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Entretien avec M. W.J.M. Davids, Président de la Haute Cour des Pays-Bas

W.J.M. DAVIDS - Président de la « Hoge Raad » (Haute Cour)

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 21 - janvier 2007

Maître Willibrord (Brord) Davids est né le 17 octobre 1938 à Groningue. Après des études de droit à l'université catholique de Nimègue où il s'est spécialisé en droit notarial, il exerce aux Pays-Bas et aux Antilles, avant d'être nommé maître de conférences à la Faculté de droit de l'université d'État de Groningue et juge suppléant au tribunal d'Assen. C'est dans ce dernier tribunal qu'il sera nommé juge dès 1980 et vice-président dès 1984.

En 1986, il est nommé conseiller à la Haute Cour des Pays-Bas dont il deviendra vice-président de 1998 à 2004 et, depuis le 1er mai 2004, président. Il a publié plusieurs ouvrages dans le domaine du droit civil et pénal.


Propos recueillis par M. Gilbert VAN DE LOUW,
Attaché scientifique et universitaire

  • Gilbert Van de Louw - Comment s'articulent les compétences du « Raad van State » et de la « Hoge Raad » ?

W.J.M. Davids - Nous avons aux Pays-Bas une Haute Cour, chargée de la cassation, qui est en cela tout à fait comparable à la Cour de cassation française. Les champs sur lesquels s'étend notre compétence sont le droit civil, pénal et fiscal. Le contrôle que nous exerçons est limité, comme en France. Nous examinons la question de savoir si les jugements ont été pris en conformité avec le droit. Toutes les méthodes d'interprétation peuvent être utilisées.

Si l'on compare notre position par rapport à celle du « Raad van State » (Conseil d'État), on est frappé d'abord par la différence historique. En effet, parce que le « Raad van State » est davantage situé aux côtés du législateur et, de par la séparation des pouvoirs, n'a pas ses racines dans le pouvoir judiciaire, le Conseil apparaît d'emblée comme un organe qui éclaire de ses avis d'abord le roi et ensuite le Conseil des ministres. Il est pour ainsi dire enraciné aussi bien du côté de l'exécutif que du législatif. Cette double appartenance l'a amené petit à petit à trancher aussi des différends juridiques, dès lors qu'il s'agit de droit administratif. Et ce droit administratif apparaît, du moins dans l'évolution du droit aux Pays-Bas, comme un domaine plutôt récent. Lorsque j'ai fait mes études - il y a quelque quarante-cinq ans - notre seul contact avec le droit administratif était un tout petit rapport d'une quarantaine de pages, mais c'est aussi ce à quoi se réduisait la littérature de droit administratif aux Pays-Bas. La tradition du droit administratif est donc bien plus récente et a acquis bien plus tardivement une place. Celle-ci s'est développée également à partir de la pratique quotidienne : quand le ministre était saisi d'un différend, il saisissait le Conseil pour savoir quelle solution lui apporter et, dans 99 % des cas, il suivait cet avis, même s'il n'était pas tenu de le faire. Cela a engendré le droit pour le citoyen de s'adresser à un juge compétent en la matière.

En considérant la section de droit administratif du Conseil, nous pouvons dire que nos deux organismes se complètent. Nous sommes compétents dans le domaine du droit civil, pénal et fiscal (bien que ce dernier relève, d'une certaine manière, du droit administratif dévolu au Conseil, il a toujours occupé une place à part dans notre jurisprudence). Du seul point de vue des compétences juridictionnelles, voilà la différence : le Conseil s'occupe de ce qui relève du droit administratif, nous à la Cour des trois autres domaines. Mais tout cela est quelque peu théorique, car on imagine facilement des affaires où l'État est placé devant ses responsabilités. Prenons l'exemple dgardien de digue qui commet une faute (il ne voit pas que la digue s'affaisse); une ferme en contrebas en supporte les conséquences ; voilà un différend qui ne relève pas du droit administratif, mais du droit privé entre l'État et le citoyen ; elle est de la compétence de la Cour alors qu'en France l'agriculteur qui habite en contrebas irait sans aucun doute devant le juge administratif.

Il faut reconnaître que, ces derniers temps, les chevauchements se font de plus en plus fréquents. Ceci parce que le droit pénal a pris beaucoup d'ampleur et que, pour des raisons administratives, beaucoup d'amendes sont infligées non pas par le juge mais par les administrations. Les appels que cela entraîne sont souvent considérés comme relevant du droit administratif : par exemple les amendes imposées par l'autorité néerlandaise en matière de concurrence ou de communications. Il en va également ainsi, en matière européenne, à l'occasion des dépassements des quotas de pêche. Ces amendes sont susceptibles de recours. Le Conseil est amené à examiner les arguments invoqués par le requérant pour sa défense comme on le fait en droit pénal. Il revient alors au juge administratif d'expliciter des concepts de droit pénal.

De tels chevauchements se présentent dans presque tous les domaines. C'est la raison pour laquelle nous avons développé avec le Conseil (avec qui nous avons de très bons contacts) la doctrine du juge le plus compétent, ce qui permet à chacun de garder son cadre conceptuel : le Conseil suit, en matière pénale, l'interprétation du juge le mieux qualifié et, quand la Cour est confrontée, en matière civile, pénale ou fiscale, à un concept de droit administratif, elle suit l'interprétation du Conseil. Un autre exemple peut être fourni en cas de dépassement des autorisations de construction (qui fourmillent de termes de droit administratif): la Cour suit le juge le plus qualifié en matière de droit administratif. C'est lui qui établit les faits, parfois en appel, parfois en première instance.

  • G.V.D.L. - Quelle est la portée de l'article 120 de la Constitution néerlandaise ?

W.J.M.D. - L'article 120 de la Constitution interdit au juge de contrôler la validité des lois par rapport à la Constitution. Pour éviter tout malentendu, disons d'emblée que cela signifie bel et bien qu'il existe un contrôle de la constitutionnalité de la loi ; il n'est pas réalisé par le juge, mais par le législateur, notamment par le Sénat qui se sent plus directement concerné, ainsi que par le Conseil d'État dans sa fonction consultative. En effet, aux Pays-Bas, on a opté expressément - et ce choix a été fait dans bon nombre d'États européens de l'époque - pour un contrôle de la constitutionnalité des lois par le législateur. Cela a changé dans la plupart des pays, peut-être parce que la politique a joué un rôle croissant dans le processus législatif et qu'en conséquence, on a davantage tendance à interpréter la constitutionnalité par rapport aux besoins. Aux Pays-Bas, il y a bien eu des tentatives pour changer cet état de choses (pas moins de trois dans les cinquante ans qui viennent de s'écouler), mais la difficulté est qu'il s'agit d'une révision de la Constitution, ce qui suppose des conditions bien particulières. Il faut que deux parlements successifs votent la révision - ce qui suppose de nouvelles élections - avec des majorités qualifiées. On n'y est jamais parvenu. D'abord à cause du sujet : il s'agit surtout du contrôle des droits fondamentaux classiques tels qu'ils apparaissent dans la Constitution : liberté de religion, d'opinion, de presse, principe d'égalité. Ces droits fondamentaux ont déjà trouvé une place dans les traités (CEDH) depuis plus d'un demi - siècle, ce qui permet - et même oblige - le juge à contrôler la validité d'une loi par rapport à un traité. Donc, par la petite porte, nous exerçons déjà un tel contrôle à travers les exigences des traités européens (ou d'autres traités); on ne peut donc pas dire que la conformité de la loi aux principes de droit interne n'importe plus, mais le problème est devenu moins urgent.

Il n'en demeure pas moins vrai que la Cour considère que l'on ne peut guère continuer ainsi et c'est ce qu'elle a fait savoir dans un certain nombre d'« avis » qui lui ont été demandés. Pour elle, l'article 120 n'a plus de sens dans le contexte actuel. Dès lors, il ne faut pas le laisser tel quel dans la Constitution. En outre, il paraît pour le moins étrange que le juge soit obligé d'avoir recours au droit international pour contrôler ce qui relève de l'ordre national ; certains, dans notre Parlement, défendent ce point de vue et une députée - Femke Halsema - a présenté une proposition de loi non pas pour supprimer l'article 120, mais pour le modifier de manière à ce que le juge puisse contrôler la constitutionnalité des lois, et plus particulièrement quand il s'agit des droits fondamentaux classiques. Cette proposition a été acceptée en première lecture. Il y aura des élections en novembre et nous attendons de connaître la nouvelle composition du Parlement ; nous verrons ensuite. Au quotidien, cela ne fera pas une grande différence, mais il y aura quelques problèmes épineux à résoudre, parce que cela amènera à se demander quels sont, en fait, les droits fondamentaux traditionnels et classiques. Le débat pourrait se cristalliser autour du fameux article 23, qui se rapporte à la liberté d'enseignement et impose un traitement égal entre les formes d'enseignement privé et public, notamment en matière de financement. On pourrait imaginer la situation suivante : dans un petit bourg coexistent deux écoles, l'une publique et l'autre protestante ; l'école publique obtient de nouvelles classes, l'école protestante obtient autant d'argent, qu'elle en ait besoin ou non. Voilà typiquement le résultat de la lutte pour l'enseignement du début du siècle dernier, lorsque le parti catholique et le parti anti-révolutionnaire(1) ont réuni leurs forces et ont, pour la première fois, suivi une même ligne politique, car ils étaient à couteaux tirés avec les libéraux. Cette lutte pour l'enseignement a été gagnée par les partis confessionnels, mais la réticence suscitée par cet article de la Constitution augmente avec les problèmes auxquels nous sommes confrontés : comment faire, par exemple, avec les écoles islamiques ? On n'y avait évidemment pas du tout pensé à l'époque. Aujourd'hui, si un groupe de parents veut fonder une école privée, ils peuvent le faire mais il revient aux autorités, comme conséquence du principe d'égalité, de trouver un local. Se pose alors la question de savoir si cette liberté d'enseignement est un droit fondamental d'ordre social ou un droit fondamental classique.

  • G.V.D.L. - Qu'en est-il alors des universités ? En particulier de l'université islamique de Rotterdam ? Est-elle subventionnée dans son entier ?

W.J.M.D. - Oui, les universités sont subventionnées à condition de répondre à deux critères quand aux effectifs et à la qualité de l'enseignement. Certaines refusent de se soumettre à ces deux règles. Je ne sais pas précisément ce qu'il en est de l'université islamique. Mais l'université libre d'Amsterdam et l'Université Radboud de Nimègue (comme autrefois les cours catholiques de Tilburg) sont subventionnées de la même manière.

  • G.V.D.L - Quelle serait la portée d'une réforme visant à introduire le contrôle de la constitutionnalité des lois ?

W.J.M.D. - La question est de savoir quels droits fondamentaux seront visés, quelles lois pourront être contrôlées. C'est un point tellement délicat que l'on ne peut laisser le juge en décider. Je suis favorable à ce que ce catalogue reste limité aux véritables principes fondamentaux et à la seule Constitution écrite. D'autres voudraient y admettre les principes de droit non écrits, mais, à mon avis, nous ne sommes pas encore prêts pour cela.

Je voudrais évoquer l'angoisse qui saisit certains hommes politiques ayant fait savoir publiquement que, de cette manière, le juge prendra la place du législateur et pourrait alors déclarer une loi contraire à la Constitution. Je pense qu'il faut formuler les choses différemment en s'inspirant de la Constitution elle-même qui admet que, dans des circonstances très particulières, le juge peut écarter l'application de la loi. Cela s'est produit en matière de droit de grève : nous n'avons pas de textes le concernant, mais la question s'est posée alors que notre droit du travail indiquait que tout salarié doit remplir ses obligations. Comment admettre la validité de la grève, sans remettre en cause la législation ? Dans ce cas, le juge a écarté l'application de la loi, en se fondant sur les conventions de l'Organisation internationale du travail. Voilà un exemple où le juge n'a pas invalidé la loi, mais, compte tenu des circonstances, en a écarté l'application. C'est ainsi que nous devrions faire dans le cadre de l'article 120. Cela permettrait aussi de répondre aux angoisses du législateur qui craint de voir émerger un État de droit où l'on s'asseoit bien trop souvent sur la loi. C'est une peur que nous n'avons jamais eue en matière de traités.

Toujours en ce qui concerne l'article 120, je peux signaler l'installation aux Pays-Bas, au moment où le gouvernement était encore bien en place, d'une « convention nationale » (commission) chargée de réfléchir à sa révision par le ministre des Affaires du Royaume et du renouveau administratif (sujet prioritaire pour le parti auquel il appartient). Cette convention nationale, placée sous la présidence d'un membre du Conseil, doit mener une large réflexion. Elle s'est déclarée favorable à la proposition de Mme Halsema suscitant un large débat, mais il faut être conscient de ce que le problème, pour politiquement aigu qu'il soit, doit être relativisé dans son importance pratique en raison du parallélisme entre traités internationaux et droits fondamentaux garantis par la Constitution.

  • G.V.D.L. - Qu'en est-il en effet du contrôle de conformité de la loi par rapport aux conventions et traités internationaux ?

W.J.M.D. - Quand une loi est adoptée en application d'un traité international, nous la contrôlons directement par rapport au traité et non par rapport à la Constitution. Par exemple, nous accordons une grande importance à l'article 6 de la CEDH. Quant aux traités européens et aux directives, nous suivons la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes et respectons la primauté du droit communautaire sur le droit national.

  • G.V.D.L. - Quels sont les développements les plus significatifs en matière de jurisprudence ?

W.J.M.D. - Je peux vous donner quelques exemples, celui de la loi sur les universités et le fameux arrêt dit « d'harmonisation » : la loi imposait des obligations financières avec effet rétroactif, ce qui était contraire à la Constitution. Le ministre a insisté, ce qui a suscité beaucoup de résistances. La Cour a affirmé que c'était contraire à la Constitution. Malheureusement, ses attendus ne permettaient pas d'écarter l'application de la loi, et c'est le Conseil des ministres qui a décidé alors de ne pas l'appliquer, ainsi que le suggérait d'emblée l'arrêt de la Cour. Cela a suscité, de la part du Premier ministre, le commentaire selon lequel le venin n'était pas dans la queue - in cauda venenum - mais dans la tête. La même situation s'est reproduite à deux ou trois reprises. Il est donc possible d'avoir une action en matière de constitutionnalité des lois. C'est encore plus vrai avec les traités internationaux que nous prenons souvent comme référence. Celui contre la torture, par exemple, a servi de cadre pour contrôler une institution particulièrement bien sécurisée à Vught, qui accueille les criminels dangereux et ceux qui risquent de s'évader : ils doivent, dans ces institutions hautement sécurisées, se soumettre à de nombreux contrôles et autres mesures spécifiques ; il faut donc se référer à la jurisprudence de la CEDH et aux positions du Conseil de l'Europe.

  • G.V.D.L. - La référence aux traités internationaux n'empêche pas des évolutions très contrastées, je pense plus particulièrement à la liberté d'opinion qui semble mise sous pression.

W.J.M.D. - Oui, on a eu le cas de l'imam El Mouni ou d'un homme politique d'un parti protestant orthodoxe qui, se référant à la Bible, s'est demandé pourquoi un homosexuel serait meilleur qu'un voleur ; c'est une question de formulation. L'article 6, deuxième alinéa (liberté d'opinion), indique clairement les exceptions : l'injure, par exemple, qui reste un délit. Je considère que les injures peuvent, selon le cas, être protégées par la liberté d'opinion ; d'autres ont interprété les limites de la liberté d'opinion différemment, notamment à la suite des propos d'Ali Hirsi Ali et de Van Gogh, ou par rapport aux caricatures de Mahomet. Je pense que ces expressions tombent dans le cadre des exceptions. Le traité européen, tout comme notre Constitution, y pourvoit. Ce n'est pas un droit absolu. La question des dessins, si j'ai bien compris, n'a jamais été soumise au juge. Je pourrais imaginer - c'est là de la spéculation - que la première publication relève de la liberté d'opinion, mais pas les suivantes à savoir dans les journaux qui les reprennent en connaissance de cause quant aux conséquences pour l'ordre public et la sécurité de l'État.

(1) Parti politique protestant, fondé dans la seconde moitié du xixe siècle, de tendance orthodoxe. Ce parti, comme son nom l'indique, voulait un retour à l'état d'avant la révolution - entendez la Révolution française - et estimait que l'égalité du citoyen était incompatible avec l'idée de prédestination.