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Présentation par Jacques Chevallier

Jacques CHEVALLIER - Professeur à l'Université Panthéon-Assas (Paris II), directeur du CERSA-CNRS

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 21 (Dossier : la normativité) - janvier 2007

Objet classique de débats doctrinaux, la question de la normativité s'est trouvée lestée d'enjeux juridiques très concrets, à partir du moment où le Conseil constitutionnel lui a accordé une place de choix dans un ensemble de décisions récentes : en affirmant, d'une part que « la loi a pour vocation d'énoncer des règles et doit par suite être revêtue d'une portée normative » (29 juill. 2004) - ce qui le conduira à annuler les dispositions d'un texte « manifestement dépourvues » d'une telle portée (21 avr. 2005) -, d'autre part que le législateur est tenu « d'adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques afin de prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d'arbitraire » (12 janv. 2003, 21 avr. 2005) - et en n'hésitant plus à annuler celles qui présentent une « complexité excessive » (29 déc. 2005) -, le Conseil a donné à cette question des implications juridiques de toute première importance ; le législateur sera désormais tenu, lorsqu'il adopte un texte, de s'interroger sur sa conformité à l'exigence de « normativité », telle qu'elle est entendue par le Conseil.

Cette exigence nouvelle, montrant qu'à l'instar d'autres juridictions constitutionnelles, et notamment de la Cour de Karlsruhe, le Conseil se préoccupe dorénavant des conditions mêmes dans lesquelles la loi est formulée, répond aux critiques de plus en plus vives exprimées vis-à-vis de ce qui est perçu comme une dégradation de la production juridique et un « désordre normatif » (RD publ., n° 1, 2006) toujours grandissant : dès 1991 (EDCE, n° 43, 1992), le Conseil d'État dénonçait le développement des textes d'affichage et l'introduction dans les lois de dispositions dépourvues de tout contenu normatif (« un droit mou, un droit flou, un droit à l'état gazeux ») et cette condamnation se retrouve dans son rapport de 2006 sur « la sécurité juridique » (EDCE, n° 57); le Président du Conseil constitutionnel avait indiqué pour sa part, dès janvier 2005, que celui-ci était prêt à censurer les « neutrons législatifs ».

Au-delà de ce qui peut être considéré comme une réaction à certaines dérives de la production législative, cette jurisprudence pose bel et bien un ensemble de questions de fond concernant la normativité juridique : présupposant l'existence d'un lien consubstantiel entre droit et normativité, elle postule une certaine qualité des normes elles-mêmes ; ce sont les deux volets qui sont abordés, à partir d'éclairages divers, dans ce dossier.

Juridicité et normativité

Le droit doit être conçu comme un dispositif normatif, visant à agir sur les comportements sociaux : fixant le statut de chacun, définissant les « droits » dont il dispose, les obligations auxquelles il est soumis, la position qu'il occupe dans l'organisation sociale, il indique les règles à observer, trace les lignes de conduite à suivre. Cette dimension normative ressort de la nature des énoncés juridiques. Sans doute, la règle de droit n'est pas toujours formulée de manière impérative - sous la forme positive d'un ordre ou d'une injonction, ou sous la forme négative d'un interdit ou d'une prohibition ; mais, si elle peut être permissive, en autorisant certains comportements, ou habilitatrice, en conférant une capacité d'action, elle ne se réduit jamais à une simple constatation, à une pure description : elle comporte des prescriptions (Éric Millard), auxquelles les destinataires sont tenus d'obéir. Ainsi le droit assure-t-il l'encadrement normatif des conduites, en imposant le respect de certains modèles de comportement. Si cette fonction n'est pas propre au droit, elle présente une spécificité dans la mesure où elle est adossée à la contrainte : comme l'a souligné Kelsen, le propre du droit est d'être, à la différence des autres systèmes normatifs qui, comme lui, entendent agir sur les comportements, un « ordre de contrainte », c'est-à-dire de réagir par des actes de contrainte aux conduites considérées comme indésirables et contraires à ses prescriptions. Cette dimension contraignante est très explicite dans le droit d'origine étatique : on la retrouve dans le droit communautaire, qui crée des droits et obligations, pour les États et pour les particuliers, assorties d'un régime de sanctions (Fabrice Picod), mais aussi, sous des formes plus subtiles, dans le droit international dont les normes - normes conventionnelles ou jus cogens (Emmanuel Decaux) -, bien que construites avec l'accord des États, aboutissent bel et bien à limiter leur puissance souveraine.

Les questions de la juridicité et de la normativité paraissent ainsi se confondre. Elles le sont bien évidemment dès l'instant où, dans la perspective kelsénienne (Éric Millard) mais aussi dans l'approche « auto-poiétique » du droit (N. Luhmann), c'est l'appartenance à l'ordre juridique, entendu comme système de normes, qui détermine la nature juridique d'un acte. Elles le sont également lorsque, comme le fait le Conseil constitutionnel, la « portée normative » est posée comme inhérente aux énoncés juridiques : il s'agira dès lors de faire le départ dans les textes entre les dispositions de type normatif et les autres, qui ne répondent pas au critère de la juridicité et que le Conseil n'hésitera plus à retirer de l'ordonnancement juridique. Dès l'instant où cette « portée normative » ne peut être évaluée qu'au regard du critère d'« impérativité », la démarche conduit ainsi, non seulement à rejeter hors du champ du droit les énoncés constatifs ou descriptifs, mais encore à établir une démarcation tranchée entre la normativité juridique et d'autres systèmes de normes, telles les normes techniques qui reposent sur le consentement des intéressés.

Cette conception substantialiste entraîne cependant une série de difficultés, que mettent en évidence les contributeurs. D'abord, la distinction entre dispositions normatives et non normatives est délicate à effectuer en pratique : tout texte est en réalité caractérisé par un entrelacement de dispositions de portée variable, qu'il est difficile de dissocier ; tracer une ligne de démarcation entre elles risque dès lors de comporter une large part d'appréciation subjective (Véronique Champeil-Desplats). Ensuite, l'idée de contrainte ne permet pas de rendre compte de l'inflexion de la normativité juridique dans les sociétés contemporaines : on voit en effet proliférer, à côté des commandements juridiques traditionnels, des techniques plus souples, relevant de ce que Paul Amselek appelait dès 1982 une « direction juridique non autoritaire des conduites » ; les textes indiquent des « objectifs », qu'il serait souhaitable d'atteindre, fixent des « directives », qu'il serait opportun de suivre, formulent des « recommandations », qu'il serait bon de respecter, mais sans pour autant leur donner force obligatoire. Si norme il y a, elle n'a plus de caractère impératif et son application va dépendre de l'adhésion des intéressés : une normativité « dialoguée » (Gérard Timsit) tendrait à se substituer à la normativité « spontanée », résultant de la confrontation sur le marché, et à la normativité « imposée », passant par la contrainte étatique. Entre ce droit « doux » (soft law) et les normes impératives (hard law), les frontières sont ténues et des passerelles existent : le « droit déclaratoire » qui se développe toujours davantage dans la vie internationale sert ainsi, non seulement à interpréter et à développer le « droit primaire de nature conventionnelle », mais encore de source d'inspiration pour celui-ci (Emmanuel Decaux); le droit international se présenterait dorénavant sous la forme d'une « gradation de normes », allant du « foisonnement déclaratoire » à « l'impératif catégorique ». Enfin, la spécificité de la normativité juridique par rapport à d'autres dispositifs normatifs tend à s'estomper : Laurence Boy montre que la relation entre normes techniques et normes juridiques ne peut plus être conçue en termes d'opposition mais de complémentarité et d'emboîtement ; la normalisation technique participerait à la constitution des espaces juridiques publics, ainsi qu'à leur défense dans un cadre économique mondialisé. Tous ces éléments font que les contours de la normativité juridique ont perdu de la rigueur d'autrefois.

Plus profondément, l'assimilation entre juridicité et normativité, qui conduit à condamner les lois d'affichage, tend à négliger le fait que les textes juridiques remplissent de multiples fonctions, symboliques et politiques. Le droit est aussi un « discours », qui fixe les repères indispensables à la cohésion sociale et assure la diffusion des valeurs fondamentales qui sont au cœur de l'ordre social : ces représentations bénéficient par projection de l'autorité qui s'attache aux énoncés juridiques ; dans la mesure où elles influent indirectement sur les comportements, elles disposent d'une puissance normative au moins diffuse. De même, le transit par le droit constitue un moyen de formalisation et d'officialisation de l'action publique, qui n'est pas dépourvu d'incidence concrète. Cette diversité des fonctions remplies par le droit ne saurait être évacuée au nom d'une conception trop étroite, voire « intégriste », d'une normativité évaluée à l'aune du seul dispositif instrumental que comportent les textes.

Qualité des normes et normativité

La normativité n'est pas un simple attribut inhérent à tout énoncé juridique : elle implique encore l'existence d'un certain rapport entre ces énoncés et leurs destinataires ; comportant un élément d'obligation, elle suppose que ceux-ci orientent leurs comportements conformément aux prescriptions des textes. Or, cette « puissance normative » n'est pas garantie par avance : elle dépend d'un ensemble de conditions tenant, non seulement à la force prescriptive des énoncés juridiques et aux sanctions attachées à leur violation, mais encore aux croyances collectives qui entourent le droit ; le fait que le droit ne bénéficie plus dans les sociétés contemporaines d'une légitimité de principe mais est tenu d'apporter en permanence la démonstration de son bien-fondé, par la rigueur de ses méthodes d'élaboration et la pertinence de ses effets, témoigne ainsi d'une crise de la normativité juridique.

Cette crise conduit à mettre l'accent sur la manière dont la règle de droit est formulée : celle-ci ne pourrait remplir l'office normatif qui lui incombe, qu'à la condition de satisfaire un certain nombre d'exigences fondamentales ; elle doit constituer pour les destinataires un cadre clair, précis, stable, qui leur apporte les éléments de certitude nécessaires et leur donne la possibilité de prévoir les conséquences de leurs actes. La qualité de la production juridique devient dès lors la garantie d'une sécurité juridique, considérée comme une dimension essentielle de l'État de droit, et un attribut substantiel de la normativité.

L'exigence de qualité n'en recèle pas moins certaines équivoques. Le principe de « clarté » de la norme, qui paraît être la condition même de son efficacité normative, comporte, comme le montre Alexandre Flückiger, des facettes différentes, entre lesquelles certaines tensions existent : il peut en effet être entendu, soit sous l'angle de la « lisibilité » de la norme - ce qui implique simplicité et concision -, soit sous celui de la « concrétisabilité », c'est-à-dire de son caractère opératoire, de la réponse qu'elle apporte aux situations concrètes - ce qui conduit au contraire à un texte précis et détaillé ; aucune de ces logiques ne pouvant être menée jusqu'à son terme, c'est en fin de compte de leur équilibre, précaire et évolutif, que résulterait le principe de « clarté ». Au demeurant, l'idéal de clarté rencontre très vite ses limites, dans la mesure où les énoncés juridiques sont, par essence même, à teneur indécise et comportent une pluralité de significations possibles, laissant une large part à l'activité d'interprétation.

Quant au principe de « stabilité » de la norme, son intégration à la normativité comporte davantage d'aléas encore, comme le montre l'exemple français : le principe de non-rétroactivité, d'application stricte en matière pénale, fait l'objet d'une interprétation plus souple dans les autres domaines ; et, s'il a été consacré dans un certain nombre de pays européens et en droit communautaire, le « principe de confiance légitimé », d'après lequel les individus doivent être protégés contre une modification imprévisible des textes en vigueur, entraînant une détérioration de leur situation, n'est toujours pas reconnu comme principe de droit interne. Néanmoins l'idée que les individus sont en droit d'évoluer dans un environnement juridique stable et prévisible, dans lequel ils peuvent avoir confiance, tend à se diffuser.

La conception plus exigeante de la normativité qui se dessine, notamment dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, vise à lutter contre certaines dérives nées de l'inflation normative - dérives illustrées par la prolifération des textes de portée purement symbolique ou voués, en raison de leur mauvaise qualité, à rester inappliqués : derrière ce souci louable de rationalisation de la production juridique, on entrevoit une certaine nostalgie pour la conception traditionnelle d'un droit placé sous le signe de la clarté, de la simplicité et de la certitude ; or, cette conception est évidemment caduque. La réflexion sur la normativité juridique dans les sociétés contemporaines doit dès lors s'attacher à prendre la mesure et à évaluer la portée des évolutions en cours dans la conception du droit ; c'est cette ambition que poursuit ce dossier.