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Conseil constitutionnel et jurisprudence de la CEDH

Hélène SURREL - Professeur, Sciences Po Lyon, IDEDH, EA 3976

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 44 - juin 2014

I – Le principe d’égalité

Confronté pour la première fois, dans l’affaire Mme Jalila K. (déc. n° 2013-360 QPC, 9 janvier 2014), à une discrimination directe fondée sur le sexe, le Conseil procède à un contrôle au regard à la fois de l’article 6 de la Déclaration et du troisième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, dont la rigueur tient à la nature du motif de distinction en cause et à l’absence de finalité légitime de la différence de traitement litigieuse. Pareil contrôle fait indubitablement écho à l’intensité de celui effectué par la Cour européenne des droits de l’homme, pour laquelle une différence de traitement fondée sur le sexe fait partie de celles que seules des « raisons très fortes » peuvent légitimer, les États disposant alors d’une marge d’appréciation particulièrement étroite(1). Fortement valorisé, le principe de l’égalité des sexes est, en effet, un principe de la société démocratique au sens de la Convention(2), autrement dit une composante de l’ordre public européen des droits de l’homme(3).

Étaient en cause, en l’espèce, les règles applicables à la perte de la nationalité française du Français majeur qui acquiert volontairement une nationalité étrangère (art. 87 du code de la nationalité). L’article 9 de l’ordonnance du 19 octobre 1945 portant code de la nationalité française – dans sa rédaction résultant de la loi n° 54-395 du 9 avril 1954 – prévoyait, en effet, que la perte de la nationalité s’opérait de plein droit pour les femmes tandis qu’elle était subordonnée, pour les hommes, à une demande de leur part. Par ces dispositions, le législateur avait voulu éviter les doubles nationalités et également empêcher que l’acquisition d’une nationalité étrangère puisse constituer un moyen d’échapper à la conscription, raison pour laquelle la perte de la nationalité était subordonnée à une autorisation gouvernementale pour la période durant laquelle un Français de sexe masculin était encore soumis aux obligations du service militaire(4). Il s’agissait aussi de « permettre à tous les Français du sexe masculin ayant acquis une nationalité étrangère pour exercer une activité économique, sociale ou culturelle à l’étranger de conserver la nationalité française » (cons. 7). Or, en réservant ainsi aux hommes, « quelle que soit leur situation au regard des obligations militaires », le droit de choisir de conserver la nationalité française, les dispositions litigieuses instituent une différence de traitement fondée sur le sexe « sans rapport avec l’objectif poursuivi et qui ne peut être regardée comme justifiée » (cons. 8). Jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi n° 73-42 du 9 janvier 1973 – et hormis le cas de l’acquisition de la nationalité de leur mari (art. 94 du code) –, les femmes étaient ainsi défavorisées alors qu’elles se trouvaient dans une situation analogue à celle des hommes.

II – Les droits procéduraux

Alors même que la Convention européenne des droits de l’homme ne fait pas partie du bloc de constitutionnalité(5), pour autant, le Conseil innove en mettant l’accent sur la compatibilité de sa jurisprudence avec celle de la Cour. Dans la rubrique « À la une » du mois de mars 2014, intitulée « Le contrôle des validations législatives »(6), il évoque ainsi l’achèvement de l’évolution de sa jurisprudence avec sa décision n° 2013-366 QPC du 14 février 2014, SELARL PJA, ès qualités de liquidateur de la société Maflow France, soulignant que « (d)ésormais, les exigences constitutionnelles et conventionnelles se rejoignent entièrement » et que cette « identité des contrôles est porteuse de sécurité juridique ». En effet, à la référence habituelle à « un intérêt général suffisant » succède le fait que l’atteinte aux droits des personnes résultant de la loi de validation doit être justifiée par un « motif impérieux d’intérêt général » (cons. 3), selon la formule de la Cour de Strasbourg(7).

En l’espèce, était en cause l’article 50 de la loi de finances rectificative pour 2012, du 29 décembre 2012, qui validait rétroactivement les délibérations de syndicats mixtes, antérieures au 1er janvier 2008, instituant le « versement transport » – imposition finançant les transports en commun –, la Cour de cassation ayant conclu à l’incompétence de ces syndicats pour en ordonner le versement avant la loi de finances pour 2008 du 24 décembre 2007, qui était dépourvue d’effet rétroactif(8).

Considérant, comme la Cour européenne, qu’un motif financier n’est pas suffisant pour justifier une loi de validation(9), le Conseil estime ici que le législateur visait avant tout à remédier à la malfaçon de la loi(10). Il s’agissait, en effet, de « mettre un terme à des années de contentieux relatives aux délibérations des syndicats mixtes instituant le “versement transport” » et d’« éviter une multiplication des réclamations fondées sur la malfaçon législative révélée par les arrêts précités de la Cour de cassation et tendant au remboursement d’impositions déjà versées et mettre fin au désordre qui s’en est suivi dans la gestion des organismes en cause » (cons. 6). En outre, les dispositions litigieuses tendaient « aussi à prévenir les conséquences financières qui auraient résulté de tels remboursements pour certains des syndicats mixtes en cause et notamment ceux qui n’avaient pas adopté une nouvelle délibération pour confirmer l’institution du “versement transport” après l’entrée en vigueur de la loi du 24 décembre 2007 ». Dans ces conditions, l’article 16 de la Déclaration n’est pas méconnu, à condition, toutefois, que le principe de la légalité des délits et des peines soit pleinement respecté, ce qui implique que les sanctions susceptibles d’être infligées aux contribuables qui ne se seraient pas acquittés de l’imposition en cause ne soient pas applicables (art. L. 2333-69 du CGCT ; cons. 8).

À nouveau confronté à la question de la constitutionnalité d’un mécanisme d’auto-saisine d’un tribunal au regard de l’article 16, dans les décisions Société Nouvelle d’exploitation Sthrau hôtel (déc. n° 2013-368 QPC, 7 mars 2014) et M. Marc V. (déc. n° 2013-372 QPC, 7 mars 2014), le Conseil retient une conception de l’impartialité objective en harmonie avec celle de la jurisprudence européenne. Dans le droit fil de ses décisions n° 2012-286 QPC du 7 décembre 2012, Société Pyrénées services et a. et n° 2013-352 QPC du 15 novembre 2013, Société Mara Télécom et a.(11), font ici défaut des « garanties légales » permettant d’éviter un risque de pré-jugement résultant du cumul des fonctions de saisine puis de jugement (cons. 7. et cons. 10). Était en cause, en l’espèce, la faculté du tribunal de commerce de se saisir d’office aux fins de l’ouverture de la procédure de liquidation judiciaire (art. L. 640-5, 1er alinéa, du code de commerce ; déc. n° 2013-368 QPC) ou pour prononcer la résolution du plan de sauvegarde ou de redressement judiciaire (art. L. 626-27, § 2, seconde phrase ; déc. n° 2013-372 QPC).

S’agissant par ailleurs du mouvement de procéduralisation des droits, on sait que le juge européen a affirmé l’existence d’une exigence procédurale inhérente au droit au respect des biens. Ainsi, vérifie-t-il, en cas d’atteinte à ce droit, s’il y a des garanties procédurales adéquates, comme dans l’arrêt Agosi c. Royaume-Uni du 24 octobre 1986, relatif à la saisie et à la confiscation de pièces d’or par des douaniers, dans lequel il examine si les procédures en cause avaient permis « d’avoir raisonnablement égard au degré de faute ou de prudence d’AGOSI, ou, pour le moins, au rapport entre la conduite de celle-ci et l’infraction qui avait sans nul doute eu lieu » et « offraient à la requérante une occasion adéquate d’exposer sa cause aux autorités compétentes » (§ 55)(12).

En ce domaine, la démarche du Conseil, dans l’affaire M. Bertrand L. et a. (déc. n° 2014-375 et a. QPC du 21 mars 2014), est pleinement convergente avec celle de la Cour puisqu’il juge contraire à l’article 16 de la Déclaration de 1789, la procédure de saisie conservatoire de navires en situation de pêche maritime irrégulière, prévue par les articles L. 943-4 et L. 943-5 du code rural et de la pêche maritime, en ce qu’elle « prive de garanties légales la protection constitutionnelle de la liberté d’entreprendre et du droit de propriété » (cons. 14).

Était en cause, en l’espèce, la procédure régissant les saisies conservatoires de navires en situation de pêche maritime irrégulière. Alors qu’elle est d’une durée indéterminée et concerne un outil de travail, la saisie est confirmée par le juge des libertés et de la détention, « au terme d’une procédure qui n’est pas contradictoire, par une décision qui n’est pas susceptible de recours » (cons. 12). Pendant la durée de l’enquête, le propriétaire concerné « ne dispose d’aucune voie de droit lui permettant de contester la légalité ou le bien-fondé de la mesure ainsi que le montant du cautionnement » déterminé par le juge des libertés et de la détention, et « ne peut davantage demander la mainlevée de la saisie ou du cautionnement » (cons. 12). En l’absence de poursuites, seul le procureur de la République est habilité à saisir le juge compétent pour statuer sur le sort du bien en cause. En outre, le seul fait pour le propriétaire intéressé de ne pas s’être acquitté du montant du cautionnement permet au tribunal d’ordonner la confiscation du navire lorsqu’il statue au fond (art. L. 943-5), « aucune disposition ne réserv(ant) par ailleurs les droits des propriétaires de bonne foi » (cons. 13)(13).

Enfin, rejoignant la conception de la Cour européenne selon laquelle « la qualité de la loi doit être compatible avec la prééminence du droit »(14), le Conseil affirme, dans la décision M. Joël M. (déc. n° 2014-385 QPC, 28 mars 2014, à propos de la sanction disciplinaire d’interdiction temporaire d’exercer, applicable aux notaires, huissiers de justice et commissaires-priseurs judiciaires, relevant de la « matière civile » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention(15)), que « le principe de la légalité des délits et des peines impose au législateur de fixer les sanctions disciplinaires en des termes suffisamment clairs et précis pour exclure l’arbitraire » (cons. 6).

III – Les droits substantiels

Appelé notamment à se prononcer, dans la décision Coopérative GIPHAR-SOGIPHAR et a. (décision n° 2013-364 QPC du 31 janvier 2014), sur les restrictions à la publicité faite en faveur des officines de pharmacie au regard du droit à la liberté de communication des pensées et des opinions, le Conseil adopte, en se plaçant sur le terrain de l’incompétence négative du législateur, une approche convergente avec celle du juge européen, en concluant à l’absence de violation de la Constitution. Outre que l’article 10, § 2, de la Convention autorise des restrictions à la liberté d’expression motivées par la protection de la santé publique ou des droits et libertés d’autrui, ce dernier a, en effet, procédé à une certaine hiérarchisation des discours dans le cadre de laquelle le niveau de protection du « discours commercial »(16) est moindre que celui accordé à d’autres discours fortement valorisés, comme celui de nature politique. Ce faisant, il concède aux États une importante marge d’appréciation, admettant la compatibilité de l’interdiction de la publicité pour certaines professions(17) et, a fortiori, l’existence de restrictions à la liberté d’expression commerciale. Était en cause, en l’espèce, le fait que l’article L. 5125-32, 5 ° du code de la santé publique prévoit que les « conditions dans lesquelles peut être faite la publicité en faveur des officines de pharmacie » sont fixées par décret en Conseil d’État.

In fine, la décision M. Marc S. (décision n° 2013-370 QPC, 28 février 2014) permet de relever la convergence de l’appréhension de la notion de « bien » par les juridictions constitutionnelle et européenne, à propos des œuvres de l’esprit protégées par les droits d’auteur(18), en l’espèce, l’exploitation numérique des « livres indisponibles » du xxe siècle. Semblable remarque peut aussi être formulée s’agissant de l’examen de l’atteinte au droit de propriété à raison de la suspension temporaire du droit de vote des actionnaires dans les sociétés cotées (décision n° 2013-369 QPC, Société Madag, 28 février 2014). La Cour de Strasbourg souligne, en effet, qu’une action de société « certifie que son détenteur possède une part du capital social et les droits correspondants ». Ainsi, le détenteur d’actions d’une société est, en effet, non pas seulement titulaire « d’une créance indirecte sur les actifs sociaux, mais d’autres droits également, particulièrement des droits de vote et le droit d’influer sur la société, peuvent accompagner l’action »(19).

(1) Sur la hiérarchisation des motifs de distinction, v. Cour EDH, Gr. Ch., 4 octobre 2012, Chabauty c. France, § 50, note H. Surrel, JCP G, n° 50, n° 1351.

(2) Cour EDH, Gr. Ch., 13 février 2003, Refah Partisi et a. c. Turquie, F. Sudre et a., GACEDH, n° 57, PUF, 2011.

(3) Cour EDH, Gr. Ch., 22 mars 2012, Konstantin Markin c. Russie, refus d’octroyer un congé parental à un militaire, §§ 89-90 et § 150. Dans le même sens, 7 janvier 2014, Cuzan et Fazzo c. Italie, obs. H. Surrel, JCP G, n° 4, n° 108.

(4) « Jusqu’à une date qui sera fixée par décret, l’acquisition d’une nationalité étrangère par un Français du sexe masculin ne lui fait perdre la nationalité qu’avec l’autorisation du Gouvernement français.Cette autorisation est de droit lorsque le demandeur a acquis une nationalité étrangère après l’âge de cinquante ans ».

(5) Déc. 74-54 DC, 15 janvier 1975, Loi relative à l’interruption volontaire de grossesse, cons. 7.

(6) Site internet Cons. const., 7 mars 2014. V. aussi Commentaire site internet Cons. const., pp. 12-13.

(7) Parmi d’autres, 28 octobre 1999, Zielinski et Pradal et Gonzalez et a. c. France, § 57.

(8) 2e Civ., 20 septembre 2012, Société MRCI-MRB, n° 12-20264.

(9) Cour EDH, Zielinski et a., préc., § 59 et, parmi d’autres, déc. n° 2012-287 QPC, 15 janvier 2013, SFR, cette chron., n° 40, juin 2013, p. 227.

(10) Les juridictions du fond avaient, en l’espèce, adopté des positions différentes, la Cour d’appel d’Orléans ayant jugé la loi de validation compatible avec la Convention (18 septembre 2013, n° 12-03075) tandis que la Cour d’appel de Versailles avait conclu à l’absence de « nécessité impérieuse d’intérêt général » (21 novembre 2013, n° 11-02467).

(11) V. cette chron., n° 43, avril 2014, p. 211.

(12) V. aussi 21 mai 2002, Jokela c. Finlande, § 45 et § 55 ou 19 septembre 2006, Maupas et a. c. France, à propos de procédures d’expropriation.

(13) V., à propos de l’absence de recours effectif d’une propriétaire de bonne foi, Cour EDH, 23 juillet 2009, Société Bowler International Unit c. France, confiscation de marchandises ayant servi à masquer une fraude par l’Administration des douanes, §§ 44-47.

(14) 25 juin 1997, Halford c. Royaume-Uni, § 49.

(15) 23 juin 1981, Le Compte, Van Leuven et De Meyere c. Belgique, GACEDH, op. cit., n° 21.

(16) 20 novembre 1989, Mark Intern Verlag GmbH et Klauss Beerman c. Allemagne, § 26. Insistant sur le caractère « indispensable » de la marge nationale d’appréciation en ce domaine, la Cour estime que « lorsque le discours commercial est en jeu, les normes d’examen peuvent être moins strictes » (5 novembre 2002, Demuth c. Suisse, § 42).

(17) 28 mars 1994, Casado Coca c. Espagne, interdiction de la publicité professionnelle pour les avocats.

(18) Gr. Ch., 11 janvier 2007, Anheuser-Busch Inc c. Portugal : « l’article 1 du Protocole 1 s’applique à la propriété intellectuelle en tant que telle » (§ 72) ; v. aussi 29 janvier 2008, Balan c. Moldavie, droits d’auteur sur une photographie.

(19) 25 juillet 2002, Sovtransavto Holding c. Ukraine, § 92, baisse importante de la part de capital de la requérante entraînant « des changements dans ses pouvoirs de titulaire d’actions, à savoir dans sa capacité à gérer la société et à en contrôler les biens ».