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Le juge et le contrôle de constitutionnalité aux Pays-Bas

Constantjin KORTMANN - Professeur de droit constitutionnel et administratif et de théorie générale de l'État à la Faculté de droit de l'Université Radboud de Nimègue

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 21 - Janvier 2007

Les Néerlandais sont appelés parfois les Chinois de l'Europe. Cela veut manifestement dire que ce sont des gens étranges. En règle générale, ils ne le sont pas, mais à une exception près : les Pays-Bas n'ont ni Cour constitutionnelle ni Conseil constitutionnel, ayant formellement compétence pour exercer un contrôle a priori ou a posteriori des lois, par rapport à la Constitution. Les autres juges ne sont pas davantage compétents pour exercer un tel contrôle. L'article 120 de la Constitution (Gw) interdit expressément au juge (aussi bien qu'à d'autres institutions) de juger la constitutionnalité des lois et traités. Un tel régime constitutionnel constitue une exception dans l'Union européenne.

Cette interdiction est, cependant, compensée en grande partie par l'article 94 de la Constitution qui traite du contrôle de la conformité des lois et autres règles nationales aux traités internationaux et aux résolutions d'organisations internationales.

Les articles 120 et 94 en constituent le pivot. Auparavant une brève présentation de l'organisation de la justice néerlandaise est nécessaire à la compréhension de ce contrôle.

L'organisation de la justice

Globalement, l'organisation de la justice - qui trouve ses fondements dans le chapitre 6 de la Constitution - ressemble à celle que l'on connaît en Belgique et en France. C'est un système qui comprend deux piliers.

D'un côté on trouve le pouvoir judiciaire ordinaire, c'est-à-dire les tribunaux de première instance (en général les tribunaux d'arrondissement) ainsi que les cours d'appel. Les pourvois en cassation sont portés devant la Haute Cour (Hoge Raad). Ces juridictions sont compétentes en matière civile et pénale. Le fonctionnement de la Haute Cour et des autres tribunaux est régi par la loi sur l'organisation de la justice. Ses membres sont nommés à vie (jusqu'à 70 ans). Il faut souligner que la nomination des membres de la Haute Cour se fait à partir d'une liste de trois noms proposée par le Parlement (art. 118 de la Constitution). Cela s'explique par le fait que la Haute Cour est chargée, aux termes de l'article 119 de la Constitution, de juger les cas de forfaiture de ministres et de membres des États généraux.

Ces tribunaux comprennent aussi des chambres administratives qui jugent en première instance les appels de droit administratif, le plus souvent à la suite d'une requête portée auprès de l'administration elle-même.

D'un autre côté, il existe, à côté des tribunaux judiciaires, des tribunaux administratifs dont le fonctionnement est réglé par un certain nombre de lois particulières. Les plus importants sont la section de droit administratif du Conseil d'État (Raad van State), le Tribunal d'appel central (pour les affaires de sécurité sociale) et le Tribunal d'appel de commerce et de l'industrie. Leurs membres sont également nommés à vie. Les deux premiers sont pour l'essentiel des juges d'appel des décisions rendues par les chambres administratives précitées des tribunaux, le Tribunal d'appel de commerce et d'industrie est juge, dans la plupart des cas, en première et dernière instance. Les Pays-Bas ont ainsi trois juridictions administratives supérieures(1). C'est la section de droit administratif du Raad van State qui exerce les compétences les plus larges.

La compétence du pouvoir judiciaire est fondée sur l'article 112, premier alinéa, de la Constitution. Selon la jurisprudence, celui-ci est toujours compétent pour trancher des différends en matière de droit civil et de créances, que les parties au litige soient des citoyens ou des autorités publiques. La justice suit la doctrine de l'objectum litis selon laquelle la compétence du juge dépend du droit invoqué par le demandeur, quelle que soit la nature de la relation juridique(2). La jurisprudence récente maintient cette interprétation(3). Il en résulte que le juge civil se déclare toujours compétent quand le demandeur invoque un intérêt ou un droit protégé par le droit civil. Il est seulement exigé que cet intérêt soit suffisant, au sens de l'article 3.303 du code civil.

Par ailleurs, l'article 112, deuxième alinéa, accorde au législateur la possibilité d'attribuer à des tribunaux non judiciaires le règlement de différends qui ne touchent pas les rapports de droit civil. On peut observer que les deux alinéas de l'article 112 ne sont pas complémentaires : le premier renvoie à l'objet du différend, alors que le second se réfère aux relations juridiques entre les parties concernées, d'où un chevauchement des compétences. Il résulte de la juxtaposition de ces deux dispositions qu'un citoyen peut toujours s'adresser au juge civil, en invoquant l'atteinte à un droit civil même quand la requête met en cause une décision susceptible d'un recours en droit administratif. Mais une jurisprudence constante donne, dans ce cas, la préséance au juge administratif ; le juge civil ne se déclare pas incompétent, mais oppose une irrecevabilité. Il en va ainsi lorsque le demandeur frappe à la porte du juge civil soit parce qu'il n'a pas fait usage de la procédure de recours administratif préalable qui lui était ouverte(4), soit parce qu'il lui reste encore la possibilité de le faire.

Le système ainsi décrit ne brille pas par sa simplicité. Il n'est pas toujours facile pour un citoyen de savoir à quelle porte frapper et on peut manquer d'être séduit par le système français. Le système néerlandais présente, cependant, l'avantage d'offrir presque toujours au justiciable un juge (formellement) compétent, pour autant qu'il se prévale de la doctrine de l'objectum litis. Le juge civil peut ainsi faire office de « filet de sécurité » dans les cas où l'existence d'une procédure administrative n'est pas clairement établie. Les Pays-Bas n'ont pas besoin d'un Tribunal des conflits.

Après ces explications, venons-en au fond, à savoir les articles 120 et 94 de la Constitution.

L'article 120 de la Constitution

Le contrôle des lois

Bien que les textes constitutionnels ne le disent nulle part expressément, on peut considérer qu'il revient au juge de contrôler la conformité des lois à des règles d'un ordre supérieur et d'en écarter l'application en cas d'incompatibilité. Une telle compétence découlerait, entre autres, du désir de voir le système juridique présenter unité et cohérence, bref du souci de la hiérarchie des normes. Parmi les règles d'un ordre supérieur figure la Constitution.

L'article 120 de la Constitution interdit cependant au juge de contrôler la constitutionnalité des lois. Cette disposition a succédé à l'ancien article 131, alinéa 2, de la Constitution qui déclarait les lois inviolables.

La première formulation avait été introduite dans la Constitution de 1848 sur proposition du gouvernement. Thorbecke, homme d'État et juriste important de son époque, s'y opposa. Il était d'avis que « chacun demeurerait devant cette maxime··· comme devant une porte fermée » et qu'il ne pouvait pas être dans l'intention de ses auteurs « d'en faire un bouclier de protection de la loi contre la Constitution ». S'il en était ainsi, « la Constitution cesserait d'être une Constitution ; et le législateur, qui doit son existence et sa place uniquement à la Constitution, serait au-dessus de cette dernière ». L'argumentation de Thorbecke peut séduire, dans un premier temps, mais elle méconnaît le fait que la Constitution peut encore fonctionner comme le droit d'un ordre supérieur quand ce n'est pas le juge, mais le législateur qui se trouve en être l'interprète ultime.

Déjà, l'ancien article 131, alinéa 2, avait fait naître un débat qui portait sur le sens de l'inviolabilité de la loi. La formule ne visait-elle que l'interdiction de contrôler la constitutionnalité de la loi ou bien excluait-elle tout contrôle de conformité de la loi à un ordre supérieur ? Jusqu'à l'arrêt dit « d'harmonisation » de la Haute Cour(5), il était communément admis que l'interdiction ne visait que le contrôle par rapport à la Constitution et laissait ouverte la possibilité de contrôler la loi, par exemple, par rapport au droit international. La doctrine n'était pas seule à défendre cette interprétation. La Cour, dans l'arrêt Nyugat (6), déclara que le juge avait eu jusqu'à la révision de la Constitution de 1956, la liberté de contrôler les lois par rapport au droit international non écrit. Bon nombre de spécialistes n'excluaient pas non plus la possibilité de contrôler la conformité de la loi par rapport au Statut du Royaume des Pays-Bas(7). Bref, l'inviolabilité de la loi se ramenait à l'interdiction du contrôle de conformité à la Constitution, cette interdiction étant comprise comme excluant tout contrôle matériel (ce que personne ne contestait depuis 1848) aussi bien que formel, comme la Cour l'a clairement affirmé dans son arrêt de 1961(8).

La révision de 1983 de la Constitution a remplacé le texte de l'article 131, deuxième alinéa, Gw par celui de l'article 120 Gw. Celui-ci ne parle que d'une interdiction du contrôle de la constitutionnalité. Cette modification a donné lieu à de grands débats aux États généraux, notamment sur la question de savoir si les lois pouvaient être dorénavant contrôlées par rapport aux principes généraux du droit. Les travaux parlementaires n'offrent pas une réponse claire à cette question.

La Cour a ensuite rendu son arrêt déjà cité dit « d'harmonisation ». Elle y donne une interprétation extensive des articles 120 et 131, deuxième alinéa (ancien) Gw. Elle affirme que l'article 131, deuxième alinéa (ancien) « excluait tout contrôle de la loi par rapport à une quelconque règle d'un ordre supérieur ». Elle déduit ensuite des débats parlementaires sur l'article 120 Gw que celui-ci a la même portée. Elle exclut même - avec une motivation très sommaire - tout contrôle de la loi par rapport au Statut.

Toutefois, la Cour ne s'oppose pas à ce que, dans certains cas, soit écartée l'application d'une disposition d'une loi au motif que celle-ci pourrait, dans des « circonstances non prévues », se révéler « contraire à un principe de droit fondamental ».

Dans un autre contexte encore, l'interdiction du contrôle de constitutionnalité semble devoir être relativisée. Dans un arrêt du 19 février 1993, la Cour estime que cette prohibition n'a pas pour effet d'empêcher le juge d'apprécier la légitimité d'un « règlement » par rapport à la Constitution d'Aruba, même si ce « règlement » équivaut à une loi au sens formel.

Mais cette interprétation restrictive de l'interdiction du contrôle de constitutionnalité est contrebalancée par une jurisprudence qui applique l'article 120 non seulement aux lois en vigueur, mais aussi aux lois à venir et notamment à la procédure législative, considérant que ceci relève de choix « politiques ». La Cour n'est, en effet, pas disposée à donner d'injonction au législateur.

Jusqu'ici, je n'ai pas évoqué la question de l'opportunité de l'interdiction de l'article 120. L'histoire de la révision constitutionnelle de 1983 et la littérature la concernant montrent qu'il n'y a pas unanimité. Les adversaires du contrôle de constitutionnalité estiment que, sur le sens de la Constitution, le dernier mot appartient au législateur qui a une légitimité « démocratique ». Ils craignent que le juge ne joue un rôle trop politique et ne constitue une menace pour la sécurité juridique. À l'opposé, les partisans d'un tel contrôle craignent surtout que le législateur n'apporte de restrictions excessives aux droits fondamentaux. J'estime, pour ma part, que l'introduction du contrôle de constitutionnalité serait souhaitable parce qu'elle constituerait un contrepoids à l'égard du complexe politico-bureaucratique. À mon avis, il faudrait modifier la Constitution de manière à écarter l'application d'une loi incompatible avec les droits fondamentaux classiques, énumérés au chapitre premier de la Constitution. Ainsi formulée, la compétence du juge serait similaire à celle de l'article 94 qui traite du contrôle des lois et règlements par rapport aux engagements internationaux contenus dans les traités et aux résolutions d'organisations internationales, lesquels ne se limitent d'ailleurs pas aux droits fondamentaux.

Ce point de vue correspond, pour une bonne part, à la proposition de révision de la Constitution, présentée en première lecture par la députée Halsema(9). Cette proposition maintient l'interdiction faite au juge d'examiner la constitutionnalité de la loi, mais l'oblige à en écarter l'application si celle-ci est incompatible avec un certain nombre de dispositions de la Constitution, dont la nouvelle mouture de l'article 120, alinéa 2, donne le détail. Il s'agit en l'occurrence principalement de droits fondamentaux. Reste à savoir si cette proposition sera suivie. Les résistances ne sont pas minces.

Le contrôle des traités

L'article 91, troisième alinéa, de la Constitution ouvre la possibilité de ratifier des traités dont les dispositions soit s'écartent de la Constitution, soit amènent nécessairement (le législateur, le juge et l'administration) à s'écarter de la Constitution, à condition que la ratification soit approuvée par les États généraux à la majorité qualifiée.

L'article 120 interdit, cependant, au juge d'examiner la compatibilité d'un traité avec la Constitution. Ici encore, c'est au gouvernement et aux États généraux qu'appartient la décision. Dans la pratique, l'article 91, troisième alinéa, n'a été que rarement appliqué. Ce n'est que rarement que l'on arrive à la conclusion qu'un traité est incompatible avec la Constitution.

L'article 94 de la Constitution

L'article 94 prévoit le cas où l'application de la loi à l'intérieur du Royaume ne serait pas compatible avec la disposition d'un traité ou la résolution d'une organisation internationale. La loi nationale doit, en ce cas, être écartée par le juge. Cette disposition, dont le contenu date de la révision constitutionnelle de 1953, appelle un certain nombre d'observations. Tout d'abord, le juge y voit à la fois une obligation et une interdiction. Il refuse de confronter l'application des lois nationales à autre chose qu'aux dispositions expresses des traités internationaux (il ne prend pas en considération le droit international public non écrit).

En second lieu, il convient d'attirer l'attention sur le fait que, stricto sensu, l'article 94 ne régit pas la relation entre la norme internationale et la norme nationale, mais seulement l'application de cette dernière_._ Même si, in abstracto, une loi satisfait aux normes internationales, le juge aura à vérifier que, concrètement, son application est compatible avec ces dernières. Ce qui n'exclut aucunement un contrôle de la loi nationale elle-même. Si le juge constate une contradiction avec le traité, il doit, conformément au texte de l'article 94 de la Constitution, « écarter l'application de la loi nationale ».

Dans un certain nombre de cas, cependant, le juge ne peut ou ne veut apporter lui-même la solution à une telle contradiction. Il renvoie alors la décision au législateur, considérant, entre autres, que celle-ci est de nature politique et « dépasse la créatrice de droit du juge » (en particulier en matière d'interdiction des discriminations).

Il faut souligner, en troisième lieu, que l'article 94 porte sur le contrôle de l'application de toutes les dispositions nationales, y compris la Constitution et la loi. Peu importe dès lors que la disposition nationale soit antérieure ou postérieure au traité. Ces dernières décennies, le juge n'a pas hésité à écarter l'application de textes contraires aux engagements internationaux, après avoir observé une attitude plutôt réticente au départ. La jurisprudence porte surtout sur la Convention européenne des droits de l'homme et le Pacte international sur les droits civils et politiques.

Enfin, concernant le contrôle par rapport au droit communautaire, il est admis que l'article 94 n'a pas lieu de s'appliquer. La jurisprudence récente considère que, quelles que soient les règles constitutionnelles, le droit communautaire, par sa nature, prévaut sur le droit national, Constitution comprise.

Conclusion

Il peut être conclu de ce qui précède que l'appréciation de la constitutionnalité des lois et des traités relève des fonctions consultatives - du Raad van State plus particulièrement - et du législateur lui-même (y compris du gouvernement et des États généraux). Ce système ressemble beaucoup à celui de la France avant la Ve République.

Dans le contrôle des lois par rapport au droit communautaire et au droit international classique, les juges jouent un grand rôle, à tous les niveaux. On peut parler d'un système diffus. Les juges ordinaires, aussi bien que les juges administratifs, parviennent régulièrement à la conclusion qu'il existe une contradiction avec le droit international ou supranational. Dans cette matière, les juges néerlandais paraissent moins réticents que leurs collègues français. On ne peut guère faire état de divergences d'appréciation entre la Haute Cour et la section de droit administratif du Conseil d'État.

(1) Une analyse plus fine donnerait une image plus complexe. Ces juridictions sont également compétentes sur certaines questions fiscales.
(2) HR 18 août 1944, NJ 1944/45, 598 (Alkmaar-Noord-Holland).
(3) HR 9 nov. 1973, NJ 1974, 91 (Limmen-Houtkoop); HR 10 avr. 1987, NJ 1988, l 48, m.nt.WHH (compétence et recevabilité)...
(4) Entre autres HR 5 mai 1972, NJ 1973 m.nt. ARB (Bijstandswet); HR 26 juin 1964, NJ 1965, 2 m.nt. G.J. Scholten (Willemse); HR 19 nov. 1976, NJ 1979, 216 m.nt. MS (Semper Crescendo); HR 22 nov. 1985, NJ 1986, 722, m.nt. MS (V en D).
(5) HR 14 avr. 1989, NJ 469 ; voir le résumé de cet arrêt p. 53 et l'interview du président de la Haute Cour, p. 47.
(6) HR 6 mars 1959, NJ 1962, 2.
(7) Le Statut règle les rapports des Pays-Bas, des Antilles néerlandaises et d'Aruba et a force supérieure à la Constitution.
(8) HR 27 janv. 1961, NJ 1063, 248, m.nt., D.J. Veegens.
(9) TK 2001-2002, 28-331, nos 1 et s.