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La Cour constitutionnelle de Croatie

Michel AMELLER et Noëlle LENOIR - Membres du Conseil constitutionnel

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 4 (Dossier : Croatie) - avril 1998

Summary (English) : The Constitutional Court of Croatia
Coming at the constitutional court of Croatia's invitation, some of the members of the constitutional council of France could met their Croatian homologues.

It appears that the jurisdiction of the constitutional court of Croatia is particularly wide. It consists in constitutional review of law and decrees, resolving electoral legal matters, but also constitutional review of political parties activities, etc.

Moreover, the study of the constitutional court case law allows to point out the eagerness with which the court tries to reach balance between the different powers. Its concern for enforcing fundamental rights deserves to be underlined. The liberal trend of the present government appears also to be reflected by the court, thanks to the rules to which it refers.

Indeed, the court has to do with the present difficulties of a Nation which is still subject to deep political and social changes.

1ère Partie : Organisation et fonctionnement de la Cour constitutionnelle de Croatie

Répondant à une invitation de longue date de la Cour constitutionnelle de Croatie, une délégation du Conseil constitutionnel, conduite par le Président Roland DUMAS, s'est rendue à Zagreb à la fin du mois d'octobre.

L'accueil, à la fois solennel et chaleureux, qui lui a été réservé dès son arrivée par la Cour réunie au grand complet s'est prolongé tout au long de son séjour par la présence constante auprès d'elle du Président Jadrano CRNIC et du vice-président Velimir BELAJEC.

Des entretiens d'une grande franchise avaient été aménagés, tant au siège de la Cour qu'à Dubrovnik où la délégation a été reçue par le Maire et le Président du Conseil municipal -une originalité croate-, pour s'achever par une longue conversation, dans la résidence du Chef de l'État, avec le Président Franjo TUDJMAN. Ces contacts privilégiés ont permis à la délégation d'obtenir toutes les informations qu'elle souhaitait et de mesurer ainsi la grande part qu'a prise la Cour constitutionnelle pour la promotion de l'État de droit dans ce pays.

I- La compétence de la Cour constitutionnelle.

Les débats denses et animés qui ont eu lieu au sujet des compétences respectives de la Cour et du Conseil ont mis en évidence la volonté des juges croates, sous l'impulsion de leur Président, de jouer à plein le rôle qui leur est dévolu au sein des institutions.

Un constat frappe d'emblée le visiteur : c'est l'ampleur -impressionnante pour un conseiller français- de la tâche qui lui est confiée.

1- Les fondements textuels

L'article 125 de la Constitution donne le ton :

"La Cour constitutionnelle

"- statue sur la conformité des lois avec la Constitution ;

"- statue sur la conformité d'autres textes n'ayant pas forme de loi avec la Constitution et les lois ;

"- assure la protection des libertés constitutionnelles et des droits de l'homme et du citoyen ;

"- tranche les conflits de compétence entre les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire ;

"- se prononce, conformément à la Constitution, sur la mise en accusation du Président de la République ;

"- contrôle la constitutionnalité des programmes et des activités des partis politiques et peut les interdire, en vertu des dispositions constitutionnelles ;

"- contrôle la constitutionnalité et la légalité des élections et des référendums de la République, et tranche les litiges électoraux qui ne sont pas de la compétence des tribunaux ;

"-... exerce d'autres activités précisées par la Constitution".

Bien que la Cour regroupe par ailleurs les compétences qui reviendraient, en France, au Conseil d'Etat, à la Cour de cassation, au Tribunal des conflits, à la Haute Cour de justice..., on retrouve, dans cette liste sans fin, des missions comparables, sinon identiques, à celles du Conseil constitutionnel.

Il s'agit bien entendu du contrôle de la constitutionnalité des lois et, pour une part, du contentieux électoral.

La protection des droits de l'homme et du citoyen est une préoccupation commune. Si elle n'est pas formellement prévue en France par la loi fondamentale, du moins a-t-elle fini par s'imposer comme une suite logique du contrôle de la constitutionnalité des lois par référence au Préambule de la Constitution de 1958 qui en appelle lui-même au Préambule de la Constitution de 1946 et à la Déclaration des droits de l'homme proclamée par la Révolution française.

En Croatie, la Cour a la responsabilité formelle d'assurer le respect de près de 60 articles de la Constitution qui égrènent dans le moindre détail les « libertés et les droits personnels et politiques », ainsi que « les droits économiques, sociaux et culturels », dont peut se prévaloir tout citoyen.

Pour mettre en oeuvre l'ensemble des compétences ainsi prévues, l'arsenal disponible comporte, outre la Constitution, promulguée le 22 décembre 1990, la loi constitutionnelle relative à la Cour et promulguée le 21 mars 1991, la loi constitutionnelle de 1992 sur les droits et libertés de l'homme et les droits des communautés nationales et ethniques et des minorités et enfin le règlement de la Cour, adopté en 1994.

Ces différentes dates et notamment celle de sa mise en fonctions le 7 décembre 1991, ne doivent cependant pas faire illusion sur l'origine de la Cour. Celle-ci, en réalité, est bien plus ancienne. Presque contemporaine du Conseil constitutionnel français, elle a été créée dès 1963, alors que la République de Croatie faisait partie de la Yougoslavie, comme cinq autres Républiques, également dotées de Cours constitutionnelles par la Constitution fédérale. Il est vrai qu'à cette époque, la Cour, si elle était censée exercer un contrôle normatif abstrait, s'occupait, pour l'essentiel, d'examiner la constitutionnalité et la légalité d'un très grand nombre de dispositions réglementaires issues des pouvoirs reconnus à divers types d'organisations et de collectivités territoriales en vertu du principe d'autogestion.

2- La multiplicité des compétences

La Cour a été maintenue par la nouvelle Constitution de 1974. Son statut de totale indépendance vis-à-vis des pouvoirs traditionnels (législatif, exécutif, judiciaire) a été affirmé par la Constitution du 22 décembre 1990. La Cour se situe notamment hors de la hiérarchie judiciaire, bien qu'en matière de protection des droits individuels, elle soit appelée à intervenir en dernier ressort, une fois épuisées toutes les voies de recours devant les autres juridictions. Elle peut, en ce cas, annuler le jugement ou l'arrêt contesté par la dernière juridiction saisie et permettre ainsi la réouverture de l'ensemble de la procédure.

Le contrôle concret

Cette saisine de la Cour sur plainte individuelle pour violation des droits fondamentaux de la personne par une autorité publique dans l'application des lois, des règlements et des jugements subséquents peut également aboutir à l'abrogation de textes, s'ils sont eux-mêmes contestés.

Ce contrôle concret sur plainte individuelle fournit à la Cour le contingent le plus important des affaires qui lui sont soumises : 963 en 1994, 643 en 1995, 601 en 1996. Ces quelques chiffres donnent une idée de la tâche de la Cour et de l'accumulation des affaires puisqu'à peine la moitié d'entre elles peuvent faire l'objet, chaque année, d'un traitement définitif.

Ces « plaintes constitutionnelles » sont pourtant soumises à un filtrage opéré par une formation de la Cour constituée par trois juges qui se prononcent à l'unanimité sur la recevabilité de la demande.

On touche là une des difficultés les plus graves de la procédure d'exception d'inconstitutionnalité, dont on peut ainsi mesurer, dans la réalité, les inconvénients, alors qu'elle a le mérite, reconnu, de faire participer les individus à la défense de leurs droits.

Mais la compétence de la Cour dans le domaine normatif n'est pas pour autant épuisée par ce genre de saisine.

Le contrôle abstrait

La Cour exerce également un contrôle abstrait sur les lois et les actes réglementaires. Ce contrôle intervient toujours « a posteriori » -il n'est jamais préventif ce qui n'est pas propre à assurer une parfaite sécurité dans les rapports juridiques-, soit à la demande de tout citoyen sous forme de « proposition de contrôle » soumise à la Cour qui peut lui opposer une fin de non-recevoir, soit à la demande d'autorités publiques sous forme de « recours » sur lesquels la Cour a l'obligation de se prononcer au fond.

Les « sujets de droit » autorisés à présenter un tel recours sont strictement énumérés par l'article.13. de la loi constitutionnelle relative à la Cour. Ce sont :

  • le Parlement ;

  • un tiers au moins des représentants de chacune des chambres ;

  • le Président de la République ;

  • le Gouvernement, s'agissant des textes réglementaires ;

  • la Cour suprême ;

  • l'Ombudsman ;

  • les organes supérieurs des administrations territoriales, pour les questions touchant à l'organisation de ces dernières.

La Cour a connu 43 affaires de ce type en 1993, 154 en 1994, 139 en 1995, 243 en 1996.

A cette progression constante s'ajoute la grande originalité du système, c'est-à-dire la possibilité offerte à la Cour de déclencher elle-même le contrôle abstrait a posteriori de tout texte, à l'exception des traités, de la Constitution et des révisions constitutionnelles qui ne peuvent être soumis à aucun contrôle.

Cette « auto-saisine » est une caractéristique qui différencie substantiellement la Cour croate du Conseil français. Mais il existe bien d'autres aspects du fonctionnement de l'une et de l'autre qui les distinguent encore plus.

Il s'agit en premier lieu de l'arbitrage des conflits d'attribution entre les pouvoirs. Cette procédure a été mise en oeuvre à six reprises en 1994, à cinq reprises en 1995 et à nouveau six fois en 1996. Chacun des pouvoirs s'estimant indûment privé d'une compétence peut introduire un recours. Toute partie dont les intérêts sont menacés par ce conflit a également le droit de saisir la Cour, notamment lorsque les pouvoirs en cause se sont tous déclarés incompétents pour traiter d'une affaire précise.

La mise en accusation du Président de la République, pour toute violation de la Constitution dans l'exercice de ses fonctions constitue une autre prérogative grave, étrangère au Conseil français. La procédure s'engage par un vote de la chambre des représentants à la majorité des deux tiers des membres la composant sur une demande précisant les faits, la base juridique et la preuve de la violation de la Constitution imputée au Chef de l'Etat. La Cour invite le Président à présenter sa défense et se prononce, au terme de la procédure, soit en rejetant la demande de la chambre soit en établissant, à la majorité des deux-tiers de l'ensemble de la Cour, la responsabilité du Président. Dans ce cas, ses fonctions cessent dès le prononcé de la décision. Souhaitons que cette procédure demeure une hypothèse d'école.

Le contrôle de la constitutionnalité des programmes et activités des partis politiques n'a donné lieu, en quatre ans, qu'à une seule décision. L'interdiction des activités d'un parti politique intervient s'il est établi que son programme ou ses agissements constituent une menace grave pour l'ordre constitutionnel démocratique, l'indépendance, l'unité ou l'intégrité territoriale de la République.

Sont habilités à saisir la Cour le Président de la République, les deux chambres du Parlement, le Gouvernement, la Cour suprême, l'organe auprès duquel sont inscrits les partis, le procureur de la République et l'ombudsman.

Reste une compétence en principe proche des habitudes du Conseil français : le contentieux électoral, mais la technique est tout autre.

Les partis politiques, les candidats, au moins cent électeurs ou 5 % des électeurs d'une circonscription peuvent demander à la Cour, au titre du contrôle de la constitutionnalité et de la légalité des élections, de prendre des mesures pour en assurer la régularité.

Lorsqu'il est établi que des candidats n'ont pas respecté les dispositions de la Constitution ou des lois, la Cour « en informe le public par l'intermédiaire des médias » et les résultats des élections peuvent, en tout ou partie, être annulés. Les affaires de contentieux électoral sont généralement réglées par une formation de trois juges en « conseil ». Ils doivent se prononcer à l'unanimité, faute de quoi l'affaire est portée devant la Cour.

La Cour assure également la régularité des référendums.

Les élections législatives de 1995 ont donné lieu à 54 affaires. Rappelons qu'en 1993, le Conseil français statuant en plein contentieux comme juge électoral a rendu 159 décisions. C'est bien le seul domaine où l'activité du Conseil paraît supérieure à celle de la Cour.

Au total, la Cour a été saisie en 1994 de 1217 affaires nouvelles et elle en a traité 554. En 1995, les chiffres respectifs ont été de 972 et 518 et en 1996 de 953 et 589.

Ces chiffres ne laissent pas d'être préoccupants pour les juges de la Cour, très envieux des résultats du Conseil français qui pendant les mêmes années, a rendu 36, 65 et 64 décisions, sa principale contrainte résultant de la brièveté du délai dont il dispose pour se prononcer dans les affaires de contrôle normatif.

Devant la charge de travail qui lui est imposée, on comprend que la Cour croate soit appelée à siéger en permanence, à l'exception du mois d'août, à raison d'une audience par semaine. Des audiences extraordinaires et « consultatives » viennent compléter ce programme ordinaire.

II - La composition et l'organisation de la Cour constitutionnelle

Pour assumer cet ensemble de responsabilités, la Cour comporte onze juges.

Leur nomination procède du Parlement : la chambre des Districts sélectionne les candidats, qui sont élus pour huit ans par la chambre des représentants. Ils prêtent serment devant le Président de la République et élisent eux-mêmes leur Président, pour quatre ans, au scrutin secret et à la majorité simple. Deux vice-présidents sont élus dans les mêmes conditions.

Mais pour devenir juge à la Cour constitutionnelle de Croatie -s'il n'y a pas de limite d'âge-, il faut répondre à de rigoureux critères de compétence : être diplômé en droit, bénéficier d'une expérience d'au moins quinze années dans une profession juridique et, en outre, pouvoir faire état de travaux « particulièrement remarquables » dans la recherche scientifique ou l'exercice de sa profession ou avoir excellé d'ores et déjà dans les activités publiques. La loi constitutionnelle précise textuellement que les juges sont choisis « principalement » parmi les magistrats du siège ou du parquet, les avocats et les professeurs de droit des universités. De telles dispositions -chacun le sait- n'existent pas en France : d'aucuns sont enclins à le déplorer.

Une fois élus, les juges ne peuvent exercer aucune charge publique ni aucune profession privée, ni appartenir à aucun parti politique.

En vertu de la Constitution, ils jouissent de la même immunité que les membres du Parlement. Cette protection n'est pas prévue en France pour les membres du Conseil. Un juge croate n'a pas à répondre d'une opinion ou d'un vote émis dans le cadre de ses activités au sein de la Cour. Cette irresponsabilité est absolue et permanente. D'autre part, un juge ne peut être détenu, ni faire l'objet de poursuites pénales sans l'autorisation de la Cour, sauf le cas de flagrant délit passible d'un emprisonnement de plus de cinq ans. La Cour peut relever un juge de ses fonctions pendant toute la durée des poursuites pénales engagées contre lui. Il en va de même lorsqu'un juge se trouve dans l'incapacité permanente d'exercer ses fonctions. C'est le Président qui, dans ce cas, engage la procédure. Si le Président est lui-même visé, la demande doit être formulée par trois juges. La Cour se prononce à la majorité absolue de ses membres.

Parmi les nombreuses activités de la Cour, plusieurs concernent son organisation interne et soulignent son indépendance, comme par exemple :

  • l'élaboration de son propre projet de budget, remis au Parlement et de son règlement intérieur ;

  • le recrutement et la fixation des salaires de ses employés, notamment de la catégories des « Conseillers », juristes de haut niveau ;

  • la désignation de son secrétaire général ;

  • l'organisation de ses services, au nombre de six :

    • Bureau du Président,
    • Secrétariat général,
    • Bureau des Conseillers,
    • Enregistrement et Documentation,
    • Comptabilité,
    • Greffe.

L'aide technique est confiée, sous l'autorité du secrétaire général, aux « Conseillers de la Cour ». Ceux-ci assistent les juges dans leurs travaux préparatoires et sont présents aux réunions de la Cour, avec voix consultative.

Chaque affaire est examinée par un juge et un conseiller désignés automatiquement, au moment de l'enregistrement de la saisine, selon un ordre alphabétique arrêté annuellement. Un rapport est rédigé, accompagné ou non d'un projet de décision, et présenté lors d'une audience de la Cour. La Cour peut accepter les conclusions du rapport écrit, demander un examen plus approfondi ou charger un autre juge de présenter une opinion contraire. La Cour prend ses décisions à la majorité des voix, le quorum étant de six juges. L'abstention est interdite.

Les opinions dissidentes sont autorisées et les juges qui se sont prononcés contre la décision majoritaire peuvent exprimer leur opinion par écrit et la faire publier.

Il arrive que la Cour estime qu'il y a lieu de soumettre une affaire à une discussion publique, au cours de laquelle sont entendus les parties intéressées, des experts, des représentants du Gouvernement ou des administrations.

Il appartient enfin à la Cour de tenir des audiences publiques. Dans ce cas, les représentants de la presse peuvent être présents, mais l'autorisation du Président est requise pour la retransmission à la télévision ou à la radio.

Tels sont les éléments essentiels de l'organisation et du fonctionnement de la Cour constitutionnelle de Croatie inscrits dans une loi constitutionnelle adoptée selon la procédure définie pour amender la Constitution. Il en résulte que la composition et les pouvoirs de la Cour sont en quelque sorte « figés » au niveau constitutionnel et donc mieux protégés contre toute tentative d'affaiblissement.

Cette précaution prise par les Constituants illustre la place fondamentale occupée par la Cour, qui embrasse d'un trait l'ensemble de l'activité politique et administrative du pays, que cette activité soit exercée à titre général par les plus hautes autorités de l'Etat ou, qu'elle résulte, au niveau quotidien, d'actes individuels, que l'instauration des « plaintes constitutionnelles » permet de remettre en cause.

Aussi bien la Cour est-elle fière d'apparaître comme le plus solide rempart de protection des droits et des libertés du citoyen et, à ce titre, comme un organe tout à fait comparable aux autres Cours européennes.

Après quelques années d'existence, elle bénéficie en effet dans le pays d'une crédibilité qui doit beaucoup à l'esprit d'indépendance et à l'autorité de son Président.

Pour sa part, la délégation du Conseil s'est réjouie de penser qu'elle a pu contribuer, par sa présence, au renforcement de la position d'une institution qui s'affirme comme un garant efficace de l'Etat de droit et avec laquelle doivent se développer, dans l'avenir, les relations les plus cordiales.

2ème Partie : Analyse de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle de Croatie

La jurisprudence, déjà abondante, de la Cour constitutionnelle de Croatie depuis l'entrée en vigueur de la nouvelle Constitution de 1990, illustre le rôle imparti aux juridictions constitutionnelles dans l'édification de l'Etat de droit. Ce rôle s'avère d'autant plus difficile que la jurisprudence se trouve devoir accompagner de profonds changements politiques et sociaux, tels ceux à l'oeuvre dans les pays de l'ex bloc de l'Est.

L'analyse des décisions rendues par la Cour de Croatie confirme pareille constatation. La Cour a eu en effet à connaître d'affaires mettant en jeu de délicats équilibres entre les pouvoirs publics. Elle est intervenue en particulier dans des conflits opposant le pouvoir politique au pouvoir judiciaire. Elle a statué par ailleurs sur des lois dont l'importance était liée au fait qu'elles traduisent les options du nouveau régime (privatisation d'entreprises) ou qui, au contraire, constituent l'héritage de l'ancien régime socialiste (politique d'attribution de logements). Enfin, on a vu que la Cour constitutionnelle de Croatie était investie de larges compétences au titre du contentieux électoral. Et il lui est arrivé fréquemment, dans ce cadre, d'annuler les résultats d'élections, notamment au niveau local.

Un bref aperçu des décisions intervenues, entre 1993 et 1997, dans les divers domaines de compétence de la Cour Constitutionnelle, donne la mesure de l'influence de celle-ci sur les institutions et sur la société. On comprend mieux comment cette Cour a pu ainsi acquérir progressivement son autorité propre et sa crédibilité, en sachant faire preuve d'indépendance dans de nombreux cas.

En premier lieu, l'autorité de la Cour se manifeste à travers la conception extensive qu'elle retient de ses compétences (I).

Ensuite, ses normes de référence laissent transparaître l'inspiration libérale d'un régime politique qui entend se démarquer des principes du communisme (II).

Quant aux affaires soumises à la Cour Constitutionnelle, enfin, celles-ci sont révélatrices, de par leur nature, des difficultés auxquelles reste aujourd'hui confrontée la République de Croatie (III).

I - Compétence de la Cour croate et procédures suivie devant elle

1. Sa compétence

- Pour faire valoir une conception extensive de sa compétence, la Cour fait découler celle-ci, en l'absence même de texte, du principe constitutionnel du droit au recours. Alors que le Conseil Constitutionnel, en France, s'estime lié par les textes constitutionnels et organiques lui conférant une compétence d'attribution, la Cour Croate, quant à elle, se reconnaît, en effet, compétente pour accueillir des requêtes pour lesquelles il n'est expressément prévu aucun juge. C'est ainsi que, sans texte, elle a accueilli le recours en inconstitutionnalité, présenté par le Président d'un tribunal, à l'encontre d'une décision du Conseil supérieur de la magistrature (autorité de nomination des juges) ne le reconduisant pas dans ses fonctions. Elle a considéré, qu'à défaut de définition des voies de recours ouvertes contre la nomination d'un juge, il lui appartenait d'en connaître afin de s'assurer du respect des libertés et des droits constitutionnels. Le requérant estimait notamment, en l'espèce, qu'ayant été nommé après l'entrée en vigueur de la nouvelle Constitution, il devait bénéficier des dispositions constitutionnelles sur l'inamovibilité des magistrats du siège. Tout en admettant la recevabilité de la requête, la Cour ne la rejeta pas moins sur le fond, au motif que seuls les magistrats nommés initialement par le Conseil supérieur de la magistrature - ce qui n'était pas le cas du requérant - jouissaient d'un statut d'inamovibilité. (arrêt du 5 juillet 1995). Dans un arrêt plus topique encore, la Cour constitutionnelle a accueilli le recours intenté par un particulier, après qu'il se soit vu opposer une irrecevabilité lors d'une procédure relative à des relations familiales le concernant. Elle a posé, à cette occasion, le principe du caractère de droit commun du recours constitutionnel, selon une formulation qui n'est, au demeurant, pas sans évoquer celle du fameux arrêt « Dame Lamotte » du Conseil d'Etat du 17 février 1950. (arrêt du 12 octobre 1994).

- La Cour constitutionnelle dispose, par ailleurs, d'une grande liberté pour organiser, aux termes d'un règlement intérieur, son mode de fonctionnement interne. C'est ainsi que la Cour, en dehors de tout texte constitutionnel ou organique, a précisé, par son règlement intérieur, plusieurs règles procédurales. Par exemple, c'est en vertu de ce règlement qu'elle s'est estimée compétente pour ordonner, dans certaines conditions, le sursis à l'exécution des actes déférés devant elle. Les conditions mises par la Cour à l'octroi du sursis ont trait, notamment, au caractère irréparable du préjudice que l'application de l'acte contesté pourrait entraîner pour le requérant (arrêt du 16 mai 1995).

2. Procédures suivies devant la Cour et portée de ses décisions

- La Cour constitutionnelle a, en premier lieu, une pratique étendue du contradictoire. L'échange des arguments entre les parties est très largement relaté dans le corps même des décisions. Et quand la partie défenderesse n'a pas répondu aux arguments du requérant, la Cour le mentionne dans son arrêt. Par exemple, à l'occasion d'un recours dirigé contre une loi relative à l'indemnisation des victimes de la deuxième guerre mondiale, et s'agissant des pouvoirs d'investigation confiés à une commission administrative, la Cour a relevé ainsi que le Parlement croate, à qui la procédure avait été transmise, n'avait pas répondu (arrêt du 5 octobre 1994). Au surplus, la Cour, comme la plupart des juridictions constitutionnelles, admet les opinions dissidentes de même que les opinions concurrentes. Ce qui accentue encore la nature contradictoire des débats dont ses décisions se font l'écho.

- Quant au dispositif des décisions de la Cour, il est des plus variables. Ainsi, elle a pu annuler purement et simplement tout ou partie d'une loi. Ce faisant, il lui appartient d'apprécier souverainement l'inséparabilité des dispositions jugées inconstitutionnelles, et d'en déduire, éventuellement, la nécessité de censurer la loi en totalité. (voir l'arrêt relatif au statut du comté d'Istrie en date du 2 février 1995, par lequel la Cour constitutionnelle a annulé les seules dispositions contestées de ce statut, qu'elle a jugé séparables du reste du texte).

Tout en censurant une loi, la Cour peut néanmoins décider, pour des raisons de sécurité juridique, de fixer à une date ultérieure la mise à exécution de l'annulation qu'elle prononce. Par un arrêt du 29 novembre 1995, elle a ainsi reporté au 30 juin 1996 la prise d'effet de l'annulation d'une loi relative aux médias. La Cour peut également ordonner la suspension des jugements pris en application d'une loi dont la constitutionnalité est contestée, s'il lui apparaît que leur exécution pourrait entraîner des conséquences difficilement réparables. (voir a contrario l'arrêt du 5 juillet 1995).

Parfois même, la Cour enjoint à l'administration compétente de reprendre une procédure administrative, de telle façon que celle-ci aboutisse à l'édiction d'actes conformes aux principes constitutionnels. Elle le fait en particulier lorsqu'une décision administrative individuelle est considérée comme entachée d'un vice de procédure mettant en cause de tels principes. Le cas type est celui des refus - non motivés - de reconnaître la nationalité croate d'une personne. Pour la Cour, une telle absence de motivation revient à priver les intéressés de leur droit constitutionnel au recours, dès lors que ceux-ci ne sont pas à même d'appréhender les griefs ayant justifié la décision prise à leur encontre. Ainsi, dans un arrêt du 16 mars 1994, la Cour constitutionnelle a-t-elle annulé pour ce motif, un refus ministériel d'attribuer la citoyenneté croate, tout en renvoyant le dossier au ministre de l'intérieur compétent pour qu'il engage une nouvelle procédure respectant l'obligation de motivation. Et ce, avant même que la loi en cause, qui permettait de prendre des décisions non motivées en matière de citoyenneté, soit finalement annulée par la Cour. On ne peut enfin manquer de citer l'injonction, particulièrement originale, que comporte un arrêt du 10 avril 1997 rendu en matière électorale. Dans cet arrêt, la Cour constitutionnelle rappelle à la radiotélévision croate, ainsi qu'aux autres médias nationaux, le devoir qui leur incombe de publier et d'informer les citoyens du contenu de toutes les décisions, prises par elle, dans le cadre du contrôle de la constitutionnalité et de la légalité des élections.

- La motivation des arrêts de la Cour Croate se rapporte au fait que, la plupart du temps, le contrôle de la loi est « abstrait ». Ce dernier ne s'exerce donc pas à l'occasion d'un litige particulier. Ainsi, la Cour peut-elle annuler une loi tant pour des raisons de procédure que pour des raisons de fond. Par exemple, elle a annulé une loi sur les médias, au motif que son adoption résultait d'un vote à la majorité des parlementaires présents - et non pas à la majorité des membres de l'Assemblée nationale - comme l'exige la Constitution lorsqu'une loi porte sur les modalités d'exercice des droits et libertés constitutionnels. (arrêt du 29 novembre 1995).

Quant aux normes de référence, tirées du texte de la Constitution, et sur lesquelles s'appuie la Cour, leur analyse révèle, s'il en était besoin, les fondements d'un système juridique conçu pour s'inscrire en faux contre les principes de la Yougoslavie communiste.

II - Normes de référence du droit constitutionnel croate

La primauté du droit et la séparation des pouvoirs

Les normes de référence retenues par la Cour, sont celles, en effet, d'inspiration libérale, qui sont maintenant couramment invoquées par les juridictions dans le cadre du contrôle de légalité et de constitutionnalité. Parmi ces normes, figure avant tout la « rule of law ». Enoncé à l'article 3 de la Constitution, ce principe, issu de la common law, exprime l'idée de la primauté du droit. Selon les considérants de plusieurs arrêts de la Cour, il implique non seulement le respect de la constitutionnalité et de la légalité, mais aussi la sauvegarde de l'équité. Ceci explique le rôle d'arbitre joué par la Cour dans certains litiges mettant en cause les droits des particuliers face à la puissance publique. (Voir l'arrêt du 15 février 1995 rendu à propos du recours dirigé contre une loi ancienne permettant de procéder à l'éviction des personnes de leurs logements dans des conditions jugées contraires aux droits et libertés reconnus par la nouvelle Constitution).

L'autre principe majeur, fréquemment réaffirmé par la Cour, est celui de la séparation des pouvoirs (article 4 de la Constitution). Ce principe est ici entendu dans un sens précis, à savoir, qu'il existe un équilibre institutionnel entre les trois pouvoirs : le législatif, l'exécutif et le judiciaire. En France, l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, dispose que « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée n'a point de Constitution ». Toutefois, cette dernière n'a pas jusqu'à présent été interprétée comme conférant à l'institution judiciaire un véritable « pouvoir ». Selon la jurisprudence constitutionnelle croate, en revanche, les pouvoirs publics sont clairement divisés en trois branches sans qu'on puisse réellement établir de hiérarchie entre ces dernières. (arrêt précité du 15 février 1995 sur la loi relative au logement).

Autres principes constitutionnels

Les autres principes constitutionnels appliqués par la Cour constitutionnelle de Croatie intéressent essentiellement les droits et libertés des citoyens. Nombre d'entre eux concernent les garanties qui doivent leur être accordées dans le cadre des procédures juridictionnelles, en particulier pénales. La présomption d'innocence, avec pour corollaire le droit de tout accusé ou prévenu à un procès équitable, sont parmi les principes le plus souvent énoncés. Par exemple, par un arrêt du 5 mai 1994, la Cour constitutionnelle a annulé plusieurs dispositions d'une loi régissant le statut des victimes de la deuxième guerre mondiale, parce qu'elles obligeaient les citoyens à fournir, à une simple commission administrative, des informations susceptibles de permettre l'identification des auteurs de crimes de guerre. La Cour a estimé, en effet, que pareils pouvoirs d'investigation et de contrainte ne pouvaient être confiés à une instance autre que juridictionnelle. Ceci afin d'assurer la sauvegarde tant de la présomption d'innocence des personnes recherchées que de la liberté de conscience des personnes appelées à témoigner contre celles-ci. Dans le même ordre d'idées, la Cour a annulé une disposition du code de procédure pénale qui fixait des délais de recours insuffisants pour garantir au prévenu la possibilité de communiquer utilement avec son avocat (arrêt du 9 mars 1994). Toujours en matière de protection des droits de l'individu, la Cour constitutionnelle s'est appuyée sur la liberté religieuse, pour censurer une disposition législative qui interdisait la célébration religieuse du mariage avant que celui-ci n'ait été conclu civilement (devant un organe municipal). La liberté religieuse doit pouvoir s'exercer à travers la célébration du mariage religieux, avant comme après celle du mariage civil, indique l'arrêt du 16 février 1994.

La jurisprudence de la Cour croate, dans le domaine des libertés individuelles, porte la marque de l'influence de la Convention Européenne des droits de l'homme. Ainsi le principe qui veut que la liberté individuelle soit la règle et les restrictions à cette liberté, l'exception, trouve-t-il une large application dans la jurisprudence de la Cour. La manière dont la Cour Croate définit les objectifs de nature à justifier valablement des limitations aux droits et libertés constitutionnels renvoie directement aux critères de la Convention Européenne des droits de l'homme : protection des droits et libertés d'autrui, de l'ordre public, de l'ordre moral et de la santé (voir notamment les articles 6 et 8 de la CEDH).

D'autres droits et libertés constitutionnels, affirmés par la Cour, ont une connotation économique et sociale. Il s'agit, par exemple, du droit à la sécurité juridique. Celui-ci implique de ne conférer à la loi un caractère rétroactif que dans des cas limités. Dans un arrêt du 18 novembre 1994, la Cour a ainsi censuré une disposition rendant rétroactive la nouvelle législation sur les salaires. Le droit de propriété et la liberté d'entreprendre - laquelle est « à la base de la structure économique de la République » (article 49 de la Constitution) - sont également fréquemment évoqués par les requérants. Ces principes ont, au demeurant, une place d'autant plus grande dans la jurisprudence de la Cour que la guerre, avec les déplacements de population et les destructions auxquels elle a donné lieu, a bouleversé les fondements économiques et sociaux du pays. Ainsi, une disposition législative qui liait l'enregistrement d'un immeuble sur le livre foncier à la preuve, par le propriétaire, de l'acquittement de l'impôt afférent au dit immeuble a-t-elle été jugée contraire au droit de propriété. (arrêt du 17 avril 1996). Dans cet arrêt, la Cour souligne que la liberté d'entreprendre et le droit de propriété ne peuvent qu'être exceptionnellement restreints pour préserver les intérêts et la sécurité de la République croate, ainsi que pour garantir la protection de la nature, de l'environnement et de la santé humaine.

La référence au droit international public

Alors même que le texte de la Constitution croate ne les mentionnent pas, contrairement à la Constitution espagnole ou à celle de la République d'Afrique du Sud notamment, la Cour Constitutionnelle se réfère assez souvent aux grands textes internationaux sur les droits de l'homme. Aussi, dans l'arrêt précité du 5 octobre 1994, à propos de la recherche des criminels de guerrequi, selon elle, ne pouvait être confiée à une simple commission administrative, la Cour évoque les principes découlant du jugement du Tribunal de Nuremberg de 1947 et du Pacte des Nations-Unies sur les droits civils et politiques de 1966. De ces principes découle, pour la Cour, le droit de toute personne à un « tribunal compétent, indépendant et impartial ». Dans sa décision du 15 février 1995, en ce qui concerne une loi relative au logement adoptée antérieurement à la mise en oeuvre de la nouvelle Constitution, et qu'elle a censurée en raison des conditions dans lesquelles elle permettait d'évincer des particuliers de leur logement, la Cour se réfère tant à la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 et au Pacte des Nations-Unies sur les droits civils et politiques de 1966, qu'à la Convention Européenne des droits de l'homme du Conseil de l'Europe. Cette démarche est révélatrice du souci, maintes fois exprimé par les interlocuteurs de la délégation française, de s'intégrer dans la Communauté Internationale. Une telle volonté de « normalisation » s'est en effet manifestée au moment de l'admission de la République de Croatie au sein du Conseil de l'Europe. Et elle continue de s'exprimer fortement aujourd'hui. En témoigne la demande pressante de la Croatie de faire son entrée dans l'Union Européenne.

III - Principales affaires traitées par la Cour constitutionnelle

L'indépendance du pouvoir judiciaire et l'équilibre institutionnel

Divers recours, dirigés contre des actes individuels et réglementaires ayant trait au statut des magistrats, ont conduit la Cour constitutionnelle croate à interférer dans les relations entre le pouvoir judiciaire et les deux autres pouvoirs. Or, à chaque fois, quelle que soit la décision prise (annulation de l'acte attaqué ou rejet de la requête), la Cour a souligné la nécessité de préserver l'indépendance des magistrats, indépendance considérée comme un des piliers du nouveau régime. Ainsi, dans une décision du 15 février 1995, faisant suite à un recours de l'association des juges croates, la Cour a annulé plusieurs dispositions du règlement intérieur du Conseil Supérieur de la Magistrature (CSM) concernant la procédure de nomination des juges. Elle a censuré la disposition permettant au CSM de tenir discrétionnairement des séances à huis clos, car ceci lui a paru receler des risques d'arbitraire. Elle a par ailleurs considéré que l'article du règlement intérieur attribuant au Président de ce Conseil, une voix prépondérante, était contraire au droit des citoyens. Ces derniers, en l'occurrence ceux qui sont candidats à un poste à la magistrature, doivent pouvoir, en effet, précise la Cour, bénéficier d'une égalité de traitement de la part des organes de l'Etat. Dans cet arrêt fort motivé, la Cour souligne que la procédure de nomination des juges constitue un « élément essentiel de la mise en oeuvre du principe de la séparation des pouvoirs ». Une autre affaire, ayant également donné lieu à une décision du 15 février 1995, posait la question de la constitutionnalité d'une disposition législative prévoyant que le Président de la Cour Suprême de la République croate « est nommé sur proposition du Gouvernement ». En déclarant cette disposition conforme à la Constitution, la Cour met cependant encore une fois l'accent sur la séparation des pouvoirs comme moyen « de prévenir la concentration du pouvoir politique entre les mains d'un seul organe du Gouvernement... ». Un autre conflit, né à propos de la nomination de juges à la Cour Suprême par le CSM, a conduit la Cour, par une décision du 29 mars 1995, à annuler l'ensemble des nominations en cause. Selon elle, la procédure suivie ne répondait pas aux exigences constitutionnelles de transparence de l'examen des candidatures et d'impartialité de l'autorité de nomination qu'est le Conseil Supérieur de la Magistrature. Enfin une décision, rendue le 8 janvier 1997, concernant le fonctionnement des juridictions disciplinaires dans la magistrature, rappelle le principe du droit au juge impartial. En conséquence, un magistrat, qui est l'objet d'une procédure disciplinaire, demeure en droit d'obtenir la récusation des membres de cette juridiction disciplinaire qui ne présenteraient pas toutes garanties d'impartialité.

La question du droit de propriété et du droit au logement

Les circonstances politiques, tant intérieures qu'extérieures, propres à la République de Croatie, ont fait de l'attribution des logements une question cruciale : Quelles sont les conditions requises pour la cession par les collectivités publiques de leur parc immobilier ? A qui attribuer les logements abandonnés par leurs occupants, le plus souvent à la faveur de la guerre qui a provoqué de considérables déplacements de population entre 1992 et la période actuelle ? Telles sont les questions auxquelles des législations soumises à l'appréciation de la Cour constitutionnelle, ont tenté de répondre. Trois décisions de la Cour sont particulièrement illustratives des difficultés soulevées. La plus récente, en date du 29 janvier 1997, traite du problème de l'acquisition de leurs logements par les locataires en place. La Cour constitutionnelle a, à ce propos, censuré la plupart des modifications apportées à la loi relative à la vente de ces logements. Ces modifications prévoyaient l'octroi, aux acquéreurs, de prêts qui devaient être consentis dans des conditions différentes selon la qualité juridique du vendeur. Ainsi, les villes étaient-elles habilitées à accorder des prêts d'un montant supérieur à celui des prêts éventuellement consentis par d'autres personnes morales. Or ceci contrevenait, selon la Cour, au principe d'égalité. Par ailleurs, les personnes poursuivies pour crime contre l'humanité ou pour crime contre la République de Croatie, ou encore celles ayant participé à des actes d'hostilité envers cette dernière, se voyaient privés du droit de se porter acquéreur de leur logement, ce que la Cour jugea être une atteinte à la présomption d'innocence. Enfin, au nom de la protection de la famille assurée par l'article 61 de la Constitution , la Cour estima contraire à celle-ci la disposition de la loi qui réservait la faculté d'acquérir son logement au seul titulaire de la location. Cette disposition avait en effet pour conséquence d'écarter les autres membres de la famille, en particulier la femme, demeurée souvent seule occupante. Une autre loi, mettant en jeu le droit au logement et le droit de propriété, a encouru la censure de la Cour Constitutionnelle. Selon la loi incriminée, une habitation et les terres la desservant avaient vocation à devenir propriété de l'occupant « aussi longtemps que subsiste l'habitation ». A contrario, l'intéressé se voyait dénier tout droit de bénéficier de cette attribution de propriété en cas de destruction de son habitation. La Cour a considéré, en droit comme en équité, qu'une telle restriction ne répondait pas aux exigences constitutionnelles. Elle a donc annulé le membre de phrase litigieux soit : « aussi longtemps que subsiste l'habitation » (arrêt du 30 novembre 1994). Pour autant, dans un arrêt du 16 mars 1994, la Cour constitutionnelle n'a rien trouvé à redire à une loi de 1949, toujours en vigueur, disposant qu'une personne ayant perdu la nationalité yougoslave perdait de ce seul fait ses droits de propriété sur des biens immobiliers situés en Yougoslavie, ces biens étant devenus propriété de l'Etat « ex lege ».

L'autonomie des collectivités locales et la protection des droits des minorités

La Cour constitutionnelle a, enfin, eu à se pencher sur la question des relations entre le pouvoir central et les collectivités locales. Sa jurisprudence révèle une approche relativement restrictive de l'autonomie locale. Elle s'inscrit, en effet, dans le cadre d'un Etat « unitaire et indivisible », ainsi qu'il est dit à l'article premier de la Constitution. Néanmoins, la Cour n'hésite pas à censurer les interventions du pouvoir central qui lui semblent excéder les nécessités du bon fonctionnement des institutions locales. Ainsi, par exemple, a-t-elle annulé à diverses reprises la dissolution par le gouvernement d'une assemblée locale. La loi sur l'autonomie locale autorise, en effet, le gouvernement à dissoudre, dans certaines conditions, une assemblée locale et à nommer un commissaire du gouvernement en l'attente de l'organisation de nouvelles élections. Dans une décision du 17 octobre 1996, la Cour a annulé la dissolution du conseil municipal de la ville d'Opuzen, en considérant que le système de suppléance organisé par la loi permettait parfaitement à cette assemblée de fonctionner, malgré la démission de plusieurs de ses membres. De même, a-t-elle également annulé la dissolution du conseil municipal de Zagreb, alors même que cette ville, en tant que capitale, est soumise à un statut de moindre autonomie que les autres villes du pays. La Cour a jugé que l'adoption du budget de la ville selon une procédure irrégulière n'était pas un motif valable de dissolution des instances municipales (arrêt du 10 mai 1996). Pour le reste, la Cour ménage au gouvernement de larges possibilités d'intervention dans la vie locale. Par exemple, elle a refusé de se déclarer compétente pour examiner un recours de conseillers régionaux et municipaux de Zagreb à l'encontre de la convocation de leurs assemblées en session extraordinaire par le gouvernement (arrêt du 27 décembre 1995). La Cour se montre, par ailleurs, réticente à admettre toute extension que ce soit des compétences reconnues aux comtés, qui n'ont pas le même degré d'autonomie que les villes et les districts. Dans une décision argumentée du 2 février 1995, rendue à l'occasion d'un recours du gouvernement contre le statut du comté d'Istrie, elle a clairement posé les limites des attributions de ce type de collectivité. Elle a rappelé que seule la République de Croatie constituait une entité internationale et qu'en conséquence le statut en cause ne pouvait s'appuyer sur des textes internationaux (il s'agissait d'un accord conclu entre la Croatie, la Slovénie et l'Italie concernant la protection de la minorité italienne). Elle a, dans le même ordre d'idées, souligné qu'il appartenait à la seule République de Croatie d'assurer la protection des minorités se trouvant sur son sol. Enfin, alors que la Constitution envisage la possibilité d'introduire une autre langue que le croate, « dans certaines unités locales », la Cour a expressément dénié à un comté, comme celui d'Istrie, la possibilité - offerte, selon elle, aux seuls villes et districts - d'instaurer le bilinguisme. La motivation de l'arrêt de la Cour est éclairante. « Eu égard aux fondements historiques de la Constitution - indique la Cour - la République de Croatie est l'Etat National du peuple croate ainsi que l'Etat d'autres peuples et minorités dont les membres sont ses citoyens : serbes, musulmans, slovènes, tchèques, slovaques, italiens, hongrois, juifs... auxquels le droit à l'égalité avec les citoyens croates et le libre exercice de leurs droits nationaux sont garantis suivant les standards démocratiques des Nations-Unies et des pays du monde libre... Dès lors que l'article [litigieux] du statut [du comté d'Istrie] tend à la reconnaissance spécifique de » l'Istrianité « comme expression de l'identité d'une minorité régionale, il est en contradiction avec la Constitution de la République Croate. La Constitution garantissant en effet à tous ses citoyens des droits égaux, sans distinction de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'appartenance politique ou autre, d'origine nationale ou sociale, de propriété, de naissance, d'éducation.... » De telles considérations, qui reprennent largement le Préambule de la Constitution de 1990, soulignent l'importance majeure accordée au concept de nationalité dans la définition de l'Etat. Elles illustrent, en tous les cas, les difficultés, voire les contradictions, d'une Nation qui entend se reconstruire à travers l'affirmation d'une citoyenneté faite d'une multitude de nationalités et de minorités. Ce sont ces difficultés et ces contradictions que la Cour Constitutionnelle Croate est amenée, pas à pas, à contribuer à résoudre par sa jurisprudence. Une jurisprudence animée d'un souci d'équilibre et de pacification.