Page

La jurisprudence de la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie en matière de procédure pénale

Nikolay SELEZNEV - Juge à la Cour constitutionnelle

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 28 (Dossier : Russie) - juillet 2010

La procédure pénale constitue l'un des domaines d'action privilégiés du contrôle de constitutionnalité exercé par la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie. L'analyse des statistiques révèle que presqu'un quart des recours déposés auprès de la Cour constitutionnelle conteste des normes législatives en matière de procédure pénale. Le nombre de ces recours augmente chaque année.

Après l'adoption de la Constitution de la Fédération de Russie de 1993, un contrôle de constitutionnalité spécifique en matière de procédure pénale s'est révélé indispensable, dans la mesure où les normes constitutionnelles ont consacré des principes plus humanistes en matière de justice pénale. Ces principes impliquent de réformer le système juridique. Dans ces conditions, la Cour constitutionnelle s'est vu attribuer un rôle fondamental afin d'accélérer le processus de réforme de la législation en matière de droit pénal et de procédure pénale. L'inconstitutionnalité des principes de l'ancien code pénal et de l'ancien code de procédure pénale de l'URSS, dont toute une série de dispositions entre en contradiction avec les principes de l'État de droit, a inévitablement suscité un nombre assez élevé de recours auprès de la Cour constitutionnelle, marquant le début du contrôle de constitutionnalité des normes, et ce prioritairement dans le domaine de la procédure pénale. Au cours des huit années qui ont précédé l'adoption du nouveau code de procédure pénale de la Fédération de Russie, la Cour constitutionnelle a procédé au contrôle et à l'évaluation de cinquante-quatre des 478 articles de l'ancien code de procédure pénale.

Au cours de cette longue période et en l'absence d'une nouvelle législation procédurale, les décisions de la Cour constitutionnelle en matière de procédure pénale ont servi de base constitutionnelle en ce domaine, même si les anciennes dispositions jugées inconstitutionnelles n'avaient pas été abrogées, alors que, conformément aux dispositions transitoires de la Constitution, elles étaient inapplicables et devaient être modifiées.

Le législateur s'est fondé sur des décisions de la Cour constitutionnelle afin de supprimer ou de corriger de nombreuses dispositions de l'ancien code de procédure pénale qui amoindrissaient, limitaient ou niaient totalement les droits mentionnés.

Dans une série de décisions déclarant inconstitutionnelles certaines dispositions de l'ancien code de procédure pénale, la Cour a insisté sur la nécessité d'appliquer directement les règles constitutionnelles qui garantissent les droits des parties au procès pénal et qui établissent les principes de la procédure pénale et ce, afin d'éliminer les lacunes apparues dans le système.

La Cour constitutionnelle a considérablement rapproché la procédure pénale russe du modèle constitutionnel sur de nombreux points. Ainsi, la Cour a autorisé les restrictions à la liberté et au droit à l'inviolabilité de la personne lors de l'arrestation du prévenu, seulement lorsqu'elles sont fondées sur des motifs prévus par la loi et confirmés par des données factuelles suffisantes, contrôlés dans le cadre d'une procédure judiciaire. Conformément à la décision de la Cour, le seul soupçon d'une infraction même importante ne peut justifier une arrestation. C'est pourquoi il importe de déterminer la dangerosité du prévenu, le risque de réalisation d'une nouvelle infraction ou la mise en œuvre d'une action pénale en se fondant sur des faits circonstanciés. La Cour juge qu'une arrestation réalisée en l'absence de tels fondements et d'une procédure adéquate (incluant un contrôle judiciaire) et qui dépasse des délais définis, raisonnables et vérifiables, constitue une limitation comportant un caractère arbitraire et disproportionné.

Les décisions de la Cour constitutionnelle relatives au droit constitutionnel à l'aide juridictionnelle des personnes qui font l'objet d'une enquête pénale ont eu un impact notable sur la jurisprudence. Un tel droit, conformément à la réglementation juridique alors en vigueur, se traduisait par la remise au détenu ou à la personne arrêtée des documents qui formalisaient les mesures d'aide. La Cour constitutionnelle a jugé cette procédure inconstitutionnelle et a déclaré que le droit à une aide juridictionnelle pouvait être accordé uniquement à une personne formellement reconnue prévenue ou accusée. Ce droit ne peut être accordé qu'à partir du moment où les soupçons de la réalité d'une infraction ont été confirmés par des investigations mettant en cause la personne.

La garantie du droit constitutionnel à la protection judiciaire a suscité une modification importante de la procédure d'enquête. La Cour constitutionnelle a confirmé à plusieurs reprises, et en priorité, le droit d'avoir accès au tribunal à ce stade de la procédure, celui de contester les différents actes de l'enquête, en particulier les décisions portant sur la mise en garde à vue, la prolongation de l'enquête, sa cessation, l'extinction de l'affaire, la saisie des biens et des comptes bancaires réalisée lors de la perquisition, l'ordonnance d'expertise psychiatrique, ainsi que d'autres décisions relatives aux droits constitutionnels et aux libertés des citoyens.

En ce qui concerne les procédures devant les tribunaux de première instance, le droit des parties d'être entendues et de faire valoir leurs arguments fait l'objet d'un développement important grâce aux décisions de la Cour constitutionnelle qui dénient au tribunal toute participation à l'activité d'accusation. Dans ces conditions, elle a jugé inconstitutionnel le droit du tribunal d'ouvrir une information pénale à l'encontre de nouvelles personnes ou de lancer une nouvelle accusation ; de renvoyer l'affaire pour une enquête supplémentaire compte tenu de son caractère incomplet et de la nécessité de mettre en cause la responsabilité pénale d'autres personnes ; de poursuivre l'instruction judiciaire de l'affaire et de prononcer une condamnation après le refus du procureur de procéder à la mise en accusation. De plus, la Cour constitutionnelle estime toujours que le fait que l'activité de jugement et l'accusation soient réparties entre les différents acteurs du procès, constitue une condition préliminaire indispensable pour que l'affaire soit résolue d'une manière indépendante et impartiale et que soient garantis les droits constitutionnels à la protection judiciaire, à la présomption d'innocence, à l'interprétation des doutes en faveur de l'accusé, à l'interdiction de l'amoindrissement des droits et libertés reconnus de manière universelle.

Nous ne faisons que mentionner quelques exemples ci-dessus. Dans l'ensemble, grâce aux décisions de la Cour constitutionnelle contestant les normes de l'ancien code de procédure pénale et aux modifications qu'elles ont permis d'introduire dans la législation, le procès pénal joue un rôle important et s'est considérablement rapproché des exigences posées par les normes et les principes internationaux relatifs à la procédure de jugement en matière pénale.

Le législateur a suivi dans une large mesure les prises de position de la Cour constitutionnelle en matière de procédure pénale, lors de l'élaboration et de l'adoption du nouveau code de procédure pénale, entré en vigueur à compter du 1er juillet 2002. Toutefois, bien que cette nouvelle loi procède à une harmonisation générale en se fondant sur des principes juridiques fondamentaux, elle n'est pas exempte de quelques défauts.

Ainsi, la jurisprudence a bien montré qu'une tendance évidente à minimiser la protection des droits des prévenus et des personnes soupçonnées subsistait dans la loi et que la protection des intérêts des personnes victimes de l'infraction restait faible. En particulier, il apparaît que dans le nouveau code de procédure pénale, le droit des victimes des infractions à la révision d'une condamnation erronée n'est pas suffisamment garanti, dans la mesure où l'article 405 interdit d'aggraver une condamnation lors de la révision d'une décision judiciaire entrée en vigueur. À ce sujet, la Cour constitutionnelle a adopté un arrêt qui autorise, dans des cas exceptionnels, la révision d'une condamnation déjà entrée en vigueur dans un sens défavorable à la partie accusée. De plus, elle se fonde sur les dispositions de la Constitution de la Fédération de Russie qui correspondent aux exigences de la Convention européenne de protection des droits de l'homme et des libertés fondamentales du citoyen autorisant la révision d'une affaire si, au cours de l'instruction, une erreur grave, qui a eu une incidence sur l'issue de l'affaire, a été commise.

La Cour constitutionnelle a protégé les droits des victimes d'infractions. En cas d'adoption d'une amnistie, elle a établi que, lors de la procédure, il est indispensable de garantir à la victime ses droits à l'accès à la justice et au dédommagement du préjudice subi. Celle-ci doit avoir la possibilité de faire prévaloir ses arguments sur le fond des questions examinées, y compris de prouver l'absence de fondements de l'extinction de l'affaire et l'illégalité de la mesure d'amnistie.

Une prise de position de la Cour constitutionnelle s'imposait afin de protéger les droits des victimes dans les affaires pénales relatives à des poursuites individuelles, dans le cas où le coupable n'est pas identifié. À cet égard, la Cour a reconnu l'inconstitutionnalité des normes du code de procédure pénale dans la mesure où elles n'obligent pas les organes étatiques à prendre des mesures permettant d'établir l'identité du coupable dans les affaires de poursuite individuelle.

En d'autres décisions, la Cour a accordé des droits supplémentaires aux victimes d'infractions. En particulier, elle a accordé non seulement aux avocats, mais aussi aux parents proches, s'ils en font la requête, le droit de représenter les intérêts de la victime et de la partie civile. Elle a confirmé le droit de la victime de contester en justice les arrêts du procureur relatifs à l'extinction de l'affaire pénale, de prendre connaissance des arrêts concernant la convocation des personnes en qualité de prévenues, la nomination des experts judiciaires ainsi que les conclusions d'expertise et le droit de connaître la composition du groupe chargé de l'enquête préliminaire portant sur l'affaire. Elle a donné à la victime le droit de faire connaître aux responsables de l'enquête préliminaire, au procureur et au tribunal, sa préférence en matière de privation de liberté de l'accusé. Elle n'a pas exclu la possibilité pour la victime de participer elle-même à l'audience lors de l'examen de cette question, ainsi que le droit de contester la décision adoptée.

En faisant connaître ses positions sur les garanties du droit à l'aide juridictionnelle, la Cour constitutionnelle a, dans une série de décisions, interdit de limiter la durée des entretiens du détenu avec son avocat. De plus, l'obtention des entretiens entre l'avocat et son client doit revêtir un caractère obligatoire, et non facultatif, dans la mesure où ce droit ne peut relever ni d'un examen par les fonctionnaires en charge de l'affaire pénale ni de leur autorisation. Le droit du prévenu à un entretien avec son avocat, y compris en présence d'un traducteur, ne peut être limité pendant l'incarcération, quel que soit le type de détention.

Après l'adoption du nouveau code de procédure pénale, la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie continue à rendre des décisions en matière de justice, relatives au caractère proportionnel de la privation de liberté des prévenus sous forme de mise en détention, de prolongation de cette dernière, de participation du prévenu à l'audience. Dans ses décisions, elle a montré que la mise en détention en l'absence de raison valable et faute d'une réglementation claire régissant la situation du prévenu, pouvait conduire à priver celui-ci de liberté pour une durée indéterminée et en l'absence de décision judiciaire, faits incompatibles avec les principes de protection contre l'arbitraire. La mise en détention pour une durée prolongée non autorisée par un tribunal l'y autorisant, même si elle se fonde sur le seul fait que l'affaire vient en justice, ne peut être considérée comme « légale » au sens de l'article 5 de la Convention européenne. La Cour constitutionnelle a considéré que si, à l'issue du délai légal de mise en détention, la décision de remise en liberté du prévenu ou de l'accusé n'a pas été appliquée ou bien si la décision portant sur la prolongation de la mise en détention n'a pas été communiquée, le directeur de l'établissement pénitentiaire doit libérer immédiatement le détenu.

Afin de protéger les droits des personnes qui doivent pouvoir bénéficier de mesures d'ordre médical, la Cour constitutionnelle leur a garanti de pouvoir participer en personne à l'audience, après avoir reconnu que le droit de défendre personnellement ses droits et libertés devant un tribunal revêt un caractère universel. Les personnes pour lesquelles se pose la question de l'application, de la prolongation ou de la suppression de mesures d'ordre médical ne peuvent être privées de ce droit.

Les décisions de la Cour constitutionnelle relatives à la protection du droit de propriété en matière de procédure pénale revêtent une grande importance pour les organes d'application du droit. À cet égard, l'arrêt no 9-P du 16 juillet 2008, dans lequel la Cour constitutionnelle a constaté l'illégalité de la confiscation des biens de personnes, ces biens faisant office de preuve matérielle essentielle dans le cadre d'une affaire pénale, est révélateur. De plus, elle exige une décision judiciaire déjà entrée en vigueur, pour résoudre la question de ces biens considérés comme tenant lieu de preuve matérielle essentielle. Cette décision constitue une condition indispensable à l'aliénation de ces biens.

Les décisions de la Cour constitutionnelle relatives à l'application de la peine de mort ont bénéficié d'un large écho. Dans son article 20 alinéa 2, la Constitution de la Fédération de Russie autorise temporairement et exceptionnellement le recours à la peine de mort pour réprimer les infractions particulièrement lourdes portant atteinte à la vie, en accordant au coupable le droit de voir son affaire jugée par un tribunal comportant des jurés.

En février 1999, la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie a adopté un arrêt dans lequel elle s'est opposée à toute condamnation à la peine de mort avant que ne soient introduits des jurés dans les tribunaux sur tout le territoire de la Fédération de Russie. Depuis cette date, aucune condamnation à mort n'a été prononcée en Russie.

À la suite de l'introduction de jurés dans les tribunaux à partir du 1er janvier 2010 dans le dernier membre de la Fédération de Russie, la République de Tchétchénie, la Cour suprême russe a déposé un recours pour déterminer la validité dans le temps de cet arrêt qui, de fait, a instauré un moratoire à l'application de la peine de mort. Statuant sur ce recours, la Cour constitutionnelle a adopté une décision véritablement historique qui donne à ce moratoire une portée illimitée. En prononçant cette décision, la Cour s'est fondée, avant tout, sur le fait que la peine de mort était conçue initialement par la Constitution de la Fédération de Russie comme une mesure répressive exceptionnelle et temporaire. Or en pratique, l'application de ce moratoire pendant plus de treize ans a entraîné la mise en place d'un régime particulier qui concrétise la norme constitutionnelle relative à la suppression de la peine de mort. Cet état de fait s'impose. En outre, la Russie a pris en considération la dimension internationale de la question de la peine de mort, dans la mesure où elle ne renonce ni à ratifier le Protocole no 6 ni à participer au projet européen.

Grâce aux décisions de la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie et aux efforts entrepris par le pouvoir législatif, la base juridique de la procédure pénale s'est considérablement renforcée ces dernières années. Cependant, il est plus que jamais nécessaire d'assurer un contrôle de constitutionnalité efficace dans ce domaine, à court et à long terme, dans la mesure où la Constitution de la Fédération de Russie, proclamant que la Russie est un État de droit, oblige à renforcer constamment le rôle et l'importance du droit en tant que moteur essentiel de la cohésion sociale.