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Les interdits et la liberté d’expression

Guy CARCASSONNE - Professeur de droit à Université Paris Ouest Nanterre-La Défense

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 36 (Dossier : La liberté d'expression et de communication) - juin 2012

L'écolier de la fin des années 50 se rappelle les disputes de la cour de récréation, les mots fleuris qui s'échangeaient, dont on faisait reproches mutuels et qu'achevaient le rappel définitif que nous connaissions tous : on est en République, j'ai le droit de dire ce que je veux ! Inconsciemment frottés de droit constitutionnel, nous étions aussi sûrs de notre fait que les générations qui nous avaient précédé et celles qui nous ont succédé. L'expression est-elle aujourd'hui d'usage aussi fréquent ? Sûrement pas, tant se sont hypertrophiées la sensibilité des uns, la peur de choquer des autres et Coluche ou Pierre Desproges provoqueraient de nos jours un scandale par certains des propos qui, hier, nous faisaient tant rire.

Les moeurs ont évolué. Soit ! Mais la loi les a-t-elle suivies et, si oui, le juge constitutionnel a-t-il freiné, accompagné, encouragé le mouvement ? A-t-il seulement eu assez d'occasions de le faire ? C'est ce que l'on va tenter d'évaluer car, de cet inévitable pas de deux que dansent ici les interdits et la liberté d'expression - inévitable car on sait bien qu'il n'est pas, en vérité, de liberté « générale et absolue » qui ignorerait l'interdit - le Conseil ne connaît qu'une partie des chorégraphies, faute d'être invité à regarder les autres.

La liberté d'expression sera ici envisagée dans son acception stricte, celle de la capacité à émettre, qui n'est qu'une fraction de l'article 11 de la Déclaration de 1789, l'autre étant consacrée à la liberté de communication (1).

Celle-ci a donné sensiblement plus de décisions que celle-là, ce qui s'explique aisément. D'une part, elle est souvent soumise aux régimes préventif ou déclaratif, qui supposent plus de lois que le régime répressif. D'autre part, les textes ont été très diserts, sujets à des modifications dont les alternances politiques ont encore pu accroître le nombre. Enfin, le législateur n'a pas trop souvent piétiné, et c'est heureux, le terrain d'une liberté trop vénérable pour n'être pas traitée avec quelques égards.

« Chacun peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la Loi ».

Admirons la prescience des rédacteurs qui, à la fin du XVIIIe siècle, ont proclamé cette liberté en des termes accueillants aux progrès à venir. L'invention de la photo, du cinéma, de la radio, de la télévision, voire d'Internet n'ont pas frappé d'obsolescence la formule qu'ils avaient élaborée. Constatons, en revanche, qu'elle était incomplète parce que, toute pétrie de politique, elle oubliait la création artistique, une expression à n'en pas douter, mais il est vrai que la phrase eût été moins frappante s'il avait fallu ajouter « dessiner, peindre, sculpter, composer, danser, improviser » etc.

Mais l'essentiel est bien que c'est une liberté qui est ainsi proclamée, dont seul l'abus peut être sanctionné, a posteriori, et à la condition que la loi l'ait prévu. Hors cela, son exercice est affranchi de toute contrainte et c'est justement à cela qu'on reconnaît les libertés les plus immédiates comme les plus essentielles.

Comme beaucoup d'autres, celle-ci consacre « un principe à double face » (2), puisqu'à la liberté des émetteurs répond le droit des destinataires à en bénéficier, de sorte que l'une comme l'autre doivent être soigneusement défendus.

Rien de plus naturel alors que de se tourner vers la jurisprudence constitutionnelle, pour la découvrir vigilante le plus souvent, phobique parfois, bref contrastée (I). Mais le plus édifiant, peut-être, est dans ce qu'elle n'explicite pas, le ressort mystérieux qui fonde son contrôle (II).

Une jurisprudence contrastée

Retraitée de toutes celles qui portent sur le pluralisme, l'indépendance ou le régime de la presse ou de l'audiovisuel, ou encore sur la sauvegarde des droits d'auteur et droits voisins, la liste est rapidement dressée de la demi-douzaine de décisions dans lesquelles le Conseil a eu à statuer sur la liberté d'expression au sens strict de ce terme.

A - D'abord la liberté

Il a fallu attendre 1993 pour que soit directement évoquée la substance de la liberté d'expression dans une décision du Conseil constitutionnel, mais le périmètre en cause était celui, assez étroit, des seuls enseignants et chercheurs. Ces derniers furent sensibles au rappel de ce que « par leur nature, les fonctions d'enseignement et de recherche exigent, dans l'intérêt même du service, que la libre expression et l'indépendance des enseignants-chercheurs soient garanties » (3). Les voici donc titulaires d'une liberté dont l'usage est pour eux un devoir - auxquels tous ne se plient pas avec la même alacrité - au moins autant qu'un droit. Cela posé, c'est au juge judiciaire qu'il revient ensuite de s'assurer s'il y a lieu, que ce devoir a été exercé dans des conditions de rigueur suffisantes, qu'il n'a pas jugées telles lors des nombreux démêlés qu'a provoqués Robert Faurisson, avant comme après l'adoption de la « Loi Gayssot ».

Un an après cette première décision, ce n'était plus le cercle étroit des universitaires qui s'était trouvé concerné mais, à l'opposé, celui de tous les usagers du français que le législateur avait eu l'idée saugrenue de prétendre soumettre à une police de la langue. S'appuyant sur l'affirmation constitutionnelle selon laquelle « la langue de la République est le français », mu par la pieuse volonté de bouter hors tous les termes empruntés à l'anglais, il entendait imposer le recours à une terminologie officielle et, emporté par son élan, était allé jusqu'à incorporer des personnes et des activités des plus variées. Le juge constitutionnel y mit bon ordre, d'abord, en rappelant que l'article 11 de la Déclaration de 1789 « implique le droit pour chacun de choisir les termes jugés par lui les mieux appropriés à l'expression de sa pensée » (4), ensuite en excluant que l'obligation envisagée pût s'appliquer à l'audiovisuel, public comme privé, non plus qu'aux « personnes privées, hors l'exercice d'une mission de service public » (5). Que la République s'occupe de sa langue, soit ! Mais qu'elle se mêle de celle des autres, à commencer par les citoyens, non, a dit le Conseil constitutionnel, tant ce serait contraire à la liberté d'expression, celle-ci fût-elle truffée de fautes, d'anglicismes, de barbarismes. Au passage, il observe que toute langue vivante évolue - c'est même ce qui les distingue des langues mortes - et dénie discrètement au législateur le pouvoir de guider, à plus forte raison de restreindre, de telles évolutions. La terminologie officielle n'a rien de condamnable en elle-même (6), à condition de ne pouvoir s'imposer qu'à la sphère publique, elle-même amputée de l'audiovisuel, et de n'être qu'offerte aux autres locuteurs. L'équilibre ainsi trouvé, contre le voeu du Parlement, paraît à tous égards satisfaisant.

Quelque mois plus tard, c'est un droit inédit, « le droit d'expression collective des idées et des opinions » (7), qui fait son apparition dans la jurisprudence. À vrai, dire, il s'agit moins d'une innovation que du constat de ce que la liberté d'expression peut aussi s'exercer collectivement, auquel cas, et c'est heureux, elle bénéficie d'un régime aussi protecteur que celui de l'exercice individuel.

Il faudra ensuite attendre seize ans, et l'institution dans l'intervalle de la question prioritaire de constitutionnalité, pour que le Conseil ait de nouveau l'occasion de rappeler l'emprise de la liberté. Elle a porté alors sur l'exception de vérité en matière de diffamation, laquelle n'était pas recevable, du fait de l'article 35 de la vénérable loi du 29 juillet 1881, pour des faits vieux de plus de dix ans. Le Conseil n'a pas rejeté le principe d'une limitation, faute de laquelle non seulement aucun droit à l'oubli n'existerait plus mais encore les victimes hésiteraient à poursuivre les auteurs si cela offrait à ces derniers l'occasion de remuer, avec force publicité, un passé qu'elles pouvaient souhaiter maintenir enterré. En revanche, il a jugé le périmètre excessif en ceci qu'il était énoncé en des termes généraux et absolus, que le législateur, au demeurant, avait déjà commencé à restreindre à l'égard de certains faits particuliers (8). Les débats historiques, scientifiques, voire politiques pouvaient s'en trouver abusivement entravés et, avec eux, la liberté d'expression. Aussi bien le Conseil a-t-il abrogé le b de l'article 35 de la loi de 1881 (9), qui avait été introduit dans celle-ci par l'ordonnance du 6 mai 1944 relative à la répression des délits de presse. Ce faisant, il a adopté la même position, pour les mêmes motifs, que celle qu'avait déjà prise la Cour européenne des droits de l'homme (10). On peut y voir une trace supplémentaire de l'influence de Strasbourg sur Paris, mais on peut aussi penser que cette décision rejoignait les tendances qui étaient spontanément celles du Conseil constitutionnel.

C'est une forme d'apothéose qu'a apportée la décision censurant la loi qui entendait réprimer la négation ou la minimisation outrancière du génocide arménien (11). Ici, point de fioritures ni de faux fuyants. Le Conseil avait la possibilité de censurer sur un moyen plus technique - comme le principe de légalité des infractions et des sanctions que malmenaient des définitions incertaines - mais il a préféré prendre le sujet de front et conclure sèchement que « législateur a porté une atteinte inconstitutionnelle à l'exercice de la liberté d'expression et de communication » (12). On n'avait jamais trouvé de formulation aussi nette et, du même coup, aussi irrémédiable. Elle a vite coupé court à toute velléité d'un texte de substitution, dont on voit mal comment il aurait pu surmonter un obstacle aussi radical : la pénalisation n'était ni nécessaire, ni proportionnée. On y reviendra.

Au passage, le juge a soldé le compte des lois dites mémorielles et, par la même occasion, a donné naissance une catégorie juridique nouvelle.

C'était, en effet, la loi n° 2001-70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915 qui, dans son article unique, avait procédé à cette reconnaissance sur laquelle le législateur de 2012 avait voulu s'appuyer. Sur ce texte de 2001, le Conseil considère sobrement « qu'une disposition législative ayant pour objet de « reconnaître » un crime de génocide ne saurait, en elle-même, être revêtue de la portée normative qui s'attache à la loi » (13). Sans doute n'est-il pas abusif d'en déduire qu'il en va de même de toute loi qui se borne à reconnaître un fait historique (14).

Voici que nous découvrons ainsi une catégorie constitutionnelle nouvelle, celle des non-lois, pas assez nocives pour être censurées, pas assez normatives pour être des lois. Elles continuent donc de figurer dans le droit positif, mais sans qu'aucune valeur puisse y être attachée. Aujourd'hui, le nouvel article 34-1 de la Constitution offre une alternative bienvenue. Aux parlementaires qui ne s'en satisferaient pas, il resterait alors la ressource de déposer une « proposition de non-loi », que l'article 39 ne prévoit ni n'exclut !

Cette décision rend d'autant plus vif le regret de celle rendue par la Cour de cassation sur la loi Gayssot (15) : le juge judiciaire a considéré qu'il n'y avait pas atteinte à la liberté d'expression. Tant pis, donc, pour le juge constitutionnel dont c'était l'office naturel, en quelque sens qu'il eût tranché.

Au moins la décision du 28 février 2012 devrait-elle tempérer certaines ardeurs législatives. Le Conseil s'est montré déterminé dans la défense de la liberté d'expression, ce qui pourrait suffire à dissuader ceux qui voudraient à nouveau l'attaquer. Une protection sérieuse lui est désormais acquise, vigilante et ferme, qui n'envisage qu'avec beaucoup de circonspection les limitations qu'elle tolère.

B - Limites et phobies

Point de liberté sans bornes et au législateur le soin de les fixer, comme l'a énoncé une fois pour toutes l'article 4 de la Déclaration de 1789. Aussi bien le Conseil constitutionnel admet-il sans difficulté que des limites soient instituées, même à la liberté d'expression, à condition qu'elles soient justifiées et raisonnables.

Il ne lui a paru ni injustifié ni déraisonnable que soit ainsi protégés d'outrages publics l'emblème et l'hymne nationaux, par le nouvel article 433-5-1 introduit dans le code pénal par la loi n° 2003-239 du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure (16). La chose lui était d'autant plus aisée que, il n'a pas manqué de le rappeler, le drapeau tricolore et La Marseillaise sont mentionnés à l'article 2 de la Constitution. En outre, il a souligné que l'incrimination ne serait pas générale mais circonscrite aux seules « manifestations publiques à caractère sportif, récréatif ou culturel se déroulant dans des enceintes soumises par les lois et règlements à des règles d'hygiène et de sécurité en raison du nombre de personnes qu'elles accueillent » (17). Bref, il est des symboles, des lieux, des circonstances où le respect peut primer sur la liberté d'expression. On peut alors se demander si, derrière cette invocation de l'article 2, ne reposerait pas, prêt à s'éveiller à tout moment, un virtuel délit d'outrage à la Constitution. Il ferait des ravages...

Le Conseil, enfin, n'a eu aucune difficulté, non plus sans doute qu'aucun état d'âme, à accepter le blocage de l'accès à des sites de pédopornographie, lors même que les saisissants s'étaient inquiétés, du bout de la plume seulement, d'une possible atteinte à la liberté de communication (18).

Chaque fois, donc, qu'il a eu à se prononcer sur des sujets mettant directement en cause la liberté d'expression, le juge en a fermement assuré la défense, tandis qu'il a consenti à des interdits dont le principe n'avait certes rien d'inadmissible.

Il est, en revanche, un sujet sur lequel il s'est montré très constamment et inexplicablement fermé : celui des langues régionales.

C'est par une motivation superficielle et contradictoire que la décision 99-412 DC du 15 juin 1999 avait conclu à l'impossibilité de ratifier la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. Superficielle car elle n'avait pas pris le soin d'examiner un à un les engagements très sélectivement retenus par le gouvernement, examen qui lui eût permis de constater qu'aucun de ceux-ci ne reconnaissait « des droits collectifs à quelque groupe que ce soit » (19). Contradictoire car elle mentionne elle-même le fait que « la Charte reconnaît à chaque personne » (20) des droits qui, partant, ne sont pas ceux d'un groupe quel qu'il soit.

En fait, c'était rien de moins qu'une réaction phobique par laquelle le juge s'est détaché de la froideur analytique qui aurait dû demeurer la sienne, pour laisser s'exprimer les sentiments hostiles d'une majorité - très faible dit-on - de ses membres. Ainsi la tolérance à l'égard de ceux qui, attachés, comme c'est bien leur droit, aux langues régionales ou minoritaires, souhaitent les faire vivre, est apparue comme une menace pour l'unicité du peuple, l'unité de la Nation et la solidité de la République. C'est beaucoup.

Le constituant s'est prononcé ensuite, de manière il est vrai très ambiguë. La consécration du français comme langue de la République avait été initialement conçue comme destinée à lutter contre l'invasion de l'anglais. Par un curieux basculement, cette mention fut retournée contre les langues régionales. Pour démontrer que telle n'était pas la véritable intention, la révision de 2008 conduisit à introduire dans la Constitution son nouvel article 75-1 (21). Peut-être le Conseil constitutionnel en tirerait-il des conséquences. Nullement.

Saisi d'une QPC fondée sur cette nouvelle disposition, le Conseil a refusé de l'examiner, considérant qu'elle « n'institue pas un droit ou une liberté que la Constitution garantit » (22). Voici donc un patrimoine qui est celui de la France, mais dont aucun Français ne peut demander la protection, pas même une res nullius qui n'a pas de maître mais est appropriable, moins encore une res communis qui ne peut être appropriée mais appartient à tous. La Constitution aurait ainsi constaté l'existence d'un patrimoine d'une espèce tout à fait inédite, celui qui existe, est formellement consacré, mais sans que puisse en être tirée la moindre conséquence autre que d'une éventuelle dénégation, aussi dénuée d'effets que la proclamation elle-même.

Ce n'était pourtant pas qu'il fût bien difficile de se tourner vers les saines pratiques du droit privé tout à fait recommandables ici, en particulier celles du droit des sociétés. Ce dernier distingue traditionnellement l'action ut universi, par laquelle les dirigeants assurent la protection de l'intérêt social, et l'action ut singuli qui, en cas de défaillance de la précédente, autorise tout actionnaire à se mobiliser lui-même, non dans son seul intérêt mais dans celui de tous (23). Appliqué à l'espèce, ce raisonnement simple aurait conduit à donner une substance réelle à un article de la Constitution qui, sans cela, en manque étonnamment. Qu'importe ! Une nouvelle fois, pour le même sujet, les réactions épidermiques ou agacées ou condescendantes l'ont emporté sur la raison, et tant pis pour les langues régionales et leurs locuteurs. Autant le rejet de la QPC eût été compréhensible, autant l'est nettement moins le refus de l'examiner.

C'est d'autant plus dommage que, à cette désolante exception près, le Conseil fait preuve, en matière de liberté d'expression, d'une rigueur que l'on est porté à saluer sans réserve. Sans réserve, mais pas sans interrogation, car il reste à en éclairer le fondement juridique.

Le ressort mystérieux

Dans le dernier état de sa jurisprudence sur la liberté d'expression, le Conseil constitutionnel rappelle que « les atteintes portées à l'exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif poursuivi » (24). C'est clair et c'est sage, mais d'où vient donc cette heureuse trilogie et que signifie-t-elle en droit ? Allons voir et nous découvrirons qu'elle trouve sa source dans le droit commun de l'Europe et sa justification dans la Déclaration de 1789, mais sans que l'on sache clairement lequel de ses articles.

A - Une source communautaire

Lorsque fut introduit le droit de vote et d'éligibilité des citoyens de l'Union résidant en France, il fallut d'abord réviser la Constitution, afin d'y introduire son article 88-3, puis adopter une loi organique pour la mettre en oeuvre, laquelle dut à son tour transcrire la directive 94/80/CE du 19 décembre 1994 du Conseil de l'Union européenne fixant les modalités de l'exercice du droit de vote et d'éligibilité aux élections municipales pour les citoyens de l'Union résidant dans un État membre dont ils n'ont pas la nationalité.

C'est le § 3 de l'article 5 de cette directive qui, envisageant les restrictions dont ce nouveau droit pouvait être l'objet, précisait que chacune devait être « appropriée, nécessaire et proportionnée à l'objectif visé ». Cette mention fut citée par le Conseil constitutionnel dans la décision qu'il rendît sur la loi organique (25) tandis qu'on ne la trouve, même sous une forme plus ou moins proche, dans aucune décision antérieure. A l'évidence, elle plut.

Cela ne se traduisit pas immédiatement mais quelqu'un, dix ans plus tard, se rappela peut-être la formule qui fit son apparition, pour la première fois, en 2008 (26). Elle avait été légèrement retouchée, « approprié » étant remplacé par « adapté ». Le commentaire, dans les Cahiers, identifia lui-même l'influence en l'attribuant, non pas à cette directive antérieure, mais à « la pratique d'autres cours constitutionnelles, notamment la Cour constitutionnelle allemande » (27).

Comme le remarquait le même commentaire, « jusqu'à la décision n° 2007-562 DC, le Conseil n'avait jamais utilisé ensemble les trois éléments de ce triple test mais séparément ou deux par deux ».

À la suite de cette première utilisation, au contraire, la trilogie est devenue d'usage fréquent puisqu'on la retrouve dans huit autres décisions rendues en moins de quatre ans (28). Le lecteur attentif observe une variante, dont la signification - s'il y en a une - ne ressort pas clairement : dans cinq considérants sont visées des restrictions « adaptées, nécessaires ... », tandis que dans quatre autres, l'ordre des deux premiers adjectifs est inversé pour devenir « nécessaires, adaptées ... ».

Ce récent « triple test » trouve à s'appliquer de manière naturelle lorsque sont en cause ces négations mêmes de la liberté qu'en constituent la privation pure et simple, qu'elle soit consécutive à une rétention de sûreté (29), à une hospitalisation sans consentement (30) ou encore au placement en rétention d'un étranger (31).

Mais ce même triple test présente assez de vertus, dont le bon sens n'est pas la moindre, pour mériter de s'étendre, sans réelles difficultés d'adéquation, à pratiquement n'importe quelle autre liberté, dont la liberté d'expression. Aussi fut-ce celle-ci que l'on retrouva au coeur des autres décisions (32).

Cette extension, pourtant, ne va pas de soi et devrait trouver un fondement plus solide que celui invoqué jusqu'ici.

B - Une justification incertaine

En matière de peines, il n'y a pas loin à chercher pour trouver l'exigence de nécessité puisqu'elle figure, expressément, à l'article 8 de la Déclaration de 1789. Pas beaucoup d'efforts non plus pour élargir l'exigence à toute privation de liberté puisque l'article 9 fustige, en tout état de cause, « toute rigueur qui ne serait pas nécessaire » pour s'assurer d'une personne.

À partir de cela, le Conseil constitutionnel considère que toutes les mesures restrictives de liberté, quel qu'en soit le champ, « doivent respecter le critère de la « rigueur nécessaire » : la liberté personnelle ou individuelle ne saurait être entravée par une rigueur qui ne soit pas nécessaire. » Et le commentaire conclut : « Ce critère est devenu le fil rouge de la jurisprudence du Conseil constitutionnel » (33).

Voilà qui est fort sympathique et mérite la plus chaleureuse adhésion mais laisse néanmoins perplexe. L'article 8 a un champ précis. L'article 9 a un champ étroit. On ne voit pas que ni l'un ni l'autre ait eu pour objet ou ait pu avoir pour effet de subordonner toute limitation de toute liberté à une exigence de nécessité. Le terme, ou ses dérivés, ne se trouve que dans cinq articles de la Déclaration (8, 9, 12, 14, 17), d'où il n'est pas interdit de déduire, a contrario, que l'absence dans les autres dispositions n'est pas fortuite ou involontaire.

Dans le même temps, le juge ne cesse de le rappeler lui-même, « la Constitution ne confère pas au Conseil constitutionnel un pouvoir général d'appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement » (34). Pourquoi, dès lors, ne pas consentir au Parlement la capacité d'instituer des interdits, des limitations aux libertés, hors les rares cas où la nécessité s'impose explicitement, par cela seul qu'il les estimerait utiles, souhaitables, opportuns ? Bien sûr, le double contrôle de l'adaptation et de la proportionnalité subsisterait mais, sous cette réserve, au nom de quoi exiger une nécessité au lieu d'une simple utilité alors que, on vient de le souligner, il faut beaucoup solliciter l'article 9 pour lui faire dire que le critère de la « rigueur nécessaire » est une arme tout azimut, une disposition qui protégerait toutes les libertés ?

Cette justification là ne semble pas très convaincante, donc très discutable et tout aussi fragile, mais ce n'est pas grave.

Ce n'est pas grave car la Déclaration offre une autre ressource qui conduit, plus sûrement et tout aussi efficacement, au même résultat. Il s'agit de la première phrase de l'article 5 : « La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société ». Tout est dit.

Le législateur ne peut interdire ce qu'il veut - force reste à la liberté - mais ne doit s'avancer sur le terrain de la prohibition que pour entraver ce qui est nuisible à la société. Alors, la limitation est nécessaire, mais alors seulement la limitation est possible faute de quoi, n'étant pas nécessaire, la loi n'a pas le droit de défendre.

On est frappé de ce que cet article ne suscite le plus souvent de commentaires qu'assez laconiques (35) et de ce qu'il n'est visé - peut-être ceci explique-t-il cela - qu'une seule fois dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel (36), cependant que l'on peut, sans excès, le tenir pour l'une des dispositions cardinales du texte et, au-delà, de tout notre système juridique. Il est en effet celui qui, bien avant les anarchistes nanterrois de 1968, affirme qu'il est interdit d'interdire, celui qui, partant, étend son périmètre à toutes les libertés, sans exception, et beaucoup plus directement que la construction opérée à partir de la rigueur nécessaire - ou plutôt de son absence - de l'article 9.

On pourrait objecter que le problème est ainsi déplacé davantage que réglé, à raison des incertitudes qui pèsent sur la définition des actions nuisibles à la société. Mais on revient alors aux difficultés classiques tenant aux pouvoirs d'appréciation respectifs du législateur et du Conseil constitutionnel. Ce dernier, en revanche, dispose bien ainsi d'une justification difficilement contestable à l'exigence de nécessité qu'il impose à juste titre à toute limitation de la liberté.

De plus, et dans le même mouvement, les deux autres requis trouvent aussi leur justification : l'interdit qui ne serait pas adapté s'il manquait la cible qui lui est assignée, pas plus qu'il ne serait proportionné à celle-ci s'il était par trop large ou intense. C'est donc toute la trilogie qui, fondée dans le domaine répressif sur les articles 8 et 9, peut s'étendre partout ailleurs sur le fondement de l'article 5.

La liberté de s'exprimer en est la première bénéficiaire. A n'en pas douter, sont nuisibles à la société les actions qui portent atteinte à son ordre public ou qui bafouent, individuellement ou collectivement, la liberté de n'importe lequel de ses membres. De là, après les avoir pesées au trébuchet, la possibilité de les interdire. Et si un doute subsiste au terme du premier test, les deux suivants permettront de le lever.

Au contraire, ce qui ne fait que heurter, choquer, éventuellement peiner, ne saurait être considéré comme nuisible à la société mais seulement à la sensibilité, parfois hypertrophiée, de qui est heurté, choqué, peiné. Les propos anodins, lénifiants ou énoncés pour ne déranger personne, par définition, n'ont guère besoin de sauvegarde. En conséquence, le fait que tel discours puisse être pénible, voire insupportable, à certains de ceux qui le reçoivent, loin d'être motif suffisant à l'interdire, traduit l'exercice de cette liberté fondamentale, son essence même.

C'est bien ainsi que le Conseil constitutionnel l'entend - sauf quand il est question de langues régionales... - et l'on n'en attend pas moins de lui. Sa décision du 28 février 2012 l'a montré déterminé, même face à une conjonction politique rare. Qu'il continue, qu'il soit aussi exigeant toujours, qu'au passage il adopte des fondements plus solides et l'on sera très satisfait.


(1) Th. Renoux, M. de Villiers, Code constitutionnel, Litec, 2011, p. 181.

(2) Jean Morange, « La protection constitutionnelle et civile de la liberté d'expression », Revue internationale de droit comparé, vol. 42, n° 2, avril-juin 1990, p. 771.

(3) Décision 93-322 DC du 28 juillet 1993, considérant n° 7.

(4) Décision 94-345 DC du 29 juillet 1994, considérant n° 6, AJDA 1994. 731, note P. Wachsmann ; D. 1995. 295, obs. E. Oliva ; ibid. 303, obs. A. Roux.

(5) Ibid., considérants nos 9 et 10.

(6) Elle a d'ailleurs enregistré de brillants succès comme, par exemple, celui de « ordinateur », qu'on lui doit et qui s'est imposé sans difficultés.

(7) Décision 94-352 du 18 janvier 1995, considérant n° 16, D. 1997. 121, obs. J. Trémeau.

(8) À commencer par les agressions et atteintes sexuelles commises contre un mineur, par l'effet de la loi n° 98-468 du 17 juin 1998.

(9) Décision 2011-131 QPC du 20 mai 2011, D. 2011. 1420, obs. S. Lavric ; ibid. 2823, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, S. Mirabail et T. Potaszkin ; ibid. 2012. 765, obs. E. Dreyer ; AJ pénal 2011. 414, obs. J.-B. Perrier ; Constitutions 2011. 388, obs. D. de Bellescize ; ibid. 537, obs. A. Darsonville ; RSC 2011. 401, obs. Y. Mayaud.

(10) CEDH, deuxième section, 7 novembre 2006, Mamère c. France, n° 12697/03, D. 2007. 1704, note J.-P. Marguénaud ; RSC 2008. 140, obs. J.-P. Marguénaud et D. Roets.

(11) Décision 2012-647 DC du 28 février 2012, D. 2012. 987, note J. Roux.

(12) Considérant n° 6.

(13) Ibid.

(14) Ce qui n'est pas nécessairement le cas de la loi n° 2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité, puisqu'elle qualifie en crime contre l'humanité une ignominie qui peut être encore commise de nos jours.

(15) Cass., 7 mai 2010, n° 09-80.774, D. 2010. 1286 ; Cah. Cons. const. 2010. 256, chron. P. de Montalivet ; ibid. 261, chron. A. Vidal-Naquet ; Constitutions 2010. 366, obs. A.-M. Le Pourhiet ; ibid. 2011. 396, obs. D. de Bellescize ; RSC 2010. 640, obs. J. Francillon ; ibid. 2011. 178, obs. B. de Lamy ; RTD civ. 2010. 504, obs. P. Deumier.

(16) Décision 2003-467 DC du 13 mars 2003, considérants nos 99 à 106, D. 2004. 1273, obs. S. Nicot ; RSC 2003. 614, obs. V. Bück ; ibid. 616, obs. V. Bück.

(17) Ibid., considérant n° 104.

(18) Décision 2011-625 DC du 10 mars 2011, considérant n° 7, AJDA 2011. 532 ; ibid. 1097, note D. Ginocchi ; D. 2011. 1162, chron. P. Bonfils ; AJCT 2011. 182, étude J.-D. Dreyfus ; Constitutions 2011. 223, obs. A. Darsonville ; ibid. 581, chron. V. Tchen ; RSC 2011. 728, chron. C. Lazerges ; ibid. 789, étude M.-A. Granger ; ibid. 2012. 227, obs. B. de Lamy.

(19) Considérant n° 6.

(20) Considérant n° 9.

(21) « Les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France. »

(22) Décision 2011-130 QPC du 20 mai 2011, considérant n° 3, AJDA 2011. 1053 ; ibid. 1963, note M. Verpeaux.

(23) M. Cozian, A. Viandier, F. Deboissy, Droit des sociétés, LexisNexis, 22e éd., 2011, n° 287 et s., p. 167.

(24) Décision 2011-647 DC précitée, considérant n° 5.

(25) Décision 98-400 DC du 20 mai 1998, considérant n° 27, AJDA 1998. 531 ; ibid. 485, note J.-E. Schoettl ; D. 2000. 58, obs. P. Gaïa ; RFDA 1998. 671, note B. Genevois.

(26) Décision 2008-562 DC du 21 février 2008, considérant n° 13, AJDA 2008. 714, note P. Jan ; D. 2008. 1359, chron. Y. Mayaud ; ibid. 2025, obs. V. Bernaud et L. Gay ; ibid. 2009. 123, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé et S. Mirabail ; GDCC, 15e éd. 2009, n° 48 ; Constitutions 2010. 235, obs. M. Disant ; RSC 2008. 731, note C. Lazerges ; ibid. 2009. 166, obs. B. de Lamy.

(27) Les Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 24, 2008, p. 21.

(28) Décisions 2009-580 DC du 10 juin 2009, considérant n° 15, AJDA 2009. 1132 ; D. 2009. 1770, point de vue J.-M. Bruguière ; ibid. 2045, point de vue L. Marino ; ibid. 2010. 1508, obs. V. Bernaud et L. Gay ; ibid. 1966, obs. J. Larrieu, C. Le Stanc et P. Tréfigny-Goy ; Constitutions 2010. 97, obs. H. Périnet-Marquet ; ibid. 293, obs. D. de Bellescize ; RSC 2009. 609, obs. J. Francillon ; ibid. 2010. 209, obs. B. de Lamy ; ibid. 415, étude A. Cappello ; RTD civ. 2009. 754, obs. T. Revet ; ibid. 756, obs. T. Revet ; RTD com. 2009. 730, étude F. Pollaud-Dulian ; 2010-3 QPC du 28 mai 2010, considérant n° 6, AJDA 2010. 1606, note O. Dord ; RDSS 2010. 1061, étude L. Gay ; 2010-71 QPC du 26 novembre 2010, considérant n° 16, AJDA 2011. 174, note X. Bioy ; ibid. 2010. 2284 ; D. 2011. 1713, obs. V. Bernaud et L. Gay ; ibid. 2565, obs. A. Laude ; RFDA 2011. 951, étude A. Pena ; RDSS 2011. 304, note O. Renaudie ; Constitutions 2011. 108, obs. X. Bioy ; RTD civ. 2011. 101, obs. J. Hauser ; 2011-131 QPC du 20 mai 2011, considérant n° 3, D. 2011. 1420, obs. S. Lavric ; ibid. 2823, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, S. Mirabail et T. Potaszkin ; ibid. 2012. 765, obs. E. Dreyer ; AJ pénal 2011. 414, obs. J.-B. Perrier ; Constitutions 2011. 388, obs. D. de Bellescize ; ibid. 537, obs. A. Darsonville ; RSC 2011. 401, obs. Y. Mayaud ; 2011-631 DC du 9 juin 2001, considérant n° 66, AJDA 2011. 1174 ; ibid. 1936, étude O. Lecucq ; Constitutions 2011. 581, chron. V. Tchen ; ibid. 2012. 63, obs. A. Levade ; 2011-135/140 QPC du 9 juin 2001, considérant n° 7, AJDA 2011. 1177 ; D. 2011. 2565, obs. A. Laude ; RFDA 2011. 951, étude A. Pena ; Constitutions 2011. 400, obs. X. Bioy ; RTD civ. 2011. 514, obs. J. Hauser ; 2011-174 QPC du 6 octobre 2011, considérants n° 6 et 10, AJDA 2011. 1927 ; Constitutions 2012. 140, obs. D. Fallon ; RTD civ. 2012. 92, obs. J. Hauser ; et, bien sûr, décision 2012-647 DC précitée.

(29) Décision 2008-562 précitée.

(30) Décisions 2010-71 QPC, 2011-135/140 QPC, 2011-174 QPC précitées.

(31) Décision 2011-631 DC précitée.

(32) 2009-580 DC, 2011-131 QPC, 2012-647 DC précitées.

(33) Commentaire précité, p. 21.

(34) Décision 2012-233 QPC du 21 février 2012, considérant n° 9, pour prendre le dernier exemple en date, AJDA 2012. 349 ; ibid. 841, note P. Chrestia ; D. 2012. 545, édito. F. Rome ; ibid. 563, point de vue F. Rolin.

(35) À commencer par ceux de l'auteur (qui y remédiera dès que possible).

(36) Décision 2000-426 DC du 30 mars 2000, considérant n° 5 à propos des incompatibilités, lesquelles sont affirmées, sans autre explication, ne pas lui être contraires, AJDA 2000. 442, note J.-E. Schoettl ; D. 2001. 1843, obs. R. Ghevontian.