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Prix de thèse : « Constitution et sécurité intérieure. Essai de modélisation juridique »

Marc-Antoine GRANGER - Docteur en droit et ATER à l'Université de Pau et des Pays de l'Adour

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 33 (Etudes) - octobre 2011

L'article suivant est une présentation par son auteur de l'ouvrage Constitution et sécurité intérieure, Essai de modélisation juridique1, Prix de thèse du Conseil constitutionnel 2011
Paris : LGDJ, 2011.- 493 p. (Bibliothèque constitutionnelle et de science politique, 138)

Résumé : Le besoin de sécurité règne sans partage. Dans le contexte post-11 septembre 2001 marqué par la permanence de la menace terroriste, il se traduit par un emballement sécuritaire ô combien préoccupant. La consolidation permanente de l'arsenal policier contraste fortement avec la tradition libérale de notre droit selon laquelle « la liberté est la règle, la restriction de police l'exception ». En ancrant au cœur de la politique publique de sécurité intérieure l'existence d'un « droit fondamental à la sécurité », le législateur semble même avoir renversé le principe et l'exception. C'est en observant ce glissement sécuritaire qu'apparaît l'opportunité de mettre en exergue les mécanismes qui régissent les rapports entre la Constitution et la sécurité intérieure. Par une entreprise inédite de modélisation juridique, cette thèse offre une « grille de lecture » qui, pour tout dispositif policier (vidéoprotection, relevé ou contrôle et vérification d'identité, garde à vue, sonorisation de lieux ou de véhicules, etc.), indique les limites constitutionnelles d'ordre substantiel à observer. Son principal intérêt réside dans sa fonction prédictive : elle constitue un atout essentiel pour qui cherche à étudier, à élaborer ou à contrôler une mesure de police. Assis essentiellement sur une analyse minutieuse de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, cet essai de modélisation des rapports entre la Constitution et la sécurité intérieure se présente comme un acquis indispensable pour la résolution des conflits entre les droits et libertés fondamentaux et l'ensemble des dispositifs policiers.


Depuis la seconde moitié des années 1970, l'augmentation de la délinquance, l'évolution constante des incivilités et la prise en compte du sentiment d'insécurité se sont progressivement déclinées sur l'état du droit positif. Aussi le législateur n'a-t-il cessé de retoucher l'équilibre sécurité / liberté en élaborant nombre de lois destinées à renforcer l'efficacité de la réponse à l'insécurité. La récente loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (LOPPSI) témoigne, s'il en était besoin, de cette orientation. Le besoin de sécurité règne sans partage. Dans un contexte post-11 septembre 2001 marqué par la permanence de la menace terroriste sous toutes ces formes, l'emballement sécuritaire, qui se traduit par la consolidation des moyens policiers, devient préoccupant. Cette consolidation de la panoplie policière contraste fortement avec la tradition libérale de notre droit selon laquelle « la liberté est la règle, la restriction de police l'exception ». Un renversement pourrait même se dessiner : le principe deviendrait alors la sécurité, la liberté l'exception. C'est en tout cas ce que l'on peut craindre lorsque le législateur ancre au coeur de sa politique publique de sécurité intérieure l'existence d'un « droit fondamental à la sécurité ». Cette consécration d'un droit fondamental à la sécurité, qui s'inscrit dans la logique actuelle de l'individualisation des droits, ne saurait tromper personne : elle dissimule l'exigence de sécurité sous une sorte de « voile de pudeur ». Promue au rang de « droit fondamental » par le législateur, la sécurité menace d'être un prétexte justifiant un constant renforcement des pouvoirs policiers. Or, croire que l'on peut conforter les droits fondamentaux de la personne uniquement en renforçant sa sécurité et celle de ses biens, c'est courir le risque d'une société liberticide.

C'est en observant ce glissement sécuritaire qu'est apparue l'opportunité de mettre en exergue les mécanismes qui régissent les rapports entre la Constitution et la sécurité intérieure. D'un côté, au sommet de la hiérarchie des normes, la Constitution promeut tout à la fois, la sécurité à travers les objectifs de sauvegarde de l'ordre public et de recherche des auteurs d'infractions, et la liberté à travers les droits et libertés constitutionnellement garantis. D'un autre côté, la sécurité intérieure désigne la branche policière des politiques publiques sécuritaires, c'est-à-dire l'ensemble des dispositifs de police administrative et de police judiciaire. Certes, ce « face-à-face » entre la liberté et la sécurité est bien connu et nombreux sont les travaux qui lui sont consacrés. Aucun n'en offre cependant une vue d'ensemble. Les approches jusque-là retenues sont effectivement ponctuelles et partielles, l'échelle d'étude alors employée se situant au niveau « micro-juridique », c'est-à-dire au niveau d'un dispositif policier en particulier (vidéoprotection, fichier de police, contrôle d'identité, etc.), d'un droit ou d'une liberté fondamental(e) (liberté d'aller et de venir, liberté individuelle, vie privée, etc.), voire d'un type de délinquance (terrorisme, criminalité et délinquance organisées, etc.). Au terme de ces analyses micro-juridiques, la détermination des limites constitutionnelles aux dispositifs policiers ne semble pouvoir se réaliser qu'au cas par cas. Sous cet angle, observer la relation entre la Constitution et la sécurité intérieure, c'est un peu regarder dans un kaléidoscope : chaque droit ou liberté fondamental(e) affecté(e) par les dispositifs policiers de sécurité intérieure donne à voir une nouvelle image de la relation. Dès lors, sans pour autant renier les apports de la démarche micro-juridique, cette thèse a pour ambition de s'en affranchir en adoptant une perspective « macro-juridique », c'est-à-dire une vue d'ensemble qui embrasse tous les dispositifs de police. Dans le cadre de cette approche macro-juridique, la question a été de savoir si la détermination des limites constitutionnelles aux dispositifs de sécurité intérieure est davantage prévisible ? Par une entreprise inédite de modélisation, il s'est agi d'élaborer une « grille de lecture » qui, pour tout dispositif policier (vidéoprotection, relevé ou contrôle et vérification d'identité, garde à vue, etc.), indique les limites constitutionnelles d'ordre substantiel à observer. Son principal intérêt réside dans sa fonction prédictive : elle constitue un atout essentiel pour qui cherche à étudier, à élaborer ou à contrôler une mesure de police. Mais cet essai de modélisation s'est rapidement heurté à un obstacle fondamental : le projet de modélisation est-il seulement possible ? Autrement dit, l'analyse juridique permet-elle de fixer les règles du jeu en vue d'identifier les limites constitutionnelles aux mesures de police quelles qu'elles soient ? La démonstration apporte une réponse affirmative mais nuancée. Assis essentiellement sur une analyse minutieuse de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, cet essai de modélisation des rapports entre la Constitution et la sécurité intérieure se présente comme un acquis indispensable pour la résolution des conflits entre les droits et libertés fondamentaux et l'ensemble des dispositifs policiers même s'il ne livre pas de solution définitive.

Au moment de concevoir la modélisation des rapports entre la Constitution et la sécurité intérieure, la distinction entre les deux types de police s'est imposée spontanément. Elle constitue la principale porte d'entrée dans la relation étudiée. Jouissant d'un fort ancrage au sein des jurisprudences administrative et judiciaire, la distinction policière bénéficie également d'un solide point d'attache au sein de la jurisprudence constitutionnelle à travers les deux objectifs de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public et de recherche des auteurs d'infractions. Le premier constitue le support de réception à la branche administrative de la police, le second représente le support de réception à la branche judiciaire de la police. Partant, l'activation de l'un ou de l'autre des deux objectifs permet au juge constitutionnel de situer juridiquement le second terme du couple « Constitution et sécurité intérieure ». Pour filer la métaphore, la distinction entre les deux types de police attire et rassemble, à la manière d'un aimant, les dispositifs policiers autour de deux pôles en fonction de leur « charge » administrative ou judiciaire. En outre, supportée par les deux objectifs de sauvegarde de l'ordre public et de recherche des auteurs d'infractions, la distinction policière revêt du même coup une valeur constitutionnelle « par emprunt » qui, sur le plan du régime des droits fondamentaux, s'exprime par la correspondance établie entre la nature (administrative ou judiciaire) des dispositifs policiers et un ensemble de limites constitutionnelles clairement identifiables. Deux standards de limites constitutionnelles ont ainsi pu être constitués.

Le standard applicable aux dispositifs de police administrative comprend deux limites. D'une part, le législateur se doit de poursuivre un but de police administrative. La poursuite de ce but signifie que toute mesure de police administrative doit être justifiée par la nécessité de sauvegarder l'ordre public, le Conseil constitutionnel sanctionnant les éventuels détournements de pouvoir commis par le législateur. D'autre part, apparue dans la jurisprudence administrative, l'interdiction de privatiser la police administrative a gagné les terres du droit constitutionnel. Elle fait en principe obstacle à ce que le législateur puisse confier des activités de police administrative à une personne privée aux lieu et place de la puissance publique.

Le standard applicable aux dispositifs de police judiciaire comprend trois limites.

Primo, tout dispositif de police judiciaire doit nécessairement avoir pour finalité la recherche des auteurs d'infractions. Secundo, la Constitution interdit de privatiser la police judiciaire, c'est-à-dire de sous-traiter à des sociétés privées l'exercice de missions de police judiciaire. Tertio, tout dispositif de police judiciaire doit nécessairement être placé sous la direction et le contrôle de l'autorité judiciaire.

Cette modélisation des rapports entre la Constitution et la sécurité intérieure réalisée à partir de la distinction policière est assez fine, mais relativement pauvre au sens où les limites constitutionnelles aux dispositifs de police identifiées sont peu nombreuses. De surcroît, la correspondance établie entre la nature juridique des dispositifs policiers et ces limites constitutionnelles est parfois éprouvée par des dispositifs policiers d'un « troisième type ». Il s'agit de dispositifs policiers qui mêlent des finalités de police administrative et de police judiciaire. Autrement dit, sous l'effet d'un double phénomène de « judiciarisation » de la police administrative et d'« administrativisation » de la police judiciaire, apparaissent respectivement ce que nous avons dénommé la « police administrative judiciaire » (qui a pour finalité de prévenir non pas des atteintes à l'ordre public, mais des infractions pénales déterminées) et la « police judiciaire administrative » (qui tend à rechercher des infractions pénales par la mise en oeuvre de contrôles généralisés dans des espaces donnés). Dès lors que la détermination des limites constitutionnelles est fondée autour d'une opération de qualification juridique, il suffit de maquiller la nature judiciaire d'un dispositif par une coloration administrative pour que le standard des limites constitutionnelles applicable aux dispositifs de police judiciaire soit évincé et vice-versa.

Au total, la modélisation des rapports entre la Constitution et la sécurité intérieure fondée sur la distinction police administrative / police judiciaire ne rend pas compte de toute la complexité de ces rapports. D'une part, la distinction policière fondée sur le critère finaliste n'est pas un « passe-partout » ou un « sésame » qui ouvre toutes les portes permettant d'identifier toutes les limites constitutionnelles s'imposant aux dispositifs policiers de sécurité intérieure. Elle ne donne pas toutes les pièces du puzzle, mais définit seulement un « minima » de limites constitutionnelles. D'autre part, cette modélisation ne permet pas d'appréhender de manière satisfaisante les dispositifs policiers qui embrassent des finalités policières mixtes. C'est pourquoi le dépassement du modèle articulé autour de la distinction entre les deux types de police a dû être envisagé en privilégiant une autre clef de modélisation : la règle fondamentale de l'adaptation des moyens policiers qui suppose que tout dispositif policier soit clair, précis et proportionné.

D'un côté, le Conseil constitutionnel veille à ce que le législateur respecte l'exigence de clarté et de précision des dispositifs policiers. Ce contrôle réalisé par le juge à l'endroit de tout dispositif policier, quelle que soit sa nature, constitue un véritable antidote à l'éventuel arbitraire susceptible d'emporter une violation patente des droits fondamentaux. Cette exigence de clarté et de précision des dispositifs policiers est complétée par l'exigence de clarté et de précision des dispositions incriminatrices. Elle est d'importance, car plus une incrimination est imprécise et peu claire, plus le risque de l'arbitraire policier s'accroît. Bien entendu, elle n'a vocation à s'appliquer qu'à l'égard des dispositifs policiers qui ont pour but de rechercher ou de prévenir une infraction. Au demeurant, par les modalités de leur déploiement, ces deux exigences de clarté et de précision n'ont pas la capacité de fixer des limites claires et précises aux dispositifs policiers. La raison est qu'en l'absence de critères aisément identifiables, il est difficile de savoir (avant que le juge constitutionnel ne se soit prononcé) si une mesure policière est suffisamment claire et précise. L'exigence constitutionnelle de clarté et de précision ne se rencontre finalement qu'au coup par coup au gré des décisions rendues par le Conseil constitutionnel. L'essai même de modélisation à l'échelle macro-juridique s'en trouve limité.

D'un autre côté, et alors qu'à la lecture des dispositions du bloc de constitutionnalité la proportionnalité fait en grande partie figure d'arlésienne, elle a acquis une sorte d'ubiquité dans l'ensemble du contentieux des libertés. Dans le prolongement de la jurisprudence Benjamin (2) du Conseil d'Etat, le Conseil constitutionnel contrôle la proportionnalité des dispositifs policiers afin de limiter les restrictions qui sont susceptibles d'être portées aux droits et libertés constitutionnellement protégés. Pourtant, si la proportionnalité gouverne les rapports entre la Constitution et la sécurité intérieure, sa mobilisation dans le cadre de la modélisation entreprise ne permet pas de générer un maillage très précis des limites constitutionnelles aux dispositifs policiers. Effectivement, que ce soit sur le plan horizontal (qui concerne le contenu du contrôle), ou sur le plan vertical (qui concerne l'intensité du contrôle), le contrôle de proportionnalité des dispositifs policiers de sécurité intérieure ne livre pas de « teneur » en termes de limites constitutionnelles aux droits fondamentaux. Autrement dit, ses potentialités prédictives sont relativement faibles dans le cadre de la modélisation des rapports entre la Constitution et la sécurité intérieure, car personne aujourd'hui n'est en mesure de fixer avec certitude les contours du contenu essentiel des droits et libertés fondamentaux.

Pour la détermination des limites constitutionnelles aux dispositifs policiers de sécurité intérieure, la règle fondamentale de l'adaptation s'avère finalement d'un maniement délicat. En même temps que cette règle offre au juge une latitude d'action considérable et lui permet de ne pas substituer sa propre interprétation à celle du législateur, elle perd l'observateur dans une certaine insécurité juridique. La réponse à la question de savoir si un dispositif policier de sécurité intérieure est clair et précis ou proportionné par rapport à l'objectif qu'il poursuit ne se découvre véritablement qu'à travers la casuistique du juge constitutionnel.

En définitive, novateur car jusqu'alors jamais réalisé, cet essai de modélisation des rapports entre la Constitution et la sécurité intérieure ouvre la voie à la résolution des conflits entre les droits et libertés fondamentaux et l'ensemble des dispositifs policiers qui complète utilement, mais ne remplace pas, l'analyse particulière du régime constitutionnel de chaque droit ou liberté mis(e) en cause. La grille de lecture élaborée à l'échelle macro-juridique doit se combiner avec une analyse micro-juridique dans la mesure où à chaque droit ou liberté fondamental(e) mis(e) en cause correspond un régime juridique propre. La conclusion générale souligne que les rapports entre la Constitution et la sécurité intérieure se trouvent ainsi placés sous le signe d'une relative imprévisibilité au risque de céder aux éventuelles flambées sécuritaires. « Le pas encore » ne peut être ignoré au motif qu'il exprime un futur seulement hypothétique. Un questionnement s'impose sur la manière dont la justice constitutionnelle contrôle les missions de police.

(1) Thèse soutenue le 5 novembre 2010 à Pau, devant un jury composé de M. le Pr Pierre BON (président du jury), M. le Pr Denys de BÉCHILLON, M. le Pr Olivier LECUCQ (directeur de recherche), M. le Pr Bertrand MATHIEU (rapporteur), M. le Pr André ROUX (rapporteur) et M. le Président adjoint de la section du contentieux du Conseil d'État Christian VIGOUROUX. Distinguée par le prix de thèse du Conseil constitutionnel 2011, cette thèse est publiée aux éditions LGDJ-Lextenso dans la collection « Bibliothèque constitutionnelle et de science politique », t. 138.

(2) CE, 19 mai 1933, Benjamin, Rec. 541.