req. nos 26766/05 et 22228/06.

(34) Cons. const., déc. n° 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010 ; cf. également Cass., crim., 19 octobre 2010, n° 10-82902.

(35) Cour EDH, 5e Sect., 14 octobre 2010, Brusco c. France, Req. n° 1466/07.

(36) V. Cour EDH, G.C., 27 novembre 2008, Salduz c. Turquie, Req. n° 36391/02 ; Cour EDH, 5e Sect., 14 octobre 2010, Brusco c. France, Req. n° 1466/07.

(37) Cons. const., déc. n° 2011-223 QPC du 17 février 2012.

(38) Cons. const., déc. n° 2011-191/194/195/196/197 QPC du 18 novembre 2011. Cf. également Cons. const., déc. n° 2012-257 QPC du 18 juin 2012.

(39) Cons. const., déc. n° 2010-10 QPC du 2 juillet 2010 ; Cons. const., déc. n° 2012-250 QPC du 8 juin 2012 ; cf. également Cons. const., déc. n° 2010-110 QPC du 25 mars 2011.

(40) Cons. const., déc. nos 2013-368 QPC du 7 mars 2014 et 2013-352 QPC du 15 novembre 2013. Cf. pour le pouvoir d’auto-saisine des autorités administratives indépendantes : Cons. const., déc. n° 2012-280 QPC du 12 octobre 2012.

(41) Cons. const., déc. n° 2011-147 QPC du 8 juillet 2011.

(42) Cons. const., déc. n° 2011-199 QPC du 25 novembre 2011.

(43) Cons. const., déc. n° 2011-200 QPC du 2 décembre 2011.

(44) Cons. const., déc. n° 2011-112 QPC du 1er avril 2011.

(45) Cons. const., déc. n° 2011-153 QPC du 13 juillet 2011.

(46) Cour EDH, G.C. 5 octobre 2000, Maaoui c. France, Req. n° 39652/98.

(47) Cour EDH, G.C. 3 avril 2012_,_Boulois c. Luxembourg, Req. n° 37575/04.

(48) Cons. const., déc. n° 2005-532 DC du 19 janvier 2006.

(49) Cons. const, déc. n° 2001-445 DC du 19 juin 2001.

(50) Cons. const. déc n° 2009-595 DC du 3 déc. 2009.

(51) Cons. const. déc. n° 2012-231/234 QPC du 13 avril 2012.

(52) Cons. const., déc. n° 2004-492 DC, cons. 117 et 118.

(53) Seules des circonstances exceptionnelles peuvent justifier de se dispenser d’une audience publique : Cour EDH, G.C. 11 juillet 2002, Göç c. Turquie, Req. n° 36590/97, § 47.

(54) Cons. const., 18 novembre 2011, Mme Élise A. et autres [Garde à vue II], Décision n° 2011-191/194/195/196/197 QPC, considérant n° 29 : « Compte tenu des délais dans lesquels la garde à vue est encadrée, les dispositions de l’article 63-4-1 qui limitent l’accès de l’avocat aux seules pièces relatives à la procédure de garde à vue et aux auditions antérieures de la personne gardée à vue assurent, entre le respect des droits de la défense et l’objectif de valeur constitutionnelle de recherche des auteurs d’infractions, une conciliation qui n’est pas déséquilibrée ».

(55) Crim., 6 novembre 2013, n° 12-87130 ; v. aussi Crim., 11 juillet 2012, n° 12-82136 et Crim., 19 septembre 2012, n° 11-88111.

(56) Cour EDH, Comité 2e Sect., 20 septembre 2011, Sapan c. Turquie, n° 17252/09, § 21 (« What is, however, clear to the Court is that the applicant’s lawyer had not been allowed to examine the investigation file at that point (see paragraph 8 above), which would seriously hamper her ability to provide any sort of meaningful legal advice to the applicant. »). Sur le terrain de l’article 5, v. aussi Cour EDH, 1re Sect., 20 février 2014, Ovsjannikov c. Estonie, Req. n° 1346/12, § 77 ; Cour EDH, 3e Sect., 26 novembre 2013, Emilian-George c. Roumanie, Req. n° 21249/05, § 33.

(57) Directive 2012/13/UE du 22 mai 2012 relative au droit à l’information dans le cadre des procédures pénales.

(58) Par exemple, au sujet de la garde-à-vue, Cons. const., Déc. n° 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010, cons. 26 : « L’autorité judiciaire comprend à la fois les magistrats du siège et du parquet » ; Cons. const., Déc. n° 2011-125 QPC du 6 mai 2011, Cons. 8.

(59) Cour EDH, 5e Sect., 23 novembre 2010, Moulin c. France, Req. n° 37104/06, § 58-59 ; v. aussi plus récemment Cour EDH, 5e Sect., 27 juin 2013, Vassis et autres c. France, Req. n° 62736/09, § 58.

(60) Cour EDH, G.C., 11 juillet 2002, Göç c. Turquie, Req. n° 36590/97, § 56 ; Cour EDH, G.C. 20 février 1996, Vermeulen c. Belgique, Req. n° 19075/91, § 33.

(61) Cass. crim., 15 décembre 2010, n° 10-83674 ; Crim., 22 octobre 2013, n° 13-81945 et n° 13-81949.

(62) Crim., 22 octobre 2013, n° 13-81945 et n° 13-81949.