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Le réalisme en droit constitutionnel

Daniel LABETOULLE - Président de section au Conseil d'État, ancien président de la section du contentieux

Cahier du Conseil constitutionnel n° 22 (Dossier : Le réalisme en droit constitutionnel) - juin 2007

Les études rassemblées ici se suffisent à elles-mêmes. Elles n'ont nul besoin d'un cadre qui fasse ressortir leur éclat.

Aussi les quelques lignes qui vont suivre se proposent-elles seulement d'exprimer la façon dont – à titre strictement personnel – un praticien d'une discipline voisine perçoit la part que le « réalisme juridique »(1) occupe dans l'exercice concret de la fonction d'un juge régulateur de la norme : juge de la constitutionnalité de la loi, mais aussi juge de la légalité de l'acte administratif ou juge de cassation saisi de l'interprétation d'une règle.

« La part que le réalisme occupe », ces mots sont venus d'emblée sous la plume sans ménager quelque effet de surprise ni témoigner d'une hésitation. C'est que oui, en effet, « il y a du réalisme dans le contrôle »(2). Non pas, bien sûr, dans chaque opération de contrôle ; mais, toujours – oui, toujours – de façon latente, disponible en quelque sorte, dans l'esprit du juge, pour le cas où la nécessité ou le besoin en apparaîtrait.

L'affirmation ne correspond pas à la revendication d'un pouvoir dont l'existence serait contestée. Encore moins à une forme de rodomontade. Le juge sait que son pouvoir d'appréciation porte avant tout sur l'acte, le fait ou le comportement qu'il doit juger et qu'à cette fin il va confronter à la norme, qui est une donnée sur laquelle il n'a pas de prise. Il n'aspire pas à outrepasser son rôle de serviteur de la norme(3) qu'il a pour mission d'appliquer.

Encore faut-il que sa fonction ne le conduise pas à aller un peu au-delà.

Qu'en effet le texte ne soit pas parfaitement clair ou qu'il doive être combiné ou concilié avec un autre et voici qu'avant de l'appliquer le juge doit prendre parti sur son sens et sa portée. Dans bien des cas la mise en œuvre des principes ou techniques d'interprétation conduira logiquement au résultat. Dans d'autres, l'hésitation sera permise et le débat ouvert : il va falloir choisir entre deux ou plusieurs thèses ou solutions. En faveur de chacune, des arguments de logique et de technique juridiques seront bien évidemment avancés. Mais qui peut imaginer que le juge ne s'interrogera pas, aussi, sur la portée et les conséquences de la décision qui va être prise : sur sa cohérence intellectuelle ou sa combinaison pratique avec d'autres règles, sur les avantages et inconvénients pour les divers « usagers » de la règle, pour l'intérêt général ? Et qui nierait la légitimité du débat collégial auquel ces questions donneront lieu ? Qu'aucune de ces considérations ne doive par elle-même commander la solution va de soi. Mais qui soutiendrait qu'elles doivent être totalement mises à l'écart ? Et qui croirait qu'elles le sont et que de tous ceux – législateur, exécutif, administration··· – qui agissent au nom de la cité le juge serait le seul à devoir penser et agir comme si son action ne s'inscrivait pas dans le réel ?

Que le juge constitutionnel ne soit pas juge du fait n'y change rien. On serait même tenté de dire : « au contraire ! ». Pour un juge du fait, la bonne justice – s'il est permis de la définir en accordant plus d'importance au contenu des décisions rendues qu'au processus intellectuel qui y conduit – passe par une bonne appréciation et une bonne intelligence des faits de l'espèce : le juge du fait (ou du fond) prend la norme qu'il doit mettre en œuvre telle qu'elle lui est donnée par le texte et la jurisprudence ; mais il applique son discernement, sa sensibilité, sa disponibilité d'esprit à cerner la vérité – la réalité – du dossier. Pour le juge régulateur de la norme, l'idéal d'une bonne justice passe, non pas par la bonne intelligence de faits dont il n'est pas saisi, mais – si le service de la hiérarchie des normes qui est sa fonction l'y conduit – par sa contribution au visage de la norme tel que sa décision va le révéler.

L'y conduit ou, plutôt, l'y contraint. Il ne s'agit pas, en effet, de confondre les rôles et de céder à la tentation d'améliorer la règle dont on doit seulement expliciter la portée ou apprécier la validité. « La fonction sociale du droit et la crédibilité de l'ordre juridique sont beaucoup mieux assurées... par un juge qui croit au maximum de contrainte dans l'accomplissement de sa mission que par celui qui croirait à un maximum de liberté. » Cette mise en garde du doyen Vedel, opportunément rappelée dans la contribution de Michel Troper, ne souffre pas la discussion. Mais elle ne ramène pas au rang d'hypothèse statistiquement marginale le cas où le juge de la norme se trouve dans une situation où, au terme du raisonnement juridique abstrait, subsiste une marge de choix qu'il ne peut éluder et dont il va donc devoir s'attacher à faire le meilleur usage.
elque particularité ? D'un côté, l'ambivalence de bien des composantes du « bloc de constitutionnalité », la ductilité des concepts que le juge constitutionnel manie, soit pour identifier des principes directeurs de l'action du législateur – par exemple : l'intérêt général –, soit comme mesure et limite de son contrôle – par exemple : l'ordre du « manifeste » –, lui ouvrent potentiellement une marge d'appréciation et d'initiative, voire de volontarisme, plus marquée que celle des autres juges de la norme. Mais, indépendamment même de la sensibilité de la vie politique – institutionnelle et partisane – à ses décisions, il mesure que seul le pouvoir constituant peut en prendre le contre-pied et que le revirement de jurisprudence lui est difficile.

Imagination et circonspection, discernement et détermination doivent aller de conserve : toutes qualités qui n'ont pas fait défaut au « réalisme » de l'œuvre accomplie sous la houlette exemplaire du président Pierre Mazeaud – auquel, avec admiration et amitié, ces lignes sont dédiées.

(1) Notion que, sans chercher à en donner une définition personnelle, on se bornera, en s'inspirant d'une formule d'Élisabeth Zoller (ci-après, p. 146) à assimiler à l'idée selon laquelle : « ··· les décisions des juges··· ne peuvent pas être toujours le résultat d'opérations de pure logique abstraite ».
(2) Formulation empruntée au professeur Pierre Delvolvé s'exprimant sur le sujet : « existe-t-il un contrôle de l'opportunité ? » : « I. Il n'y a jamais de contrôle de l'opportunité··· II. Il y a toujours de l'opportunité dans le contrôle » (colloque Conseil constitutionnel et Conseil d'État, LGDJ, 1988, p. 269 et s.).
(3) La formule selon laquelle le juge administratif est le « serviteur de la loi » affleure à plusieurs reprises dans le « contentieux administratif » du président Odent, qui enseignait en conséquence que « lorsqu'un texte est clair, c'est-à-dire lorsque, compte tenu des règles de la grammaire, de la sémantique et de la syntaxe, son sens ne peut prêter à aucune discussion et lorsqu'en outre ses dispositions ne sont en contradiction avec aucune disposition en vigueur ayant valeur juridique au moins égale, le juge administratif ne se livre à aucune fantaisie interprétative » [Odent (R.), Contentieux administratif, t. 1, Dalloz, 2007, p. 348].