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Les caractères réaliste et concret du contrôle de constitutionnalité des lois en Italie

Gustavo ZAGREBELSKY - Professeur à l'Université de Turin, Président honoraire de la Cour constitutionnelle italienne

Cahier du Conseil constitutionnel n° 22 (Dossier : Le réalisme en droit constitutionnel) - juin 2007

La conception du contrôle de constitutionnalité des lois qui a inspiré les constituants italiens en 1947 est, à n'en pas douter, une conception « abstraite ». Par cette expression, il faut entendre le contrôle de la conformité à la Constitution de la loi en tant que telle, comme texte normatif considéré en lui-même, et non pas le contrôle de la loi en tant que règle opérant sur des rapports juridiques concrets et controversés, ni même le contrôle de la loi telle qu'elle est effectivement appliquée en jurisprudence.

Cette conception abstraite suppose que l'on considère la déclaration d'inconstitutionnalité comme une décision d'abrogation de la loi, c'est-à-dire comme un contrarius actus qui remet en cause son adoption par le Parlement. Envisagée en ces termes, la déclaration d'inconstitutionnalité est alors prononcée dans le cadre d'une procédure spéciale de type normatif où l'application de la loi à des cas concrets de la vie n'a pas lieu d'être, et qui est confiée à un organe – la Cour constitutionnelle – qui n'appartient pas à l'ordre juridictionnel, mais qui est placé au-dessus et en dehors des trois pouvoirs traditionnels.

En retenant cette conception, le constituant italien a entendu adhérer à un type concentré de contrôle de constitutionnalité, selon l'exemple alors représenté par la Verfassungsgerichtsbarkeit défendue par Hans Kelsen et adoptée en Autriche entre les deux guerres mondiales.

Le système concentré cherche un équilibre entre deux exigences, la supériorité de la Constitution et la force de la loi, à travers ce que, dans la littérature allemande, l'on a appelé le privilège du législateur. Il comporte alors les deux aspects suivants : en tout premier lieu, le législateur a son propre « juge » qui œuvre à travers des procédures particulières, créées spécialement pour tenir compte des caractéristiques du contrôle de constitutionnalité des lois et des exigences politiques qui y sont inhérentes (on peut ici faire un parallèle avec les raisons historiques qui ont favorisé l'émergence d'une autre « justice spéciale », la justice administrative : comme on a voulu là un juge de l'administration, on veut ici un juge de la législation : formules où le « de » exprime toute son ambiguïté); en second lieu, la loi est obligatoire pour tous les juges, judiciaires et administratifs (ce qui veut dire, plus simplement : pour tous), tant qu'elle n'est pas déclarée contraire à la Constitution par l'organe exclusivement compétent pour en contrôler les vices.

Les conséquences de ce choix auraient dû être les suivantes :

a) le contrôle de constitutionnalité se serait exercé dans un contexte procédural « de droit objectif » et non pas de « droit subjectif » ; il aurait été destiné principalement à assurer la cohérence du système normatif au regard des paramètres fixés par les normes constitutionnelles, et seulement de manière secondaire, ou par voie de conséquence, il aurait assuré la protection des positions subjectives garanties par la Constitution ;

b) les décisions d'inconstitutionnalité auraient pris la nature d'une législation négative, selon la conception kelsénienne ;

c) puisque la loi inconstitutionnelle ne cesse de produire ses effets qu'avec la déclaration d'inconstitutionnalité, avant cette déclaration, la loi, quels que puissent être les doutes sur sa conformité à la Constitution, aurait été obligatoire pour tous ;

d) l'interprétation des règles et des principes de valeur constitutionnelle aurait été réservée à la seule Cour constitutionnelle, tandis que les juges judiciaires et administratifs auraient dû faire application de la seule loi, éventuellement sortie indemne du contrôle de constitutionnalité, selon la maxime : à la Cour constitutionnelle, la Constitution ; aux juges ordinaires, la loi.

Ces principes ont tous été diversement démentis ou redimensionnés pour quatre raisons. La première de ces raisons concerne la procédure, la deuxième la portée des décisions d'inconstitutionnalité, la troisième un principe substantiel général de la Constitution, et la quatrième tient à l'importance que prend l'interprétation de la loi dégagée par les juges ordinaires au stade de son application. Plus précisément, il s'agit donc : a) de l'adoption de la question préjudicielle de constitutionnalité (ou contrôle incident de constitutionnalité des lois) comme procédure normale pour saisir(1) la Cour constitutionnelle ;
b) des effets d'annulation dont les arrêts de la Cour constitutionnelle sont revêtus ;
c) de la conception du principe d'égalité (art. 3 C) comme imposant que la loi ait un caractère raisonnable ou adapté au regard des situations concrètes qu'elle est censée régir ;
d) de la doctrine du « droit vivant ».
Nous considérons ces aspects caractéristiques du contrôle de constitutionnalité en Italie, comme particulièrement importants sous le profil du caractère concret ou, comme cela est suggéré par les promoteurs de ce numéro des Cahiers du Conseil constitutionnel, du caractère « réaliste » du contrôle de constitutionnalité des lois.

I. Le contrôle incident de constitutionnalité des lois

Ce n'est pas la Constitution elle-même qui régit la saisine(2) de la Cour constitutionnelle, mais une loi constitutionnelle adoptée peu après son entrée en vigueur. En effet, la loi constitutionnelle n° 1 de 1948 a établi que, – hormis le contentieux législatif entre l'État et les régions, qui présente des caractères totalement abstraits –, la « question de constitutionnalité d'une loi » pour laquelle existent des doutes quant à sa conformité à la Constitution (« caractère non manifestement infondé » de la question), est soulevée par le juge dans toute procédure juridictionnelle et est renvoyée à la Cour constitutionnelle si le procès judiciaire ou administratif ne peut pas être réglé indépendamment de la résolution préalable de la question de constitutionnalité elle-même (« caractère déterminant » de la question). Le procès civil, pénal ou administratif dans le cadre duquel la question de constitutionnalité est soulevée et qui permet de transmettre cette question à la Cour constitutionnelle, doit être nécessairement suspendu jusqu'à la décision constitutionnelle ; car le contrôle exercé par la Cour constitutionnelle peut avoir une incidence sur les positions subjectives qui constituent l'objet du procès ordinaire ou procès a quo.

Le caractère incident de la saisine s'écarte ainsi de la conception abstraite du contrôle de constitutionnalité retenue à l'origine. Les constituants envisageaient une procédure de confrontation entre textes normatifs, constitutionnels et législatifs, ou, à tout le moins, sous-évaluaient l'importance du mode d'accès au contrôle de constitutionnalité par rapport à sa configuration abstraite/concrète. Avec la saisine par voie incidente, le contrôle de constitutionnalité de la loi est, en quelque sorte, hybridé par la garantie des situations subjectives constitutionnelles, dont le juge a quo qui soulève la question devant la Cour constitutionnelle, se fait le garant. La conception abstraite devient alors insoutenable.

Pendant quelque temps, la doctrine a hésité sur la manière d'entendre le caractère déterminant de la question de constitutionnalité. Cette hésitation découlait d'une absence de prise de position claire et définitive sur l'alternative entre contrôle de constitutionnalité abstrait ou concret. Dans la ligne de la conception abstraite, on a pu soutenir que le procès a quo devait s'entendre comme simple occasio de la question de constitutionnalité et que l'origine processuelle de cette question devait s'expliquer simplement en considérant que l'activité des juges pénaux, civils et administratifs représentait un speculum dans lequel l'ordre législatif tout entier pouvait être mis sous observation. Au soutien de l'autre branche de l'alternative, on a pu faire valoir, au contraire, que le caractère déterminant de la question devait s'entendre dans un sens strict, comme la nécessité d'appliquer la loi, dont la constitutionnalité était mise en doute, pour trancher le litige du procès ordinaire. Entre ces deux approches, on trouvait également l'opinion selon laquelle la possibilité d'appliquer la loi dans le cadre du procès ordinaire suffisait. En tout état de cause, le contrôle du caractère déterminant de la question de constitutionnalité incombait au seul juge a quo, qui restait libre de déterminer la disposition de loi applicable au cas d'espèce, objet du procès.

Aujourd'hui, la situation s'est stabilisée autour des propositions suivantes, qui sont couramment affirmées dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle : le caractère déterminant de la question de constitutionnalité découle de la nécessaire application de la loi au cas concret ; il appartient au juge a quo de déterminer la norme législative qui permet de trancher la cause ; il incombe, néanmoins, à la Cour constitutionnelle de corriger ses erreurs manifestes, afin d'éviter que la question, qui est, à la base, concrète, devienne abstraite ; le juge a quo, dans l'ordonnance qui soulève la question de constitutionnalité, doit faire une description adaptée du cas d'espèce soumis à son jugement et, s'il ne le fait pas, la question est frappée d'irrecevabilité.

De ce qui précède, il est donc possible de conclure que nous nous trouvons devant un renversement de perspectives : ce qui, à l'origine, était une conception objective et abstraite du contrôle de constitutionnalité est devenu une conception subjective et concrète. À l'origine, on disait : nous nous débarrassons de la loi contraire à la Constitution et, par voie de conséquence, nous protégeons les droits constitutionnels qu'elle a violés ; aujourd'hui, on devrait dire : nous protégeons les droits constitutionnels et, par conséquent, nous éliminons la loi qui les méconnaît.

Il ne s'agit pas là seulement d'une inversion formelle. C'est la substance même qui change. Le récit des faits processuels concrets, qui marque le point de départ du procès constitutionnel, possède une force propre qui conditionne les appréciations de la Cour constitutionnelle. Pour s'en convaincre, on peut se référer, par exemple, aux arrêts n° 148 de 1992 et n° 303 de 1996. La loi italienne relative à l'adoption disposait qu'il devait y avoir, entre l'enfant adopté et les parents adoptifs, une différence d'âge qui ne devait pas excéder quarante ans (et qui ne devait pas être inférieure à dix-huit ans). Il s'agissait là d'une disposition tout à fait raisonnable que nul n'avait jamais songé contester. Mais les cas que la vie offre sont toujours plus nombreux que ceux que le législateur peut imaginer dans l'abstrait. Ainsi, il faut mentionner le cas d'un couple qui avait régulièrement adopté un enfant, en respectant parfaitement la différence d'âge fixée par la loi. Cependant, cet enfant adopté avait un petit frère avec lequel il avait vécu jusque-là. Ce petit garçon pouvait-il alors être également adopté par ce couple, afin de ne pas le séparer de son frère aîné, même si la différence d'âge, dans son cas, dépassait les quarante ans ? La loi ne le permettait pas. Dans la mesure où elle garantit le principe de la protection des intérêts de l'enfant et favorise, ainsi, la constitution ou la reconstitution d'un cadre familial où il est important de permettre aux frères de vivre ensemble, la Constitution l'a, elle, autorisé. La Cour constitutionnelle, qui a donc interprété la Constitution en ce sens, n'a pas, pour autant, éliminé la disposition de loi en cause, mais elle a introduit une exception pour les cas comme celui qui s'était posé dans le cadre du procès a quo.

Dans une autre affaire également relative à la question de la différence d'âge entre adoptants et adopté, la Cour constitutionnelle a eu à connaître du cas d'un enfant qui vivait déjà dans une famille depuis quelque temps (en application de la procédure qui permet de confier la garde d'un enfant à une famille d'accueil), mais qui avait, avec l'un des deux conjoints, une différence d'âge à peine supérieure à celle autorisée par la loi pour l'adoption. Dans ce cas, la Cour constitutionnelle a estimé que l'intérêt du mineur aurait été sacrifié si l'adoption n'avait pas été possible.

Dans ces deux affaires, la disposition de loi n'a pas été jugée, en tant que telle, contraire à la Constitution, mais seulement au regard de ces deux cas concrets que l'on vient de mentionner. Par conséquent, elle n'a été touchée qu'en partie, dans la mesure où l'interdiction d'adopter aurait dû s'appliquer aux deux cas d'espèce. Il s'agit de deux exemples de déclarations d'« inconstitutionnalité partielle », où la partie inconstitutionnelle est représentée par les cas concrets, objet du procès a quo.
C'est donc de cette manière que peut jouer le caractère réaliste du contrôle de la Cour constitutionnelle, qui apparaît bien comme la conséquence du caractère incident du contrôle exercé.

II. Les effets d'annulation

L'article 136, alinéa premier, de la Constitution établit, en parfait accord avec la conception abstraite du contrôle de constitutionnalité, que « la loi déclarée contraire à la Constitution cesse de produire ses effets le lendemain de la publication de la décision » au Journal officiel(3). De manière cohérente, la doctrine qui, la première, s'est penchée sur la nature de la déclaration d'inconstitutionnalité, a parlé d'abrogation : effets erga omnes et pro futuro. Par conséquent, les rapports juridiques qui se sont constitués avant ce moment auraient dû continuer à être régis par la loi déclarée (par la suite) inconstitutionnelle. La décision de la Cour constitutionnelle n'aurait déployé aucun effet rétroactif.

Avec la saisine par voie incidente, il est, toutefois, devenu impossible de soutenir cette conception abrogative des décisions d'inconstitutionnalité. En effet, dans le procès a quo, on discute d'une controverse qui a pour objet des faits, des actions, des rapports qui se sont produits dans le passé. La juridiction regarde, en effet, toujours vers le passé. Qui plus est, les faits, les actions, les rapports discutés devant le juge civil, pénal ou administratif sont antérieurs au procès constitutionnel et, à plus forte raison encore, ils sont antérieurs au moment où la décision d'inconstitutionnalité déploie ses effets, selon l'article 136, alinéa premier, de la Constitution. Si l'on s'était tenu fermement à l'idée initiale de la décision d'inconstitutionnalité entendue comme abrogation de la loi inconstitutionnelle, le procès a quo, c'est-à-dire précisément le procès à l'occasion duquel est posée la question de constitutionnalité, n'aurait pas pu en bénéficier. Par conséquent, personne – ni les parties ni le juge ex officio – n'aurait eu intérêt à soulever la question de constitutionnalité. Son caractère « préjudiciel » aurait été contredit par la valeur seulement prospective de la déclaration d'inconstitutionnalité.

Il était alors nécessaire, une fois introduite la saisine par voie incidente, de reconnaître à la déclaration d'inconstitutionnalité quelque effet dans le passé. À cette fin, l'article 30, alinéa 3, de la loi n° 87 de 1953 (la loi organique sur la Cour constitutionnelle) a substitué à la « cessation des effets », dont parle l'article 136 de la Constitution, l'interdiction faite à tout juge d'appliquer dorénavant la loi inconstitutionnelle. Cette interdiction est ainsi valable naturellement pour les situations futures, mais également pour les situations passées qui se trouveraient ou qui pourraient être portées devant un juge. Pour cela, elle concerne, au premier chef, la situation qui fait l'objet du procès a quo.

Ce qui semblait n'être qu'une petite modification a provoqué, en réalité, une révolution : on est ainsi passé de l'abrogation à l'annulation avec des effets pleinement rétroactifs, sous la seule réserve du respect des décisions de justice passées en force de chose jugée, qui empêche de soumettre, à nouveau, au juge une question déjà tranchée définitivement. Il faut noter, toutefois, que l'article 30, alinéa 4, de la loi de 1953 déroge lui-même au respect de cette limite, puisque, en matière pénale, les décisions de condamnation, bien que devenues irrévocables, sont remises en cause par la déclaration d'inconstitutionnalité de la loi sur laquelle elles sont fondées.

La logique de la saisine par voie incidente va, toutefois, bien au-delà. La Cour constitutionnelle est interpellée à partir d'un procès. Elle doit ainsi donner une réponse au juge qui l'a interpellée. En d'autres termes, le contrôle de constitutionnalité abstrait, tel qu'il avait été imaginé par les constituants, pouvait atteindre pleinement son but simplement par l'élimination de la loi inconstitutionnelle, c'est-à-dire par la création d'une lacune du droit. En effet, la Constitution ne prévoit que deux types de décisions de la Cour constitutionnelle : les décisions de rejet qui repoussent le doute d'inconstitutionnalité et les décisions d'admission qui, en reconnaissant le caractère fondé de ce doute, éliminent la loi en cause.

Le contrôle concret de constitutionnalité, qui est soumis à des exigences processuelles réelles, ne peut, cependant, pas se contenter de cette alternative. Il exige que le juge a quo puisse appliquer, dans le cadre de son procès, en lieu et place de la norme législative déclarée contraire à la Constitution, une autre norme compatible avec les exigences constitutionnelles. L'annulation pure et simple serait suffisante dans un ordonnancement de type radicalement libéral, où toute norme législative positive pourrait être considérée comme une exception au principe général de liberté : une fois la loi inconstitutionnelle éliminée, le principe de liberté reprendrait ses droits et le juge pourrait alors s'y référer pour trancher le cas porté devant lui. Nos ordonnancements constitutionnels sont, toutefois, beaucoup plus complexes. Les droits constitutionnels ne se réduisent pas précisément à la défense de l'ingérence de la puissance publique, mais ils exigent, pour être effectifs, des interventions positives, des normes qui les protègent et qui assurent leur concrétisation. En résumé, ce sont là les raisons qui justifient le développement d'une typologie de décisions (arrêts interprétatifs d'admission et de rejet, arrêts d'admission partielle, arrêts additifs, arrêts substitutifs, arrêts correctifs, arrêts additifs de principe, etc.) que l'on ne peut pas expliquer dans la logique du contrôle abstrait de constitutionnalité, mais que l'on peut facilement comprendre dans la logique du contrôle concret.

Le recours individuel à la Cour constitutionnelle pour la protection des droits fondamentaux méconnus par la loi n'est pas prévu dans le système italien de justice constitutionnelle. Cela signifie que le plus concret des instruments de protection des droits fondamentaux n'y trouve pas sa place. En Italie, l'amparo ou la Verfassungsbeschwerde n'ont donc pas cours (même si certains auteurs proposent d'introduire une procédure de ce type). Pour autant, le système de contrôle incident de constitutionnalité, tel qu'il a été amené à se configurer, se rapproche d'un recours tout aussi concret. Il s'en distingue encore, néanmoins, par le fait qu'il impose de s'adresser directement non pas à la Cour constitutionnelle, mais au juge civil, pénal ou administratif compétent. C'est donc par cet intermédiaire que l'on peut avoir accès à la Cour. Qui plus est, si un juge de première instance se refuse d'ouvrir les portes du contrôle de constitutionnalité, ce seul fait pourra être frappé d'appel et de recours en cassation. D'aucuns objecteront que, dans les systèmes qui admettent le recours direct, on peut se défendre directement contre la loi (de même que contre les actes des pouvoirs publics de nature non législative). Dans le système du contrôle incident de constitutionnalité, il est nécessaire, au contraire, qu'un droit soit méconnu par un acte pris en application de la loi pour que l'on puisse demander protection au juge compétent et ensuite, éventuellement, à la Cour constitutionnelle. La différence semble donc importante. Toutefois, il n'en est pas toujours ainsi ; on ne doit pas toujours nécessairement attendre que quelqu'un soit lésé dans ses droits, pour se dégager de la force de la loi. Devant une loi taxée d'inconstitutionnalité, on peut provoquer, de manière artificielle, son application, en la violant intentionnellement afin de déclencher un procès, et, par ce biais, on peut alors demander la déclaration d'inconstitutionnalité, de manière à éliminer la loi inconstitutionnelle. Il s'agit là de l'instrument de la lis ficta, qui est fréquemment utilisé, même si c'est « aux risques et périls » de celui qui en fait usage. Toutefois, lorsque l'inconstitutionnalité est manifeste, les risques et périls se réduisent, en réalité, à peu de choses ; et, sous ce profil, la situation n'est alors plus aussi éloignée de celle du recours direct contre la loi, qui est admis dans d'autres ordonnancements, mais pas dans l'ordonnancement italien.

III. Le principe d'égalité et le caractère raisonnable des lois

Le principe d'égalité, consacré à l'article 3 de la Constitution, ne se présente pas comme un principe qui s'impose, dans tous les cas, à la loi. Il se présente, au contraire, comme un principe qui exige de régler, de manière égale, les situations raisonnablement semblables et, de manière différente, les situations raisonnablement différentes. Entendue en ce sens, l'égalité entraîne une réduction du caractère général de la loi et la multiplication des lois « à généralité réduite » ou, pour le dire autrement, des lois « à généralité relative ». Les lois de privilège sont exclues, dans la mesure où le critère de différenciation qu'elles adoptent est interdit par la Constitution : par exemple, le sexe, la religion, les convictions politiques, les conditions personnelles et sociales. Mais, en dehors de ces hypothèses, sont admises les distinctions et les classifications qui ne sont pas arbitraires (le critère du caractère non arbitraire de la loi est laissé dans les mains du législateur, sous le contrôle de la Cour constitutionnelle).

L'interdiction des lois qui, de manière arbitraire, traitent également des situations raisonnablement différentes, comporte par elle-même une règle qui tient compte des particularités concrètes des cas à régir. Mais c'est là aussi la raison qui justifie une jurisprudence constitutionnelle surprenante en apparence : selon cette jurisprudence, les lois qui se caractérisent par un « excès de généralité » de nature à sacrifier les particularités des cas concrets, sont considérées comme contraires à la Constitution. Sous l'empire des principes de l'État libéral, les lois regardées avec suspicion étaient celles qui pêchaient par défaut de généralité et de précision. Dans l'État social, dans l'État qui s'attache aux particularités des conditions sociales aux fins d'établir des traitements juridiques adaptés, ce sont les lois excessivement générales et coercitives qui peuvent soulever des problèmes. Le problème s'est posé avec évidence à propos des « automatismes rigides » que la loi peut prévoir. Ces derniers négligent les différences importantes pouvant exister entre les cas entrant dans le champ d'application de la loi en cause, alors qu'une considération articulée des biens juridiques en question est nécessaire.

Cette règle qui consiste à mettre en doute les normes législatives trop rigides trouve un premier champ d'application avec les sanctions pénales et administratives. Il est nécessaire que la loi laisse une marge d'appréciation « discrétionnaire » au juge par rapport aux cas concrets qui peuvent se présenter. On en trouve un bon exemple dans l'arrêt n° 40 rendu par la Cour constitutionnelle en 1990. Dans cet arrêt, le juge constitutionnel a déclaré contraire à la Constitution l'interdiction d'exercer sa profession frappant un notaire condamné par décision de justice non encore définitive pour délits commis contre la confiance publique. Dans les motifs de sa décision, la Haute instance précise que « l'on doit permettre au juge d'apprécier discrétionnairement, au regard de la gravité des faits et des circonstances ainsi qu'au regard de la personnalité de l'intéressé, l'opportunité de prononcer ou de ne pas prononcer la sanction ». La Cour souligne alors que « le principe de proportion, qui est à la base de la rationalité qui domine le principe d'égalité », doit toujours permettre de « mesurer le caractère adapté de la sanction au cas concret ».

Cette interdiction des « automatismes rigides » trouve également à s'appliquer dans le champ de l'exécution des sanctions pénales en général et en particulier lorsque ces sanctions frappent les mineurs. À titre d'illustration, on peut mentionner l'arrêt n° 109 rendu par la Cour constitutionnelle en 1997. Dans cette décision, la Haute instance a dit pour droit que « l'automatisme rigide qui exclut toute appréciation discrétionnaire du cas concret du mineur, et qui empêche l'adoption de mesures alternatives à la détention carcérale, en dépit de leur caractère approprié au regard de la finalité prééminente de réinsertion sociale du condamné, méconnaît, de manière irrémédiable, les exigences constitutionnelles ». La Cour en a alors déduit qu'« à plus forte raison, est contraire à la Constitution une norme, comme celle qui est contestée, qui, en traitant de manière égale les condamnés mineurs et les condamnés adultes, introduit un élément de rigidité et d'automatisme tel que le condamné se voit interdire l'accès à des mesures alternatives à la détention carcérale [...] au nom de la présomption absolue que le mineur ne le mérite pas ou que la mesure n'est pas appropriée ». C'est pourquoi une telle norme « méconnaît le caractère prééminent de la finalité de resocialisation et la nécessité d'adapter le traitement du condamné en fonction des appréciations et des pronostics que l'on peut faire sur sa personnalité et sur les circonstances particulières entourant l'affaire en cause ».

Il s'agit, donc, de cas où la norme législative s'efface derrière la juridictionnalisation de la décision. Plus précisément, on substitue à la règle législative l'indication de principes (de nature constitutionnelle) qu'il appartient aux juges ordinaires de mettre en œuvre dans les situations particulières. La tentative de l'État de droit d'autrefois de laisser exalter les particularités subjectives pour faire émerger la figure abstraite et universelle de l'individu, connaît ici son échec complet. Néanmoins, nous ne dirons pas, comme on le dit souvent (par exemple, avec les mots de G. Lipovetsky, L'ère du vide. Essais sur l'individualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1993 [1983], pp. 12-13), que cet « idéal moderne de subordination de l'individu aux règles rationnelles collectives a été pulvérisé. Le procès de personnalisation a promu et incarné massivement une valeur fondamentale, celle de l'accomplissement personnel, celle de la singularité subjective, de la personnalité incomparable ». Il ne s'agit pas, à proprement parler, d'une pulvérisation, mais plutôt de la soumission des nombreux aspects de la morphologie sociale à des normes de nature différente des règles, les normes de principe. Ces normes de principe, dont le juge peut faire application de manière alternative ou, le plus souvent, de manière cumulative, possèdent une capacité élevée de pouvoir s'appliquer à toutes les spécificités des situations concrètes. L'accentuation du caractère concret du droit entraîne ainsi la valorisation de la dimension de principe de l'ordre juridique.

L'une des conséquences les plus importantes de ce phénomène, que l'on peut même considérer comme une véritable mutation génétique du droit de notre époque, tient à ce que les normes constitutionnelles de principe ne relèvent pas de la gestion exclusive de la Cour constitutionnelle, mais se diffusent dans la vie du droit, à travers l'action de la jurisprudence. Une autre conséquence, de la plus haute importance, touche à la conception de l'interprétation constitutionnelle et, en dernière analyse, de la Constitution. L'interprétation ne se présente plus comme la simple compréhension des contenus des normes constitutionnelles à appliquer aux cas concrets, mais elle se présente comme la compréhension qui découle des cas eux-mêmes. Avant même d'être compréhension, l'interprétation est plutôt interrogation de la Constitution, spécifiquement dans ses parties qui renferment des normes de principe, sur les problèmes constitutionnels que posent les cas concrets. La Constitution, de texte qui impose, se transforme en texte qui répond.

IV. La doctrine du droit vivant

La saisine par voie incidente de la Cour constitutionnelle, au-delà des implications que l'on a déjà décrites, a pour effet d'insérer la jurisprudence constitutionnelle dans la jurisprudence tout court. Or, le contrôle abstrait de constitutionnalité aurait dû exclure cette conséquence car, dans sa logique, il aurait dû placer la Cour constitutionnelle dans un face-à-face non pas avec les juges ordinaires, mais avec le législateur. La doctrine du « droit vivant » se comprend dans cette perspective.

Dès le début de son activité, la Cour constitutionnelle s'est vue confrontée à la question de savoir s'il fallait reconnaître une importance aux interprétations dégagées par la jurisprudence non constitutionnelle de la loi soumise à son contrôle. La Cour est-elle libre d'interpréter et de réinterpréter la loi, indépendamment des interprétations données par les autres juges, ou bien est-elle liée par ces interprétations qui donnent lieu à un « droit vivant » ? Par cette formule, on entend la norme législative non pas au regard de ses possibilités interprétatives abstraites qui découlent des textes, mais la norme législative comme elle « vit » dans l'interprétation consolidée des juges ordinaires. Nous sommes donc bien ici, même si c'est sous un profil particulier, dans cette problématique caractère abstrait/caractère concret du contrôle de constitutionnalité.

À cette question, la Cour constitutionnelle a apporté la réponse suivante : « La Cour ne peut pas ne pas prendre acte que la jurisprudence des juges ordinaires, après des hésitations et des divergences, s'est affirmée dans le sens que··· Les Sections réunies de la Cour de cassation ont frappé cette interprétation du sceau de leur adhésion et de leur autorité. Il est donc imposé de considérer désormais – pour reprendre une expression maintes fois utilisée par la Cour – comme une “norme vivante” la norme produite par cette interprétation et d'examiner, en partant de cette dernière, la question de constitutionnalité » (arrêt n° 26 de 1984).

En se référant au droit vivant, la Cour constitutionnelle renonce à se demander quelle est l'interprétation de la loi soumise à son contrôle et s'en remet à celle qui en a déjà été dégagée par les juges ordinaires et, en particulier, par la Cour de cassation. Il faut voir là un hommage rendu au pouvoir d'interprétation de cette juridiction suprême, à qui, selon la tradition française qui a cours également en Italie, incombe la tâche d'assurer l'interprétation « correcte » et « uniforme » de la loi. Mais surtout (et c'est là la raison pratique qui a justifié l'élaboration de la doctrine du droit vivant), il est possible, de cette manière, d'éviter les conflits d'interprétation. Par le passé, il est arrivé que la Cour constitutionnelle, en se fondant sur une interprétation de la loi qu'elle avait dégagée elle-même, repoussât la question de constitutionnalité en rendant une décision interprétative de rejet. Devant une décision de ce type, les juges ordinaires, et la Cour de cassation en tête, revendiquèrent alors la plénitude de leur pouvoir d'interprétation et persistèrent ainsi à s'attacher à une interprétation différente de la loi en cause en s'obstinant, sur la base de cette interprétation incompatible avec la Constitution, à soulever et à soulever encore la même question devant la Cour constitutionnelle. La doctrine du droit vivant implique, au contraire, que la Cour constitutionnelle fasse sienne l'interprétation jurisprudentielle dominante et contrôle la constitutionnalité de la loi en se fondant sur cette interprétation. C'est pourquoi, si la loi dans cette interprétation est incompatible avec la Constitution, elle donnera lieu à un arrêt d'inconstitutionnalité auquel les juges ordinaires seront contraints de se conformer.

À la lumière de l'arrêt cité plus haut, on pourrait penser que la Cour constitutionnelle s'estime contrainte de s'adapter au droit vivant (lorsqu'il existe, ce qui n'arrive pas toujours) et de renoncer a priori à l'interprétation différente qu'elle pourrait dégager de la loi, même si cela ne se produit pas toujours. Et précisément, dans le cas où cela ne se passe pas ainsi, un conflit d'interprétation peut alors éclater à tout moment. À cet égard, on peut mentionner un cas récent qui s'est produit dans les années 2003-2005, où la Cour constitutionnelle et la Cour de cassation se sont répondu, à plusieurs reprises, du tac au tac à propos de la réglementation des délais maximums de la détention provisoire, c'est-à-dire de la mesure restrictive de la liberté individuelle que les personnes mises en cause dans une procédure pénale peuvent subir avant la décision définitive. Le code de procédure pénale prévoit, en fonction des différents types de délit et des différents stades de la procédure, des règles de calcul si compliquées que, pour en parler, il faudrait un espace bien plus grand que celui que cette étude a déjà pris dans cette revue. La Cour constitutionnelle estimait qu'une interprétation de la loi conforme à la Constitution pouvait permettre d'éviter la déclaration d'inconstitutionnalité de la loi, tout en garantissant les droits de la personne mise en cause à ne pas subir de limitation de sa liberté individuelle pour une durée excessive ou, même, par l'effet d'incidents spécifiques de la procédure, pour une durée indéterminée. Tout en parvenant au même résultat, la Cour de cassation estimait, au contraire, qu'il n'était pas possible de garantir les mêmes droits au moyen d'une simple interprétation et qu'il fallait aller plus loin, c'est-à-dire jusqu'à l'annulation de la loi, après l'avoir interprétée comme cette juridiction suprême estimait qu'elle devait être interprétée. Alors pourquoi cette divergence, si les deux Cours sont parvenues au même résultat ? Au-delà de la revendication obstinée de leur propre pouvoir d'interprétation, la réponse se trouve dans des raisons de politique jurisprudentielle et peut se formuler de la manière suivante : l'annulation de la loi à la suite de la décision de la Cour constitutionnelle aurait produit des effets généraux et rétroactifs qui auraient touché un cercle très large de personnes pouvant aller jusqu'à englober des personnes poursuivies pour des crimes très graves relevant de la criminalité organisée (mafia, trafic de drogue, prostitution, etc.). C'est pourquoi la Cour constitutionnelle aurait préféré que les droits inhérents à la liberté individuelle des personnes placées en détention provisoire soient reconnus, un à un et au cas par cas, par des décisions rendues non par la Cour elle-même, mais par la magistrature ordinaire. L'impact aurait été moindre et le législateur se serait vu donner le temps de combler lui-même la faille. De son côté, la Cour de cassation souhaitait, au contraire, une décision de la Cour constitutionnelle, car une telle décision lui aurait alors permis d'échapper à la responsabilité de décisions qu'elle aurait été amenée à prendre en s'attirant le mécontentement de l'opinion publique dont les préoccupations sont toujours davantage tournées vers la sécurité collective que vers la garantie des droits individuels. Cette interminable querelle a finalement cessé avec l'arrêt n° 299 de 2005, dans lequel la Cour constitutionnelle, en prenant acte de ce droit vivant inébranlable que les Sections réunies de la Cour de cassation avaient elles aussi contribué à consolider, l'a alors pris en compte et, comme « elle a estimé qu'il n'était plus possible de rendre des décisions interprétatives », elle s'est résolue, par voie de conséquence, à prononcer l'annulation de la loi.

La doctrine du droit vivant a, toutefois, une raison d'être et une signification qui vont bien au-delà de la question si importante des rapports entre jurisprudences. La loi, entendue dans son interprétation jurisprudentielle (et non pas donc « la loi dans les livres »), est une dimension du droit qui ne peut pas aujourd'hui être ignorée, dans la mesure où le droit lui-même est de plus en plus le produit de compromis multilatéraux entre positions politiques, idéales et sociales, qui sont parfois volontairement peu précis (c'est ce qu'on appelle les compromis lexicaux). Dans ces conditions, l'équilibre effectif entre les différents aspects du compromis est souvent laissé à l'appréciation du juge. C'est alors de plus en plus souvent le juge qui, en lieu et place du législateur, joue le rôle de régulateur des conflits sociaux. La jurisprudence vivante devient ainsi le lieu du droit qui, du point de vue des destinataires, compte le plus. En outre, l'exigence constitutionnelle d'égalité ou d'adaptation du droit aux situations concrètes (selon ce qui a été dit précédemment) conduit souvent le législateur à se servir fréquemment des principes. En effet, ces principes sont alors laissés à l'œuvre de « concrétisation » des juges, précisément lorsque la règle juridique générale et abstraite ne paraît pas être adaptée à remplir sa fonction de règle, sachant que cette dernière est nécessairement conditionnée par l'imprévisibilité des éléments entourant le cas concret à régler. Enfin, alors que les rapports sociaux évoluent rapidement (on pense, par exemple, aux problèmes toujours nouveaux soulevés par le développement des biotechnologies), le législateur, lui, tarde de plus en plus souvent à intervenir. Ce retard pousse ainsi la jurisprudence, qui ne veut pas se départir de son devoir de rendre justice dans chaque cas concret, à faire un usage intensif des principes constitutionnels, afin de déterminer des règles juridiques « vivantes » dont l'élaboration échappe, de fait, au législateur (on parle, à ce propos, d'une manière plutôt réductrice, de « suppléance des juges » face à l'inertie du législateur).

Le droit vivant peut, par conséquent, être conçu comme une réponse à la crise de la loi qui caractérise la société d'aujourd'hui. Il est évident que la jurisprudence constitutionnelle ne peut pas fermer les yeux devant cette conception du droit. Il ne spas, à proprement parler, d'une conception sociologique, au sens où, il y a de nombreuses années, Eugen Ehrlich (par exemple, in Freie Rechtsfindung und freie Rechtswissenschaft de 1903) parlait de « droit vivant » pour désigner un droit directement expérimenté dans la société, à travers des activités juridiques, des actes et des comportements matériels. Cependant, si l'on veut bien voir que ces « matériaux » de la vie juridique concrète d'une société sont destinés, tôt ou tard, à accéder aux prétoires des tribunaux et à provoquer des décisions de justice, il est clair que le droit vivant jurisprudentiel tend à se rapprocher d'un droit vivant sociologique. En prêtant attention au droit vivant, la jurisprudence constitutionnelle voit ainsi son caractère « réaliste » se manifester comme un élément déterminant de la situation actuelle de la justice constitutionnelle.

* Traduit de l'italien par Thierry Di Manno, professeur à l'Université du Sud Toulon-Var, directeur du Centre de droit et de politique comparés Jean-Claude Escarras (CNRS-UMR 6201).

(1) N. du T.: en français dans le texte italien.
(2) N. du T.: en français dans le texte italien.
(3) N. du T.: en français dans le texte italien.