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Liberté d’expression, liberté de pensée, libertés hors du droit ? Deux décisions controversées de la Cour suprême des États-Unis

Charles FRIED - Beneficial Professor of Law, Harvard Law School (1)

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 36 - (dossier : La liberté d'expression et de communication ) - juin 2012

Je souhaite aujourd'hui vous parler de la liberté d'expression, telle que nous la concevons de l'autre côté de l'Atlantique. Je le ferai au travers d'une discussion critique de deux décisions importantes de la Cour suprême de mon pays. L'une a fait couler beaucoup d'encre, notamment celle de nos amis de gauche bien pensants. L'autre a fait l'objet de moins de commentaires, bien qu'elle soit potentiellement de grande portée. Toutes deux ont donné lieu à d'âpres débats entre les juges de la Cour, une courte majorité de cinq juges - la plus courte possible - s'opposant à chaque fois à une minorité de quatre juges exprimant avec vigueur leur désaccord. Devant vous, je vais défendre l'idée que la première de ces décisions est une bonne décision - bien que peu de mes collègues partagent mon opinion - au contraire de la seconde, qui se trouve être une mauvaise décision.

En date du 21 janvier 2010, la bonne décision - et aussi la plus controversée - porte le nom de Citizens United v. FEC. Citizens United est une association à but non lucratif, spécialiste de l'agitation politique chez les conservateurs américains. Dotée d'un budget annuel de 12 millions de dollars, la plupart de ses fonds proviennent de donations émanant d'individus et d'entreprises privées. En 2008, Citizens United a produit et rendu public, en pleine campagne à l'investiture démocrate, un documentaire de 90 minutes sur Hillary Clinton. Pour le moins peu flatteur à son égard, ce documentaire a été largement diffusé dans les salles de cinéma, sur le câble et en DVD.

D'un point de vue juridique, la loi McCain Feingold - ou de son nom officielle Bipartisan Campaign Finance Reform Act [La loi bipartisane sur le financement des campagnes] - constitue le point de départ de l'affaire. Réagissant au torrent de campagnes de dénigrement qui submergea les élections en 2000, cette loi, votée par le Congrès et signée par le Président George W. Bush, portait sur le financement des campagnes électorales. Sa principale disposition faisait interdiction aux entreprises privées et aux syndicats de travailleurs de diffuser à la télévision, dans les 30 jours précédant la tenue de primaires internes aux différents partis, ainsi que dans les 60 jours précédant une élection présidentielle, tout message soutenant ou attaquant un candidat particulier. L'un des principaux rédacteurs de la loi, le Sénateur John McCain, avait particulièrement mal vécu les attaques dont il avait fait l'objet au cours des primaires républicaines de la même année. Entre autres rumeurs, il fut notamment insinué, durant les décisives primaires de Caroline du Sud, que l'enfant asiatique qu'il avait adopté avec son épouse était en réalité illégitime, issu d'une supposée relation extra-conjugale.

Quels que furent les objectifs de la loi, la Cour suprême a donc déclaré en 2010 une telle interdiction contraire au Premier Amendement de la Constitution, aux termes duquel « le Congrès ne peut voter de Loi... portant atteinte à la liberté d'expression. » La décision de la Cour déclencha une tempête politico-médiatique, les critiques se concentrant à deux niveaux. Premièrement, une telle décision signifiait pour elles une augmentation du niveau global des dépenses publicitaires - et, en particulier, de celles finançant des campagnes de dénigrement sans valeur informative pour le grand public. Deuxièmement, elle signifiait une intensification de la corruption du système électoral permettant, par effet de levier, aux intérêts des entreprises privées de prévaloir sur un intérêt public plus fragmenté et donc plus difficile à défendre.

Et il est vrai que les dernières primaires républicaines, se déroulant de janvier à juin 2012, ont en partie confirmé ces craintes. Des sommes très importantes ont été dépensées pour soutenir plusieurs des candidats aux primaires. Au cours des seuls six derniers mois de l'année 2011, Mitt Romney a ainsi levé 18 millions de dollars provenant au plus de 200 donateurs différents. Newt Gingrich a quant à lui bénéficié de l'aide du magnat des casinos, Sheldon Adelson, qui se présente lui-même comme le juif le plus riche au monde. Ce cas est emblématique de l'impact de l'argent privé sur nos élections. Faisant suite à la piètre performance de Gingrich dans les primaires de Caroline du Sud, Adelson a dépensé plus de 5 millions en spots publicitaires. Diffusés à la radio et à la télévision, ces spots ont violemment attaqué le favori des sondages, Mitt Romney. Le résultat ne s'est pas fait attendre, le vote se concluant par une victoire de Gingrich. Appliquant une méthode ayant fait ses preuves, la femme d'Adelson a à son tour dépensé 5 millions de dollars pour la publicité au profit de Gingrich en vue des primaires de Floride : Romnay a finalement gagné en Floride, ayant dépensé, plusieurs fois plus que ses adversaires. Cela a été également le cas en Ohio.

Passons à présent à la seconde décision, moins remarquée et pourtant bien plus critiquable. En date du 27 juin 2011, Arizona Free Enterprise Club v. Bennett a déclaré illégal le système de financement public des élections au sein de l'État de l'Arizona. En vigueur depuis plus de 14 ans, ce système était similaire à celui de plusieurs autres États. Le coeur du dispositif consistait à faire bénéficier les candidats de financements publics à la condition que ceux-ci s'engagent à ne pas recevoir d'argent privé. Afin de maintenir une parité entre les candidats financés par des fonds publics et les candidats financés par des fonds privés, la législation prévoyait en outre que l'État augmenterait la somme attribuée aux premiers dans le cas où les seconds dépenseraient une somme supérieure à un certain montant.

La majorité de la Cour suprême a déclaré ce mécanisme inconstitutionnel estimant qu'il « portait atteinte... à la liberté d'expression, » violant ainsi le Premier Amendement. Son raisonnement fut des plus confus, au contraire de celui de la majorité dans Citizens United. Dans Citizens United, l'argument de la majorité se présentait de la manière suivante : (1) la loi McCain Feingold interdit aux entreprises privées ainsi qu'aux syndicats de travailleurs d'utiliser leurs moyens financiers pour s'exprimer dans le débat public ; (2) toute expression dans le débat public requiert des moyens financiers (3) par conséquent, la loi interdit en pratique entreprises privées et syndicats de travailleurs de faire usage de leur liberté d'expression.

Rien de comparable dans Arizona, aussi bien en termes de clarté que de rigueur intellectuelle. Le souci de la majorité a été d'éviter que le système de financement public, précisément adopté pour garantir la liberté d'expression, ne finisse par la desservir. La crainte ultime des juges résidait dans la possibilité que les donateurs privés ne soient dissuadés de faire usage de leur liberté d'expression, c'est-à-dire d'exprimer leur préférence politique au travers d'un don, sachant ce don inutile - l'inutilité de ce don résultant du fait que, passé un certain montant, leurs contributions à la campagne du candidat de leur choix entraînerait le versement systématique de fonds publics supplémentaires aux adversaires de ce même candidat. Selon la formule canonique en droit constitutionnel américain, le mécanisme législatif portait donc atteinte à l'exercice de leur liberté d'expression, représentant un fardeau trop lourd à porter pour les citoyens et constituant par là une violation du premier amendement.

Je crois que la première de ces décisions, Citizens United, aussi dangereuse puisse-t-elle paraître, est une conséquence nécessaire de la conception américaine de la liberté d'expression. Conçue comme une liberté individuelle garantie face aux ingérences de l'État, elle a valeur constitutionnelle. Pour le comprendre, il nous faut revenir à l'Histoire récente. Peut-être vous souvenez-vous que le discours de l'Union de l'année dernière - auquel assistent traditionnellement l'ensemble du Parlement, le gouvernement, les chefs des forces armées, les diplomates de haut rang et bon nombre de juges de la Cour suprême - fut l'occasion d'un petit scandale.

Dans son discours, le Président Obama s'en est pris à la décision Citizens United déclarant que celle-ci abandonnait un siècle de jurisprudence constante. En gros plan sur les écrans de télévision se trouvait le visage du juge Samuel Alito, membre éminent de la majorité dans Citizens United. Il n'était pas besoin de savoir lire sur les lèvres pour le voir articuler distinctement : « faux. » Et effectivement, c'était faux - du moins pas tout à fait vrai. Depuis 1907 la loi dite Tillman dispose que « le fait pour toute... entreprise privée d'effectuer une contribution pécuniaire en lien avec une élection fédérale quelconque est contraire à la loi. » Chacun des mots de cette formule doit être pesé pour saisir l'importante nuance qu'ils contiennent. Pendant longtemps, l'influence des riches sur les élections s'est exercée au moyen de contributions, provenant d'entreprises qu'ils possédaient, aux campagnes des candidats ou à leurs partis. La loi Tillman fut initialement interprétée comme interdisant ce type de pratiques. En 1947, la loi Taft-Hartley (rédigée dans le but d'imposer des restrictions identiques aux syndicats) prévoyait qu'il « était contraire à la loi pour toute entreprise [ou syndicat]... d'effecter une contribution directe ou une dépense en lien avec une élection politique, quelque qu'elle soit. » 18 U.S.C. § 304.

Les choses en restèrent là jusqu'en 1974, date à laquelle la réforme FECA fut adoptée par le Congrès à la suite de la retentissante affaire du Watergate qui mena à la démission du président Nixon. Cette réforme, quoiqu'elle puisse paraître des plus naturels à vous autres Européens, a été perçue comme des plus radicales aux États-Unis. Son contenu tient en cinq points :

  • La limitation stricte des sommes que les personnes privées peuvent verser aux candidats et à leurs partis.
  • La limitation à 20 millions de dollars de la somme que les candidats ou leurs partis peuvent dépenser au cours d'une élection.
  • La limitation à un millier de dollars de « toute dépense qu'un individu peut faire au profit d'un candidat clairement identifié »
  • La limitation à un millier de dollars de toute dépense qu'un candidat peut, à partir de sa fortune personnelle, utiliser pour les besoins de sa campagne.
  • Le maintien de l'interdiction des contributions provenant de sociétés privées et des syndicats de travailleurs.

Ce système, si européen dans son esprit, n'a pas tenu bien longtemps aux États-Unis. Il n'a fallu que deux ans à la Cour suprême pour le poignarder en plein coeur dans sa fameuse décision Buckley v. Valeo (1976). Très critiquée, les uns la jugeant trop timide, les autres excessive, elle fait aujourd'hui toujours autorité et, il est bon de le rappeler, ne donna lieu qu'à une seule opinion véritablement discordante au sein de la Cour. Cette décision est sans doute celle qui en dit le plus sur la manière dont nous, Américains, concevons la liberté d'expression et, plus généralement, la liberté individuelle.

Commençons par exposer en détail ce que la Cour nous a dit en 1976 :

  • La limitation à un millier de dollars des contributions faites par les individus aux candidats ou à leur parti est constitutionnelle.
  • La limitation des sommes que les candidats et leurs familles peuvent dépenser au cours d'une campagne, ainsi que la limitation globale des dépenses de campagne, ne le sont pas. De même - et ce point est crucial - la limitation des contributions individuelles, effectuées indépendamment du candidat et de sa campagne, pour promouvoir ou empêcher l'élection d'un candidat, est contraire à la Constitution.

Comment la Cour a-t-elle justifiée des distinctions si pointues ? Par le biais d'une constatation simple : moyens financiers et exercice de la liberté parole sont virtuellement une seule et même chose. Une personne ne peut s'exprimer sans avoir de ressources à sa disposition ; limiter les dépenses de campagne est, par conséquent, une limitation de l'exercice de la liberté d'expression, une limitation que le Constitution ne permet pas. De ce point de vue, la loi FECA de 1974 est tout simplement une loi qui « limite la liberté d'expression » et qui est, de ce fait, inconstitutionnelle. De plus, limiter la capacité d'un candidat à dépenser son propre argent au profit de sa propre campagne est là encore une violation de la liberté constitutionnelle d'expression de ce candidat.

Les choses sont moins évidentes dans le cas des contributions pécuniaires faites par un tiers à un candidat ou à son parti, la correspondance entre de telles contributions et l'exercice de la liberté d'expression étant elle-même moins évidente. Bien entendu, cette contribution exprime un soutien, mais elle ne le fait qu'en rendant possible la parole de quelqu'un d'autre, celle du candidat. L'atteinte à la liberté du contributeur privé étant plus indirecte, elle peut être justifiée plus aisément - à savoir qu'elle proscrit la corruption ou, au moins, l'apparence de corruption. Il est clair qu'un candidat mettant à profit son propre patrimoine pour les besoins de sa campagne ne peut se corrompre lui-même. Le risque de corruption est également moindre lorsqu'une personne effectue une dépense non coordonnée et indépendante du candidat ou de son parti : en effet, cette personne exerçe sa propre liberté d'expression - non sur injonction du candidat en question, mais en suivant son propre coeur : par exemple le soutien éditorial de quelques réseaux médiatiques pour tel ou tel candidat ; par exemple, le NYT pour Obama ou le WSJ pour Romney.

Dans sa décision, la cour rejeta également une autre justification avancée par les défenseurs de ces limitations. Attardons nous un instant sur cette justification, qui se trouve sans doute être la plus naturelle. Selon elle, la limitation des dépenses reflète le désir de maintenir une certaine égalité des chances entre les candidats. Cet idéal repose sur une vision méritocratique de la démocratie, une vision selon laquelle les campagnes doivent se gagner au mérite, et non à la richesse.

Voilà donc ce que la cour nous dit en rejetant cette justification :

Est défendue devant cette cour l'idée que l'égalisation de la capacité relative des individus et des groupes à influencer les résultats électoraux peut justifier la limitation (...) du (...) plafond des dépenses. Le fait que le gouvernement puisse restreindre la liberté d'expression de certains éléments de notre société, dans le but de donner plus de poids à certaines voix relativement à d'autres, est néanmoins totalement étranger au Premier Amendement, celui-ci ayant été adopté « pour garantir »la dissémination la plus large possible d'informations provenant de sources diverses et antagonistes" » et « pour assurer l'échange sans entrave d'idées visant à la mise en place des changements politiques et sociaux désirés par le peuple. »

Extrapolons un peu : le gouvernement, l'État, la collectivité disposent d'un pouvoir très large leur permettant de modeler notre société en profondeur. Si ce gouvernement est démocratique, alors, après tout, c'est nous-mêmes qui modelons la société à laquelle nous appartenons. La liberté d'expression est l'une des conditions nécessaires de la légitimité démocratique ; sans elle l'État se trouve en position de museler le sens critique de ses citoyens et de se prémunir contre tout changement. Le principe même que certaines pensées puissent être illégitimes, que l'État puisse déclarer certaines idées mauvaises ou dangereuses pour la société et que, par conséquent, la diffusion de ces idées ou pensées puissent être punie ou limitée par la loi, est un principe qui vole purement et simplement sa légitimité à l'État.

Dit autrement, l'État peut gouverner nos ressources, notre environnement, et même notre travail. Mais il ne peut prétendre à gouverner nos consciences. C'est la raison pour laquelle il n'existe pas de vérité ou d'opinion que le gouvernement puisse déclarer indiscutables : pas même les opinions rejetant la démocratie, la liberté d'expression ou de religion, pas même les propos racistes, misogynes ou homophobes - si et seulement si, bien sûr, il ne s'agit que d'une opinion, et non, comme le dit le Juge Learned Hand, d'une opinion mise en action « speech brigaded with action » - c'est-à-dire d'un propos appelant à la violation immédiate de la loi, plutôt qu'à son abrogation ou à sa réforme. C'est ainsi que le présenta l'un des nos juges d'appel les plus respectés, Frank Easterbrook, dans un jugement de 1985, confirmé par la Cour suprême, déclarant inconstitutionnelle une loi punissant la publication de vidéos ou autres matériaux mettant en scène des femmes de manière dénigrante, tout en admettant qu'un tel usage de la liberté d'expression puisse contribuer à dégrader l'image des femmes et le respect qui leur est dû dans la société :

« En vertu du Premier Amendement, le gouvernement doit laisser au peuple le soin de se faire sa propre opinion. Grossière ou subtile, une idée est aussi puissante que le public qui l'accepte. Une croyance peut être pernicieuse - les croyances des nazis ont mené à la mort de millions de personnes, tout comme celles du Ku Klux Klan ont mené à la répression de millions d'Afro-Américains. L'ensemble de ces conséquences malheureuses dépendent de l'intermédiation mentale.

La bigoterie raciale, l'antisémitisme, la violence à la télévision, les penchants politiques des journalistes influencent et définissent, entre autres facteurs, notre socialisation. Et, pourtant, tous sont protégés en tant que formes d'expression, aussi insidieux soient-ils. Toute autre position abandonnerait au gouvernement le contrôle des institutions de la culture, le transformant en grand censeur, dont les bonnes pensées seraient aussi des pensées bonnes pour nous. »

Évidemment, l'État a lui aussi le droit de s'exprimer et d'avoir des opinions. Il a le droit de défendre l'efficacité énergétique, d'attirer l'attention du public sur le réchauffement climatique, de financer des instituts défendant des valeurs aussi différentes que la démocratie, les bienfaits d'une nutrition saine ou le respect mutuel. Nous serions dans une bien étrange situation si tout le monde, sauf les personnes parlant au nom du gouvernement, pouvait avoir son propre point de vue. Ce qui est à retenir est que de tels points de vue ne peuvent être imposés à tous, impossibles à remettre en question ou à contredire, obligatoires. Il n'y a pas de vérité d'État. Comme l'a dit Robert Jackson, juge à la Cour suprême lorsqu'il nia le droit de l'État à forcer les enfants à prêter serment d'allégeance au drapeau :

« S'il y a bien une étoile fixe dans notre constellation constitutionnelle, c'est celle qu'aucun fonctionnaire, aussi haut placé ou aussi insignifiant soit-il, ne peut décider de ce qui est orthodoxe en matière de politique, de nationalisme, de religion, ou dans tout autre domaine de la pensée, et ne peut forcer les citoyens à confesser en parole ou en acte une quelconque foi en ceux-ci. »

Ainsi, Citizen United repose sur une doctrine constitutionnelle fermement établie, celle du Premier Amendement, aux termes duquel le gouvernement n'a pas autorité pour déclarer qu'une opinion a dépassé les limites de l'acceptable, pas plus qu'il n'a le droit de déclarer que telle ou telle personne émettant telle ou telle opinion dépasse les limites de l'acceptable.

Ceci n'est pas dû au fait que la Cour dans la décision Citizens United ait défendu la proposition douteuse, si ce n'est absurde, qu'on lui attribue souvent, selon laquelle les entreprises sont des personnes à part entière - et ont donc le même droit à la liberté d'expression que les personnes dites naturelles. La position défendue par la Cour est que le gouvernement ne peut exclure du concert ou de la cacophonie du débat public les voix de ceux qui se sont associés au sein d'une entreprise, pas plus qu'il ne peut faire taire les voix des anciens détenus ou des bigots patentés. Ce qui est en jeu, ce n'est pas tant leur droit à la parole mais notre droit à les entendre - ou plutôt le fait que le gouvernement n'a aucun droit de dire qui peut ou ne peut pas être entendu.

De la même manière qu'il n'y a pas de vérité d'État, il n'y pas de directeur de conscience officiel. L'argument selon lequel les entreprises seraient si puissantes qu'elles auraient la capacité d'inonder - de noyer, selon l'expression consacrée - la voix des autres participants dans le débat public, n'apporte rien à une critique de la décision Citizens United. Cet argument est en effet fondé sur une erreur. Tout comme le gouvernement ne peut décider de ce qu'est une vérité acceptable, et tout comme il n'a pas l'autorité de déclarer qui est un acteur acceptable du débat public, il n'a pas l'autorité de proclamer ce qu'est le juste équilibre entre les différents acteurs du débat public. La métaphore de la noyade n'est rien de plus qu'une métaphore, et une métaphore qui induit en erreur. Bien entendu, si l'un d'entre eux empêchait littéralement le public d'entendre la voix des autres - en bloquant, par exemple, les ondes ou en achetant l'ensemble de la presse écrite ou télévisuelle - il y aurait une part de vrai dans cette objection. Mais ce n'est pas ce que la Cour nous dit. Ce que le la Cour nous dit est que la quantité de discours « nocifs » est telle qu'elle peut, il est vrai, détourner l'attention des autres discours, tout comme la quantité de mauvais films - pleins de porno soft et de courses poursuites aussi stupides que sans fin - détourne l'attention des grands films de Truffaut ou de Woody Allen. Mais comme le Juge Easterbrook l'expliqua : « Tous ces effets malheureux dépendent de l'intermédiation mentale. » Et, par conséquent, ils sont tous hors du pouvoir de l'État.

Il est vrai que, dans la décision Citizens United, les cinq juges de la majorité étaient républicains tandis que les quatre de la minorité étaient démocrates. Il est également vrai que la levée de l'interdiction pesant sur la liberté d'expression des entreprises privées durant les élections bénéficie avant tout aux candidats républicains et, plus généralement, à la cause républicaine. Vous avez pu voir que je ne partage pas le cynisme de ceux qui analysent cette décision comme une mascarade politique, maquillée à l'aide de grands principes et de jurisprudences.

Ma foi a cependant été un peu ébranlée à la lecture de la décision Arizona, dans laquelle, là encore, les cinq juges de la majorité étaient républicains, et les quatre de la minorité, démocrates. Il faut garder à l'esprit le fait que le financement public des élections tend, d'une part, à favoriser les démocrates et, d'autre part, à contrecarrer la tendance émergeant de Citizens United. Souvenons-nous de ce qu'était le mécanisme de financement public. Il ne limitait pas les dépenses de qui que ce soit. Son seul objet était de mettre financement public et financement privé au même niveau. Il ne contredisait pas l'enseignement de Buckley v. Valeo car il ne « restrei[gnait] [pas] la liberté de parole de certains éléments de notre société dans le but de donner une plus grande place, de donner plus de poids à certaines voix par rapport à d'autres. » S'il égalisait, s'il mettait à niveau, il le faisait en élevant et non en rabaissant ; il égalisait en rendant possible plus de parole à celui à qui l'État apporte son aide et non en limitant la parole de l'autre. Et, de fait, l'argument de la Cour contre ce mécanisme - selon lequel la mise à disposition de fonds publics supplémentaires à tel candidat dissuadait les contributeurs privés soutenant ses opposants d'exprimer leurs propres opinions - est l'exemple parfait d'un argument « totalement étranger au Premier Amendement. » Suivant le précepte du juge Easterbrook, plus de parole n'élimine jamais la parole, ou s'il le fait, il le fait par « intermédiation mentale » c'est-à-dire en « convainquant ». Les défenseurs de la liberté d'expression n'ont rien à redire à ce sujet.

Si « plus de parole » était légalement reconnu comme un facteur dissuadant l'exercice de la liberté d'expression, alors l'idée derrière les lois FECA ou BCRA aurait un sens. Le problème est que les décisions Buckley et Citizens United ont précisément rejeté cette idée. Si elle était vraie, il faudrait en conclure que le financement gouvernemental des campagnes anti-tabac viole la liberté de parole des producteurs de cigarettes ou que le financement public des campagnes célébrant les valeurs démocratiques et capitalistes viole la liberté d'expression des fascistes et des socialistes.

Vous avez devant vous un défenseur convaincu des libertés civiles, si convaincu que certains l'ont décrit comme un « First amendment voluptuary », c'est-à-dire un « voluptueux de la liberté d'expression », ainsi qu'une personne croyant à un travail du juge fondé sur des principes, à une Cour suprême construisant une jurisprudence d'inspiration profondément libérale, surtout en matière d'expression. Après ce qui me semble être l'erreur de la décision Arizona, le libéral que je suis doute mais espère encore.


(1) Le présent article reprend le texte de la Conférence organisée conjointement par l'École de Droit de Sciences Po et la Société de Législation Comparée au Conseil constitutionnel le 14 mars 2012.