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La normativité du droit communautaire

Fabrice PICOD - Professeur à l'Université Panthéon-Assas (Paris II)

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 21 (Dossier : la normativité) - janvier 2007

Alors que la normativité du droit international est souvent sujette à polémique, la normativité du droit communautaire est rarement discutée. Une telle différence peut paraître troublante dès lors que l'on observe que le droit communautaire procède de traités internationaux et qu'il est soumis au respect de nombreux principes et règles de droit international. Il convient de s'interroger à ce sujet et de rechercher les éléments de rupture entre ces deux corps de règles. Encore faut-il savoir de quelle normativité l'on parle.

Même si l'on s'en tient à une définition simple selon laquelle la normativité désigne l'aptitude d'une règle à produire des effets normatifs, on rencontre très vite des difficultés de qualification de tels effets qui ont suscité la réflexion de la plupart les théoriciens du droit. Le dénominateur commun des définitions de la norme juridique proposées par la doctrine résulte de sa vocation à prescrire ou à interdire certains comportements(1). Au-delà de cette définition minimale, on constate de nombreuses divergences au sujet du caractère général de la règle, de son caractère obligatoire et des sanctions qui sont attachées à son non-respect(2).

La remise en question de la normativité du droit international ne paraît pas affecter l'ensemble de ce droit, auquel cas le droit communautaire qui en est issu pourrait lui-même être atteint. Prosper Weil a remarquablement montré que la mise en doute de la normativité du droit international tenait notamment à « la criante insuffisance des mécanismes de sanction » mais aussi à « la qualité médiocre de bien des actes », en ce qu'ils seraient parfois lacunaires, trop abstraits ou imprécis(3). De toute évidence, le droit communautaire est rarement affecté par ce type de faiblesses.

Il convient de rappeler que le droit communautaire désigne le droit issu des traités institutifs des Communautés européennes et, dans une certaine mesure, du traité sur l'Union européenne en ce que ce traité contient des règles communes à l'Union et aux Communautés qu'il englobe, ainsi que toutes les règles imputables aux Communautés qui sont issues de ces traités : actes des institutions de l'Union et des Communautés, jurisprudence des juridictions communautaires, principes généraux de droit dégagés par ces juridictions, accords internationaux liant les Communautés. Compte tenu de la nature hybride de ces accords et de la spécificité de leur régime(4), ils ne seront pas couverts par cette brève étude.

Les règles de droit communautaire font partie d'un ordre juridique distinct de l'ordre juridique international et de ceux des États membres. De cette relative autonomie découlent des caractères que la Cour de justice des Communautés européennes n'a eu de cesse de mettre en lumière : le droit communautaire crée des droits et obligations à l'égard des États mais aussi des particuliers, ce qui lui confère un attribut fondamental de la normativité(5); issu d'un ordre juridique qui lui est propre, le droit communautaire est hiérarchisé conformément aux systèmes normatifs les plus évolués(6), cette hiérarchie pouvant être vérifiée au moyen d'un système de contrôle qui permet d'en sanctionner les violations. Ainsi la normativité du droit communautaire nous paraît-elle devoir être présentée sous deux aspects caractéristiques : une aptitude à créer des droits et obligations (I), une hiérarchie assortie d'un régime de sanctions (II).

I. Une aptitude à créer des droits et obligations

Le droit communautaire est constitué de diverses sources que la doctrine a classées en fonction de leur rang et de leur nature(7) : sources primaires désignant les traités institutifs ; sources de droit dérivé désignant les actes des institutions de l'Union et des Communautés pris en application des premières ; sources conventionnelles désignant les accords internationaux liant les Communautés.

À la différence du système international où l'on peut exclure a priori certaines sources du champ de la normativité, les sources de droit communautaire se prêtent toutes à la création de droits et d'obligations. Une telle aptitude a pu être vérifiée à l'occasion de litiges devant les juridictions nationales qui ont saisi la Cour de justice de questions préjudicielles visant à savoir si telle ou telle règle de droit communautaire avait un « effet interne » ou un « effet direct », autrement dit si elle créait des droits et obligations qu'elles devaient sauvegarder.
(7) Isaac (Guy) et Blanquet (Marc), Droit général de l'Union européenne, Paris, Sirey, 9e éd., 2006, p. 60 et 187 ; Rideau (Joël), Droit institutionnel de l'Union et des Communautés européennes, Paris, LGDJ, 4e éd., 2002, p. 60 ; Simon (Denys), Le système juridique communautaire, Paris, PUF, 3e éd., 2001, p. 301.

A. La normativité et la justiciabilité du droit communautaire

C'est au sujet d'une règle d'un traité institutif que la Cour de justice a pris pour la première fois position à ce sujet en 1963 dans la célèbre affaire Van Gend en Loos. Interrogée par la Tariefcommissie néerlandaise sur la question de savoir « si l'article 12 du traité CEE a un effet interne, en d'autres termes, si les justiciables peuvent faire valoir, sur la base de cet article, des droits individuels que le juge doit sauvegarder », la Cour de justice a dégagé une théorie de l'effet direct du droit communautaire tout en répondant précisément à la question posée de manière affirmative(8). Cette affaire est significative des malentendus qui pouvaient jusque-là être entretenus au sujet de la normativité et de la justiciabilité du droit communautaire.

L'article 12 du traité CEE, qui disposait que « les États membres s'abstiennent d'introduire entre eux de nouveaux droits de douane··· et d'augmenter ceux qu'ils appliquent dans leurs relations commerciales mutuelles », était présenté par le gouvernement allemand comme une disposition ne fondant qu'une obligation internationale à la charge des États, thèse que reprenait l'avocat général Roemer(9). Procédant à une interprétation téléologique et systémique du traité par une référence au Préambule, à l'article 177 (devenu 234) du traité sur le renvoi préjudiciel ainsi qu'aux organes communautaires de représentation des peuples, la Cour devait conclure « de cet état de chose » que la Communauté constitue « un nouvel ordre juridique de droit international, au profit duquel les États ont limité, bien que dans des domaines restreints, leurs droits souverains, et dont les peuples sont non seulement les États membres mais également leurs ressortissants »(10). Elle en tirera comme conséquence que « le droit communautaire, indépendant de la législation des États membres, de même qu'il crée des charges dans le chef des particuliers, est aussi destiné à engendrer des droits qui entrent dans leur patrimoine juridique »(11). Une telle reconnaissance devait être opérée non pas en fonction des titulaires et des destinataires expressément visés - s'agissant de l'article 12, les ressortissants des États n'étaient pas désignés - mais en fonction du type d'obligation. Dans cette perspective, la Cour s'attachera à la clarté et à l'inconditionnalité de l'obligation et relèvera que la disposition invoquée, qui n'était pas subordonnée à des actes de droit interne, se prêtait « par sa nature même, à produire des effets directs dans les relations juridiques entre les États membres et leurs justiciables »(12).

Les critères de clarté, de précision et d'inconditionnalité qui seront appliqués par la Cour pour vérifier qu'une disposition a ou non un effet direct, parfois qualifiés de « critères de la justiciabilité », constituent également suivant la perspective examinée des critères de normativité. S'agissant de la plupart des dispositions des traités imposant aux États membres des obligations de ne pas faire mais aussi de faire(13), la Cour a pris position en appliquant cette grille d'analyse.

B. Le droit dérivé sera en principe soumis au même traitement

S'agissant des règlements auxquels l'article 249, alinéa 2, du traité CE attribue une force obligatoire et une « portée générale » ou des décisions générales prévues par le traité CECA que la Cour avait qualifiées d'actes « quasi législatifs » et ayant un effet erga omnes (14), la Cour leur a reconnu un effet direct en raison de leur nature même et de leur fonction dans le système juridique communautaire(15). La question de savoir si les critères classiques de l'effet direct s'appliquent aux règlements demeure ouverte au vu de récents arrêts de la Cour(16). Il reste que tous les règlements sont à considérer comme des actes normatifs.

S'agissant des décisions, l'article 249, alinéa 4, du traité CE leur attribue un caractère obligatoire pour les destinataires qu'elles désignent. Il en résulte qu'elles créent des droits et des obligations à l'égard de leurs destinataires, sans préjudice de droits qu'elles pourraient créer au profit de tiers. Ainsi, les décisions paraissent produire des effets normatifs. Suivant une conception largement répandue dans les systèmes romano-germaniques, un acte dépourvu de caractère général ne pourrait être qualifié d'acte normatif(17), mais cette conception n'est pas toujours opératoire, en particulier dans les systèmes anglo-saxons(18). On constate d'ailleurs que la Cour s'efforce de ne pas dénier formellement aux décisions un caractère normatif et qu'elle utilise un vocabulaire abscons qui lui permet de distinguer les règlements des décisions aux fins d'apprécier la recevabilité des recours en annulation formés par les particuliers.

S'agissant enfin des directives qui, en vertu de l'article 249, alinéa 3, du traité CE lient « tout État membre destinataire quant au résultat à atteindre, tout en laissant aux instances nationales la compétence quant à la forme et aux moyens », la question de leur normativité prend une tout autre ampleur. On aurait pu légitimement penser que leur caractère médiat les privait de toute normativité et, partant, d'effet direct. Écartant un argument fondé sur une interprétation a contrario de cet article du traité, la Cour s'est fondée sur l'effet contraignant et « l'effet utile » de la directive pour reconnaître des effets directs à ses dispositions dès lors que la nature, l'économie et les termes de celles-ci s'y prêtent(19). Elle appliquera la même grille d'analyse fondée sur la clarté, la précision et l'inconditionnalité des dispositions invoquées afin de permettre de contester toute disposition nationale contraire ou de se faire appliquer les droits définis par la directive(20). Dans ces conditions, on a pu considérer que la directive produisait des effets normatifs. Le refus de reconnaître à la directive un caractère contraignant à l'égard des personnes privées(21) - souvent dénommé effet direct horizontal - ne saurait affecter ce constat pas plus que l'on ne saurait contester à une loi nationale son caractère normatif au motif qu'elle ne créerait pas d'obligation à l'égard des particuliers et se limiterait à lui accorder des droits.

S'agissant enfin des avis et recommandations qui, aux termes de l'article 249, alinéa 5, ne lient pas, ils sont dénués de caractère normatif, le caractère impératif d'une règle nous paraissant constituer une condition de la normativité(22). D'ailleurs la Cour leur dénie tout effet direct, les juges nationaux étant seulement tenus de les prendre « en considération »(23).

À ces actes unilatéraux des institutions, dérivés des traités, il convient d'ajouter les actes atypiques, dits encore « hors nomenclature » en ce sens qu'ils ne sont pas visés par l'article 249 du traité CE. Ces actes nés de la pratique des institutions qui visent le plus souvent à préciser une position exprimée dans un texte de droit dérivé ou dans le traité institutif n'imposent en principe aucune obligation. Il n'est toutefois pas exclu qu'ils fassent l'objet d'un contrôle juridictionnel dès lors qu'ils produisent « des effets juridiques propres »(24), auquel cas ils devraient être annulés en raison d'un défaut de base juridique ou d'une incompétence de leur auteur(25). Bien que la Cour ait dénié à une résolution du Conseil le caractère d'acte produisant « des effets de droit dont les justiciables pourraient se prévaloir en justice »(26), on peut considérer que les actes atypiques tels que les communications de la Commission adoptées en droit de la concurrence peuvent servir de fondement à une revendication d'une entreprise dans un litige qui l'oppose à l'institution auteur de l'acte(27). En ce sens, ces actes ont un caractère quasi normatif.

La question de savoir si la jurisprudence des juridictions communautaires a ou non un caractère normatif a souvent été posée(28). Elle soulève des difficultés qui ne peuvent pas être examinées dans une brève étude de caractère général. On peut toutefois se limiter à observer que la jurisprudence impose des obligations qui n'étaient pas toujours établies dans les textes et créent corrélativement des droits au profit des institutions, des États et de toutes les autres personnes. Il suffit de faire référence à la jurisprudence concernant les exigences impératives ou impérieuses d'intérêt général, la responsabilité de l'État en cas de violation du droit communautaire, la répétition de l'indu···

Dans le prolongement de la jurisprudence, parce qu'ils en sont issus, les principes généraux de droit dégagés par les juridictions communautaires(29) ont un caractère normatif en ce qu'ils créent des droits (sécurité juridique, confiance légitime, égalité, etc.) et des obligations corrélatives qui s'imposent aux institutions et aux États membres agissant dans le champ du droit communautaire. La reconnaissance par cette voie de droits fondamentaux(30) en est une illustration remarquable, à tel point qu'on pourrait se demander si ces droits ne sont pas revêtus d'une « super-normativité ».

II. Une hiérarchie assortie d'un régime de sanctions

On a observé qu'une norme juridique n'avait de sens que si elle s'inscrivait dans un système ou ordre juridique qui lui confère une place par rapport à d'autres normes. Autrement dit, une norme juridique doit, pour déployer tous ses effets, obéir à une hiérarchie normative. Cette hiérarchie peut être expressément établie par un texte fondamental ou bien découler d'une reconnaissance opérée par une autorité indépendante des auteurs des normes en cause, laquelle est chargée d'en assurer le contrôle.

La hiérarchie des normes peut revêtir plusieurs significations qui ne s'expriment pas exclusivement en termes de validité. Il est en effet possible de faire référence à la hiérarchie normative à partir du moment où l'on constate la supériorité ou la primauté d'une norme sur une autre. Si la hiérarchie s'impose pleinement au sein d'un ordre juridique au point de lui être inhérente, elle soulève des difficultés en présence de plusieurs ordres juridiques qui coexistent. Michel Virally a montré de manière magistrale que la hiérarchie se justifiait pleinement lorsqu'il s'agissait d'ordres juridiques partiels intégrés au sein d'un ordre global qui est celui de l'État mais qu'elle se heurtait à des difficultés en termes d'effectivité lorsque les ordres juridiques n'étaient que coordonnés à l'image du droit international vis-à-vis des droits internes(31). À l'époque où il a rédigé son ouvrage, les caractères propres de l'ordre juridique communautaire n'avaient pas encore été affirmés par la Cour de justice. C'est en 1964, un an après le prononcé de l'arrêt Van Gend en Loos qui avait établi le principe de l'effet direct du droit communautaire, que la Cour affirmera, dans son arrêt Costa, qu'« à la différence des traités internationaux ordinaires, le traité de la CEE a institué un ordre juridique propre, intégré au système juridique des États membres lors de l'entrée en vigueur du traité et qui s'impose à leurs juridictions »(32). Dans le prolongement de cet arrêt, la Cour observera quelques mois plus tard que « le traité ne se borne pas à créer des obligations réciproques entre les différents sujets auxquels il s'applique, mais établit un ordre juridique nouveau qui règle les pouvoirs, droits et obligations desdits sujets, ainsi que les procédures nécessaires pour faire constater et sanctionner toute violation éventuelle »(33).

Il apparaît que le droit communautaire connaît une double hiérarchie normative : la première, qui est classique, s'applique au sein des règles de droit communautaire ; la seconde, dont l'orthodoxie peut être contestée d'un strict point de vue de constitutionnaliste, consiste à faire primer les règles de droit communautaire sur les règles de droit national en raison de l'intégration des ordres juridiques.

A. Le droit communautaire obéit à une hiérarchie interne dont le non-respect peut être efficacement sanctionné

Bien qu'elle n'ait pas été établie explicitement par les traités institutifs, cette hiérarchie a été reconnue par la Cour de justice à l'occasion de litiges ou de questions préjudicielles qui lui étaient soumis.

On constate tout d'abord que la hiérarchie s'impose entre le traité institutif qui se situe au sommet et les actes pris en son application. La Cour de justice y veille lorsqu'elle est appelée à statuer sur l'interprétation de tels actes et a fortiori lorsqu'elle est saisie d'un renvoi en appréciation de validité ou d'un recours direct les mettant en cause. Ainsi, dans un renvoi en interprétation, la Cour a observé qu'un règlement devait être interprété « dans le cadre et les limites » d'un article du traité et « dans le respect des principes fondamentaux qu'il énonce »(34). De même, dans un renvoi en appréciation de validité, la Cour a pu constater que le Conseil n'avait pas « outrepassé le pouvoir » qu'il tenait d'un article du traité(35). Saisie de recours en annulation visant un règlement, une directive ou une décision, la juridiction communautaire a annulé de tels actes après avoir constaté qu'ils ne pouvaient pas être adoptés sur le fondement des articles du traité retenu par leurs auteurs(36), qu'ils avaient été pris par une autorité incompétente à cet effet(37), que les règles de procédure avaient été méconnues(38) ou que les règles de fond n'avaient pas été respectées(39).

Ensuite, les principes généraux de droit dégagés par la Cour de justice permettent d'infléchir l'action des institutions dans un certain esprit ou conformément à certaines valeurs(40). Dans certains cas, en présence d'une règle ambiguë d'un texte communautaire, un principe général viendra appuyer l'interprétation la plus raisonnable ou la plus conforme à l'esprit du traité. Saisie d'une demande préjudicielle visant notamment à l'interprétation d'une disposition d'un règlement, la Cour s'est appuyée sur un principe singulier, le principe de libre choix du partenaire économique dérivant du libre exercice des activités professionnelles, afin d'interpréter le texte « dans le sens de sa conformité avec les dispositions du traité et les principes généraux du droit communautaire »(41). Dans d'autres cas, les principes généraux viendront limiter le pouvoir des institutions, exercé de manière quasi discrétionnaire au regard de l'encadrement découlant des règles du traité. Saisie d'une question portant sur une disposition d'un règlement, la Cour a examiné si la sanction prévue par celui-ci dépassait « les limites de ce qui est approprié et nécessaire pour atteindre le but recherché » et a conclu que la disposition en cause était non valide(42).

Enfin, on constate une certaine hiérarchie au sein du droit dérivé qui découle en partie d'une dissociation des fonctions législative et exécutive exercées par les institutions communautaires. Cette hiérarchie a souvent été jugée insuffisante et ambiguë à tel point que l'on a parlé de « confusion normative ». On sait que la Constitution européenne devait remédier à ces maux en opérant une distinction entre les actes législatifs et les actes non législatifs(43) mais le rejet de ce texte par référendum en France et au Pays-Bas paraît avoir ajourné une telle réforme. Il convient dès lors de s'en tenir au régime jurisprudentiel existant. La Cour a entendu permettre à des institutions, principalement la Commission, d'adopter des mesures d'exécution de règlements dits de base, en ce sens qu'ils ont été directement adoptés sur la base des dispositions du traité, dès lors que les éléments essentiels de la matière à réglementer ont été arrêtés conformément à la procédure prévue par celles-ci, et a vérifié que les dispositions du règlement mis en cause ne dépassaient pas le cadre de l'exécution des principes du règlement de base(44). Ce faisant, la Cour a entériné une hiérarchie interne qu'elle a dû vérifier régulièrement. Saisie d'une question d'appréciation de validité, elle déclarera invalide un règlement antidumping en raison d'une violation d'une disposition d'un règlement de base(45). De même, une hiérarchie est possible entre une directive de base et une directive d'exécution, indépendamment du fait que ces textes exigent des mesures nationales de transposition. Saisie d'un recours en annulation visant une directive établissant l'annexe d'une directive antérieure, la Cour a observé, avant de l'annuler, que la directive litigieuse devait respecter les dispositions arrêtées dans la directive de base après consultation du Parlement européen(46). Il est clair que l'intervention du Parlement européen, lors de l'adoption des actes normatifs de référence, leur confère plus de poids, les rapprochant des « actes législatifs ».

La liberté laissée aux institutions dans l'adoption d'actes atypiques trouve logiquement une limite découlant de l'existence des actes prévus par les traités. La Cour a rappelé qu'en cas de « chevauchement », les dispositions du règlement primaient celles des lignes directrices(47), au même titre que les règles du traité doivent être respectées par de tels actes atypiques(48).

B. Le droit communautaire prime le droit national

Alors qu'on a longtemps pensé qu'une telle affirmation était conditionnée par des dispositions constitutionnelles des États membres qui règlent les rapports entre les traités et la loi(49), la Cour a posé cette exigence comme un postulat inhérent au droit communautaire. Elle a en effet affirmé dans son arrêt Costa que « cette intégration au droit de chaque pays membre de dispositions qui proviennent de source communautaire, et plus généralement les termes et l'esprit du traité, ont pour corollaire l'impossibilité pour les États de faire prévaloir, contre un ordre juridique accepté par eux sur une base de réciprocité, une mesure unilatérale ultérieure qui ne saurait ainsi lui être opposable »(50) et que « la prééminence du droit communautaire est confirmée par l'article 189 (devenu 249) aux termes duquel les règlements ont valeur obligatoire et sont directement applicables dans tout État membre »(51). Cette dernière observation peut être interprétée comme signifiant que la primauté vaut pour l'ensemble des actes communautaires qui ont des effets contraignants, ce que la Cour a confirmé(52).

L'appréciation d'un tribunal allemand qui estimait que le régime de cautionnement imposé par des règlements communautaires serait contraire à des principes structurels de droit constitutionnel national a été clairement jugée incompatible avec la logique du droit communautaire, la Cour de justice considérant que « le droit né du traité, issu d'une source autonome, ne pourrait, en raison de sa nature, se voir judiciairement opposer des règles de droit national quelles qu'elles soient, sans perdre son caractère communautaire, et sans que soit mise en cause la base juridique de la Communauté elle-même »(53). En ce sens, Pierre Pescatore qualifiera justement la primauté de condition existentielle(54).

On pourrait alors rétorquer que ce type d'affirmation n'a qu'une valeur purement théorique dès lors que la primauté du droit communautaire ne prive pas le droit national contraire de sa validité qu'il tire de la seule Constitution. Ce type d'argument classique ne devrait pas résister à l'analyse. Examinons à cet effet les prérogatives respectives des juridictions communautaires et des juridictions nationales.

La Cour de justice peut être saisie de recours en constatation de manquement visant un État membre. Si elle estime le recours fondé, elle peut déclarer que l'État membre mis en cause a manqué à ses obligations, et le cas échéant, lui infliger des sanctions de nature pécuniaire au terme d'un second recours en manquement pour non-exécution du premier arrêt de manquement(55). Sur renvoi préjudiciel, la Cour se déclare incompétente pour apprécier la compatibilité du droit national avec le droit communautaire(56) en raison des termes de l'article 234 du traité CE qui ne visent que l'interprétation du droit communautaire et l'appréciation de validité des actes des institutions. Il reste que les appréciations de la Cour sur recours en manquement et sur renvoi en interprétation ne laissent en général planer aucun doute sur la compatibilité du droit national avec le droit communautaire et, partant, sur la prééminence de celui-ci, d'autant que les autorités nationales sont tenues de tirer toutes les conséquences de ces arrêts(57).

Les juridictions nationales ont une responsabilité fondamentale pour assurer la sauvegarde du droit communautaire que la Cour de justice a mise en lumière dans une jurisprudence particulièrement constructive. Dans son arrêt Simmenthal, la Cour a fait pièce au système italien de renvoi à la Cour constitutionnelle des questions de « l'illégitimité constitutionnelle de la loi contestée au regard de l'article 11 de la Constitution » en raison d'une incompatibilité présumée de la loi avec le droit communautaire. Elle a en effet considéré que le juge national « chargé d'appliquer intégralement le droit communautaire et de protéger les droits que celui-ci confère aux particuliers » devait être en mesure de « pouvoir faire, au moment de cette application, tout ce qui est nécessaire pour écarter les dispositions législatives nationales formant éventuellement obstacle à la pleine efficacité des normes communautaires »(58). On a beaucoup réfléchi à l'étendue de l'office du juge national qui est tenu d'assurer une protection juridictionnelle effective aux personnes qui se prévalent du droit communautaire(59). Le pouvoir du juge national ne devrait nullement être limité à laisser inappliquée la norme nationale contraire au droit communautaire comme on l'a parfois soutenu au terme d'une analyse partielle de la jurisprudence de la Cour. À une question d'un juge allemand qui s'interrogeait en ce sens, la Cour a répondu que le traité ne limitait pas « le pouvoir des juridictions nationales compétentes d'appliquer, parmi les divers procédés de l'ordre juridique interne, ceux qui sont appropriés pour sauvegarder les droits individuels conférés par le droit communautaire »(60). Il est clair que les pouvoirs du juge dépendront de la voie de droit utilisée par le justiciable. Dès lors que le recours vise un acte d'une autorité nationale, il doit permettre de « vérifier sa légalité par rapport au droit communautaire »(61). En exerçant un tel contrôle de la légalité, le juge national veille pleinement au respect de la hiérarchie entre les normes nationales et le droit communautaire. Il devrait même pouvoir s'affranchir de certaines contraintes constitutionnelles, mais c'est une autre question qui a déjà été débattue(62) ...

(1) V. notamment Kelsen (Hans), Théorie générale des normes, Paris, PUF, coll. « Léviathan », 1996, p. 175 ; Virally (Michel), La pensée juridique, Paris, Éditions Panthéon-Assas, coll. « Les introuvables », réimpr. 1998, p. 39 ; Amselek (Paul), « Le droit, technique de direction publique des conduites humaines », Droits, 1989, n° 10, p. 7-10, spéc. p. 10.
(2) V. les différences qui résultent des contributions des numéros 10 et 11 de la revue Droits sur le thème « définir le droit ». V. également l'ouvrage stimulant de Béchillon (Denys de), Qu'est-ce qu'une règle de droit ?, Paris, Odile Jacob, 1997.
(3) Weil (Prosper), « Vers une normativité relative en droit international », in Écrits de droit international, Paris, PUF, 2000, p. 21-56, spéc. p. 22 et « Le droit international en quête de son identité », RCADI, vol. 237, 1992-VI, p. 9-370, spéc. p. 203 et s.
(4) Pour une analyse détaillée de ces accords, v. Rideau (Joël), « Accords internationaux », Rép. communautaire, Dalloz, 2000.
(5) V. notamment Bergel (Jean-Louis), Théorie générale du droit, Paris, Dalloz, 3e éd., 1998, p. 40 et 41.
(6) V. notamment Santi Romano, L'ordre juridique, Paris, Dalloz, réimpr. 2002, p. 8 et s.
(8) CJCE, 5 févr. 1963, Van Gend en Loos, 26/62, Rec. p. 1.
(9) Conclusions, p. 33-58, spéc. p. 43.
(10) Arrêt, p. 23.
(11) Ibid.
(12) Ibid., p. 24.
(13) Pour une liste des articles du traité CE reconnus d'effet direct, v. Code de procédures juridictionnelles de l'Union européenne, Paris, Litec, 2002, p. 114 et 115.
(14) CJCE, 20 mars 1959, Nold c/ Haute autorité CECA, 18/57, Rec. p. 89, spéc. p. 113.
(15) CJCE, 14 déc. 1971, Politi, 43/71, Rec. p. 1039, pt 9.
(16) V. notamment sur ce point Simon (Denys), op. cit., p. 394.
(17) La portée générale est ainsi un élément de la définition de la norme dans le Vocabulaire juridique, Paris, PUF, p. 542.
(18) V. notamment Bergel (Jean-Louis), Méthodologie juridique, Paris, PUF, coll. « Thémis », 2001, p. 57.
(19) CJCE, 4 déc. 1974, Van Duyn, aff. 41/74, Rec. p. 1337, pt 12.
(20) CJCE, 19 janv. 1982, Becker, 8/81, Rec. p. 53, pt 25.
(21) CJCE, 14 juill. 1994, Faccini Dori, C-91/92, Rec. 1994, p. I-3325, pts 22 à 25.
(22) V. en ce sens Bergel (Jean-Louis), op. cit., note 18, p. 54.
(23) CJCE, 13 déc. 1989, Grimaldi, C-322/88, Rec. p. 4407, pt 19.
(24) CJCE, 16 juin 1993, France c/ Commission, C-325/91, Rec. p. I-3283, pt 23.
(25) V. infra, II.
(26) CJCE, 24 oct. 1973, Schlüter, 9/73, Rec. p. 1135, pt 40.
(27) V., par ex., TPICE, 12 déc. 1996, AIUFFASS et AKT c/ Commission, T-380/94, Rec. p. II-2169, pts 156 à 162.
(28) Boulouis (Jean), « À propos de la fonction normative de la jurisprudence : remarques sur l'œuvre jurisprudentielle de la Cour de justice des Communautés européennes », Mélanges Marcel Waline, Paris, LGDJ, 1974, p. 149-162 ; Pescatore (Pierre), « La carence du législateur communautaire et le devoir du juge », in Mélanges Léontin Jean Constantinesco, Köln, Heymanns, 1983, p. 559-580 ; Bettati (Mario), « Le law-making power de la Cour », Pouvoirs, 1989, n° 49, p. 56-70.
(29) V. notamment Simon (Denys), « Y a-t-il des principes généraux de droit communautaire ? », Droits, n° 14, 1991, p. 73-86.
(30) V. notamment Picod (Fabrice), « Les sources », in Réalité et perspectives du droit communautaire des droits fondamentaux, Bruxelles, Bruylant, 2000, p. 125-185, spéc. p. 134-151.
(31) Op. cit., p. 202-207.
(32) CJCE, 15 juill. 1964, Costa, 6/64, Rec. p. 1141, 1158.
(33) CJCE, 13 nov. 1964, Commission c/ Luxembourg et Belgique, 90/63 et 91/63, Rec. p. 1217, 1232.
(34) CJCE, 7 mai 1969, Torrekens, 28/68, Rec. p. 125, pt 10.
(35) CJCE, 11 nov. 1997, Eurotunnel et a., C-408/95, Rec. p. I-6315, pt 39.
(36) CJCE, 5 oct. 2000, Allemagne c/ Parlement et Conseil, C-376/98, Rec. p. I-8419, pts 89 à 116.
(37) CJCE, 20 mars 1997, France c/ Commission, C-57/95, Rec. p. I-1627, pts 24 et 25.
(38) CJCE, 10 juin 1997, Parlement c/ Conseil, C-392/95, Rec. p. I-3213, pts 15 à 22.
(39) TPICE, 26 oct. 2000, Bayer c/ Commission, T-41/96, Rec. p. II-3383, pts 62 à 184.
(40) V. Dictionnaire juridique des Communautés européennes, Paris, PUF, 1993, p. 858-868.
(41) CJCE, 10 juill. 1991, Neu et a., C-90/90 et C-91/90, Rec. p. I-3617, pt 12.
(42) CJCE, 20 févr. 1979, Buitoni, 122/78, Rec. p. 677, pts 16 à 23.
(43) Art. I-33. V. le commentaire de cet article in Traité établissant une Constitution pour l'Europe. Commentaire article par article, t. 1, Bruxelles, Bruylant, 2006, en cours de publication.
(44) CJCE, 17 déc. 1970, Köster, 25/70, Rec. p. 1161, pts 6 et 13 à 19.
(45) CJCE, 22 oct. 1991, Nölle, C-16/90, Rec. p. I-5163, pts 36 à 38.
(46) CJCE, 18 juin 1996, Parlement c/ Conseil, C-303/94, Rec. p. I-2943, pt 23.
(47) CJCE, 14 avr. 2005, Belgique c/ Commission, C-110/03, Rec. p. I-2801, pt 33.
(48) CJCE, 7 mars 2002, Italie c/ Commission, C-310/99, Rec. p. I-2289, pt 52. (49) V., notamment, Rideau (Joël), ouvrage précité, p. 911-1076 ; Louis (Jean-Victor) et Ronse (Thierry), L'ordre juridique de l'Union européenne, Basel, Helbing & Lichtenhahn, coll. « Dossiers européens », 2005, p. 371-425.
(50) Arrêt précité, p. 1159.
(51) Ibid.
(52) V. notamment Isaac (Guy), « Primauté du droit communautaire », Répertoire communautaire, Paris, Dalloz, 1997, p. 2.
(53) CJCE, 17 déc. 1970, Internationale Handelsgesellschaft, 11/70, Rec. p. 1125, pt 3.
(54) Pescatore (P.), Le droit de l'intégration, Bruxelles, Bruylant, coll. « Droit de l'Union européenne », réimpr. 2005, p. 85 et L'ordre juridique des Communautés européennes. Étude des sources du droit communautaire, Bruxelles, Bruylant, coll. « Droit de l'Union européenne », réimpr. 2006, p. 257.
(55) V., par ex., CJCE, 12 juill. 2005, Commission c/ France, C-304/02, Rec. p. I-6263, pts 75 à 116.
(56) V., par ex., CJCE, 3 oct. 2000, Corsten, C-58/98, Rec. p. I-7919, pt 24.
(57) S'agissant des arrêts de manquement, v. notamment Simon (Denys), « Recours en constatation de manquement », J.-Cl. Europe, fasc. 380. S'agissant des arrêts préjudiciels, v. notamment Picod (Fabrice) et Rideau (Joël), « Renvoi préjudiciel », Rép. communautaire, Dalloz, 2006, p. 31 et 32.
(58) CJCE, 9 mars 1978, Simmenthal, 106/77, Rec. p. 629, pts 21 et 22.
(59) V. notamment Barav (A.), « La plénitude de compétence du juge national en sa qualité de juge communautaire », in Mélanges Jean Boulouis, Dalloz, 1991, p. 1-20.
(60) CJCE, 4 avr. 1968, Lück, 34/67, Rec. p. 359, spéc. p. 370.
(61) CJCE, 7 mai 1992, Borrell et a., C-104/91, Rec. p. I-3003, pt 15.
(62) V. notamment ces Cahiers, n° 18, 2005, p. 133-180.