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Le Conseil constitutionnel vu d’outre-Manche : une énigme ?

Anne STEVENS - Professeur à l'Université d'Aston – Royaume-Uni

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 25 (Dossier : 50ème anniversaire) - août 2009

Le Conseil constitutionnel français a toujours constitué une énigme pour les observateurs britanniques. Au départ, c'est l'absence de véritable élément de comparaison avec le système britannique qui entrave la bonne compréhension de ses fonctions. Si le Royaume-Uni n'a pas de constitution écrite, il n'est est certes pas moins pourvu d'un corpus substantiel d'instruments constitutionnels et de jurisprudence constitutionnelle, reposant sur des traditions constitutionnelles fondamentales ainsi que sur un ensemble de plus en plus volumineux de traités internationaux et de lois bien ancrées. Mais il n'existe, ainsi que l'a souligné en 2003 un distingué professeur de droit(1), aucune classification juridique reposant sur la distinction entre règle constitutionnelle et règle de droit ordinaire et, en conséquence, aucune juridiction spécifiquement consacrée aux règles constitutionnelles. En outre, la tradition dite de primauté de la Couronne et du Parlement agissant ensemble (the Crown in Parliament -- en réalité de la Chambre des Communes en tant qu'expression de la souveraineté du corps électoral(2)) a pour effet de mettre le contenu de la loi à l'abri de toute forme de contrôle juridictionnel, à quelque stade de son élaboration que ce soit comme postérieurement à celle-ci. Ainsi, le Royaume-Uni est-il dépourvu de toute expérience lui permettant de situer le Conseil constitutionnel. De plus, dans la mesure de ce que observateurs britanniques comprennent des organes de contrôle, le Conseil constitutionnel n'entre manifestement pas, parce qu'il ne connaît pas d'affaires issues du système juridictionnel, dans la catégorie générale des « Cours constitutionnelles » plus ou moins familière aux juristes et universitaires britanniques.

La difficulté qu'ont les Britanniques à situer le Conseil constitutionnel se trouve accrue par le fait que ceux-ci comprennent que le Conseil constitutionnel a pour principale fonction de freiner les activités du Parlement, en exerçant un contrôle sur sa composition, en empêchant la législation qu'il adopte de marcher sur les plates-bandes de l'exécutif et en veillant à ce que toutes ses productions respectent la Constitution. L'idée même d'une entrave imposée au Parlement qui soit autre que les contraintes d'ordre politique découlant du fonctionnement d'un système démocratique, est totalement étrangère au système britannique. La présomption selon laquelle une telle absence de contrepouvoirs risque de déboucher sur l'oppression peut de ce point de vue être rapidement écartée si l'on se souvient qu'en définitive tous les systèmes, qu'ils soient démocratiques ou non, reposent sur la légitimation par le peuple et que, lorsque cette légitimité disparaît, comme ce fut le cas en France en 1958 avec la Quatrième République ou en Europe de l'Est en 1989, même une constitution ne peut pas perdurer.

Le principe de souveraineté du Parlement qui a cours au Royaume-Uni et qui ne laisse aucune place à un organe dont la fonction serait celle d'un frein, tel le Conseil constitutionnel, a de surcroît survécu intact aux réformes récentes introduites par la loi de réforme constitutionnelle de 2005, qui accroît légèrement la séparation des pouvoirs en détachant, tant sur le plan opérationnel que physique, la Cour suprême britannique de la Chambre des Lords··· avec pour conséquence que, une fois l'aménagement du nouveau bâtiment achevé, les arrêts ne seront plus prononcés dans la chambre des débats de la Chambre des Lords et que les nouveaux juges -- dorénavant dénommés Juges de la Cour suprême et non plus Lords of Appeal in Ordinary -- ne pourront plus (ce que regrettent au moins certains d'entre eux(3)) participer aux travaux techniques et d'enquêtes de la Chambre des Lords. La nouvelle appellation de cette juridiction est certes logique, puisqu'elle est la juridiction suprême (c'est-à-dire la plus élevée) dont les décisions sont insusceptibles d'appel, mais elle peut également être trompeuse car elle invite à la comparaison avec d'autres Cours suprêmes qui, elles, sont dotées de fonctions constitutionnelles. Or la nouvelle Cour suprême du Royaume-Uni n'est investie d'aucune fonction autre que celles déjà dévolues aux Lords of Appeal in Ordinary et ne pourra pas contester la validité ou la « constitutionnalité » d'une loi.

Le Conseil constitutionnel français fut salué au Royaume-Uni après 1958 comme l'un des aspects les plus originaux du nouveau régime : « bien qu'il ne permette pas ce qui pourrait être qualifié de contrôle juridictionnel, il crée néanmoins un organe qui, à l'intérieur d'un cadre précis et d'étroites limites, est investi de la tâche de se prononcer sur la constitutionnalité des textes parlementaires ou gouvernementaux »(4). La perception du Conseil constitutionnel comme étant à la fois étroitement cantonné à des questions techniques et politiquement engagé fut renforcée par le rôle qui fut le sien dans la controverse qui entoura le referendum de 1962. Les auteurs britanniques ont longtemps considéré le Conseil constitutionnel comme étant « catalogué chien de garde de la suprématie du pouvoir exécutif »(5).

Les développements des années soixante-dix, et surtout la décision de 1971 relative à la liberté d'association (n° 71/44 DC du 16 juillet 1971) ainsi que la réforme constitutionnelle de 1974 élargissant le droit de saisine du Conseil ont progressivement conduit à remettre en question les appréciations antérieures. La décision de 1982 sur le traitement des actionnaires dans des industries nationalisées et celle de 1992 sur la ratification du traité de Maastricht ont été toutes deux perçues comme les indices d'un rôle plus activiste et plus politique, tandis que la signification de la décision de 1982, sur les quotas par sexe sur les listes électorales, n'a peut-être été perçue que lorsque les débats sur la parité ont pris de l'ampleur à la fin des années quatre-vingt-dix. Au début des années quatre-vingt-dix, deux études majeures de science politique furent publiées en langue anglaise sous la plume, l'une d'un Américain, l'autre d'un Britannique(6). Cette approche est probablement idoine, puisque, comme le fait remarquer un juriste britannique, beaucoup de ce que l'on enseigne en France sous l'appellation de droit constitutionnel « serait considéré en Angleterre comme relevant de la science politique »(7). La tendance générale des interprétations britanniques était alors de souligner le caractère de plus en plus affirmé de l'exercice par le Conseil de ses prérogatives ainsi que la nature fondamentalement politique(8) de celui-ci en raison du mode de désignation des juges constitutionnels, de l'origine de ses membres et du dernier recours qu'il offrait à l'opposition de couler un texte législatif que sa position minoritaire dans les assemblées législatives l'avait empêché d'écarter.

Cet aspect éminemment politique des fonctions du Conseil est de nature à susciter une certaine perplexité chez les juristes britanniques. D'un côté, ils font remarquer qu'il s'agit d'un organe dont les membres sont parfois appelés juges et dont les décisions, surtout quand elles font comme aujourd'hui référence à des décisions antérieures, semblent analogues à celles des juridictions normales(9). À cet égard, le professeur John Bell, qui a le plus contribué à l'étude du Conseil sous un angle juridique au Royaume-Uni(10), a soutenu que le Conseil « a développé sa propre théorie générale des droits et des libertés », tant centraux -- les libertés classiques -- que périphériques -- l'expression de la vie en société(11). John Bell attache également une certaine importance au rôle joué par le Conseil constitutionnel dans l'établissement des frontières de la compatibilité entre les principes européens et la Constitution, comme par exemple dans la décision sur l'avortement (no 74-54 DC du 15 janvier 1975)(12) ou dans les quatre décisions relatives aux directives communautaires (nos 2004-496 DC du 10 juin 2004, 2004-497 DC du 1er juillet 2004, 2004-498 DC et 2004-499 DC du 29 juillet 2004), citées par la suite dans la décision no 2004-505 DC du 19 novembre 2004.

D'un autre côté, les commentateurs et les juristes britanniques constatent que l'appartenance au Conseil constitutionnel n'est pas limitée aux personnes du monde du droit et comprend, ex officio, les anciens présidents de la République. En effet, John Bell note discrètement, dans une référence en bas de page, le rôle significatif joué par le président Valéry Giscard d'Estaing, l'un des acteurs majeurs du contexte politique qui a présidé à l'époque à l'élaboration du projet de traité de constitution européenne, dans les décisions nos 2004-497 du 1er uillet 004 et 2004-498 C du 29 juillet 2004(13). De surcroît, compte tenu de l'absence de tout pouvoir en matière de lois déjà promulguées, les décisions du Conseil, contrairement à celles d'autres juridictions en Europe, n'ont jamais été citées devant les juridictions supérieures britanniques comme autant d'illustrations de principes juridiques(14). Le fait que l'étude de John Bell(15), qui introduit et traduit les principales décisions du Conseil constitutionnel et dont on aurait pu s'attendre à ce qu'elle constitue la référence majeure pour tout juriste britannique souhaitant citer la doctrine du Conseil devant les juridictions britanniques, n'ait fait l'objet d'aucune réédition depuis 1995 tend à conforter l'idée que celle-ci n'a eu que très peu d'impact sur le plan juridique au Royaume-Uni.

Les autres fonctions principales du Conseil constitutionnel sont exercées différemment ou même pas du tout au Royaume-Uni. Les premiers commentateurs ont souligné le contrôle par le Conseil des élections parlementaires et présidentielles et la validation des résultats de celles-ci, compris comme étant une réaction aux abus constatés sous la IVe épublique, où l'Assemblée nationale contrôlait elle-même sa composition. Au Royaume-Uni la loi de 1975 sur la déchéance des fonctions de membre de la Chambre des Communes, House of Commons Disqualification Act, énumère les cas de déchéance, au nombre desquels la faillite, une condamnation pénale ou une incapacité aux termes de la loi sur la santé mentale. En de telles circonstances, des procédures permettent au président de la Chambre des Communes de déclarer le siège vacant. Des pratiques électorales entachées de corruption ou d'illégalité constituent des infractions pénales. Ainsi, dans le seul cas de ce genre au cours du vingtième siècle, celui de la députée Fiona Jones, le président déclara le siège vacant après la condamnation de Madame Jones du chef d'irrégularités en matière électorale puis, après infirmation de cette condamnation en appel et avis de la Haute Cour (High Court), annonça que le siège n'était plus vacant, permettant ainsi à l'intéressée de retrouver son siège aux Communes(16). Créée en 2000, en partie en conséquence de cette affaire, pour réguler et contrôler les élections, la Commission électorale indépendante (Electoral Commission) ne proclame ni ne valide les résultats. La fonction du Conseil constitutionnel consistant à décider si telle ou telle profession ou fonction est incompatible avec l'appartenance à l'Assemblée est également exercée au Royaume-Uni au travers de mécanismes différents : les conflits d'intérêt d'ordre financier ou commercial sont traités par des mécanismes parlementaires internes, tandis que les incompatibilités énoncées dans la loi de 1975 (visant principalement les juges, les fonctionnaires, les membres des forces armées et de la police) est de la compétence de la Couronne par le biais du Privy Council (Conseil privé de la Reine). Les questions de fait sont de la compétence de la Haute Cour.

Le Parlement britannique a la maîtrise absolue de ses propres procédures, de ses règles de fonctionnement et de son comportement. Bien que ceci soit de nature à permette à tout parti politique majoritaire de contrôler totalement l'activité des Chambres, il existe en pratique des règles de conduite auto-imposées et des traditions constitutionnelles puissantes qui régissent les procédures et les pratiques. Toutefois aucun organe extérieur n'est investi d'une fonction semblable à celle du Conseil constitutionnel pour ce qui est du contrôle des règles de fonctionnement du Parlement.

Les premiers commentateurs ont également mis en relief le rôle crucial du Conseil qui consiste à veiller au respect des frontières entre l'action du pouvoir législatif et celle du pouvoir exécutif. Ici également la nature du Conseil découle de prémisses susceptibles de faire problème pour l'observateur britannique. La tradition constitutionnelle de la souveraineté de la Couronne et du Parlement agissant ensemble (Crown in Parliament) implique que ses actions ne rencontrent aucune entrave, ni juridique ni structurelle, quelles que puissent être les contraintes et inhibitions politiques. La prérogative de la Couronne confère certes au pouvoir exécutif une relative marge de manœuvre dans certains domaines, mais elle est susceptible d'être, et se trouve effectivement de plus en plus souvent limitée par l'intervention du Parlement si celle-ci est considérée comme politiquement souhaitable. On peut y voir le choix délibéré de la Couronne de s'incliner devant les limites posées par la loi, puisque le pouvoir de légiférer est bien celui de la Couronne et du Parlement agissant ensemble.

Dans la mesure où les démocraties occidentales se trouvent confrontées de plus en plus à la nécessité de parvenir à un équilibre entre le respect des droits de l'homme pour tous et le droit des citoyens à être protégés contre la subversion, la violence ou la terreur, le débat continue au Royaume-Uni quant à la pertinence d'un système fondé sur un mélange de législation plutôt diffuse (pour partie bien enracinée, pour le reste moins), de tradition, de coutume et d'usage, et l'existence d'habitudes, d'idées, d'attentes et de procédures qui perdurent sans interruption depuis l'époque médiévale. Des pressions se manifestent dans certains milieux en faveur d'une constitution écrite ou au moins, une Déclaration des droits, mais elles ne sont pas encore puissantes. Les Britanniques vont vraisemblablement continuer pour l'instant à entretenir leur attachement à ce qui leur semble bien fonctionner et être politiquement acceptable. Sous cet angle, la validité d'une constitution ne peut reposer que sur la loyauté politique qui l'entoure et la soutient. Affirmer ceci ne revient pas à nier l'utilité considérable de structures juridiques comme moyen d'assurer la stabilité. Les commentateurs britanniques du Conseil constitutionnel ont perçu celui-ci comme étant le fruit du désir de parer aux conséquences de ce que Vincent Wright a décrit, avec une perspicacité remarquable, comme « un manque de respect persistant [de la part des Français] à l'égard de la Constitution de l'époque, laquelle··· était perçue comme rien d'autre qu'une simple règle dans le jeu, bien plus vaste, de la politique »(17). Le rôle éminent du Conseil qui consiste à obliger les législateurs successifs à être attentifs aux conséquences de ce qu'ils font, et, dans certains cas, à rechercher une légitimation solennelle par le biais d'une révision constitutionnelle, doit être d'un précieux secours et d'une importance certaine pour concourir à la stabilité et empêcher tant les abus que la fossilisation. Pour bien remplir ce rôle, le Conseil doit veiller à ne jamais se trouver dans le rôle d'une « troisième Chambre » manifestement politique.

(1) McEldowney (J.), « Memorandum » House of Lords Select Committee on the Constitution Ninth Report : The Draft Constitutional Treaty for the European Union, 2002-3 HL Paper 168, p. 37.
(2) McEldowney (J.), « Memorandum », p. 37.
(3) Information recueillie par l'auteur.
(4) Pickles (D.), The Fifth French Republic 3e édition, Methuen, Londres, 1965, p. 35.
(5) Hayward (J.E.S.), Governing France, Weidenfeld and Nicolson, Londres, 1983, p. 139.
(6) Stone (A.), The Birth of Judicial Politics in France : The Constitutional Council in Comparative Perspective, Oxford University Press, Oxford, 1992 (Américain) et Harrison (M.), « The French Constitutional Council : A study in institutional change », Political Studies, 38/4, 1990, p. 604 (Britannique).
(7) Bell (J.), Boyron (S.) and Whittaker (S.), Principles of French Law, Oxford University Press, Oxford, 1998, p. 139.
(8) Interprétation que l'on peut même trouver dans des textes de nature juridique : voir par exemple Bell (J.), Boyron (S.) and Whittaker (S.), Principles of French Law, Oxford University Press, Oxford, 1998, p. 148.
(9) Voir par exemple : Bell (J.), « The French Constitutional Council and European Law », International and Comparative Law Quarterly, vol. 54, 2005, pp 735 -- 744.
(10) Voir Bell (J.), French Constitutional Law, Oxford University Press, Oxford, 1992.
(11) Bell (J.), Boyron (S.) and Whittaker (S.), Principles of French Law, Oxford University Press, Oxford, 1998, pp. 156-7.
(12) Bell (J.), « French Administrative Law and the Supremacy of European Laws », European Public Law, 11/4, 2005, p. 488.
(13) Voir par exemple Bell (J.), « The French Constitutional Council and European Law », International and Comparative Law Quarterly, vol. 54, 2005, p. 740, note 24.
(14) Information recueillie par l'auteur.
(15) Bell (J.), French Constitutional Law new edition, Oxford University Press, Oxford, 1995.
(16) The Guardian, 20 et 30 avril 1999.
(17) Wright (V.), « The Fifth Republic : From the Droit de l'État to the État de droit », West European Politics 22/4, 1999, p. 93. Voir aussi Harrison (M.), « The French Constitutional Council : A study in institutional change », Political Studies, 38/ 4, 1990, p. 604.