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Les revirements de jurisprudence du juge constitutionnel, présentation

Thierry DI MANNO - Professeur à l'Université du Sud Toulon-Var, Directeur du Centre de droit et de politique comparés Jean-Claude Escarras (CNRS-UMR 6201)

Cahiers du Conseil constitutionnel ° 20 (Dossier : Les revirements de jurisprudence du juge constitutionnel) - juin 2006

Dans une vie humaine, les retournements, les volte-face, les abjurations sont des passages obligés qui forgent le caractère et affermissent une personnalité. Tout être humain qui commet une erreur se grandit toujours en cherchant à la réparer. En cela, les revirements dans une conduite humaine sont souvent la marque d'une certaine maturité.

Ce droit à l'erreur que l'on accorde volontiers à tout être humain dans sa vie sociale et familiale n'est pas si facilement reconnu à cette institution humaine qu'est la justice. Qu'un juge puisse, un jour, appliquer le droit d'une manière et, le lendemain, d'une autre est souvent regardé comme la manifestation la plus éclatante de sa totale liberté normative. Parce qu'il consiste à retenir d'un même texte de référence une interprétation nouvelle et incompatible avec celle qui avait pu être dégagée jusque-là, le revirement de jurisprudence respire, en effet, l'illégitimité. Il prend toutes les apparences de l'opération arbitraire. Il semble faire du juge le maître du sens du droit. Il paraît mettre en péril la sécurité juridique à laquelle chacun aspire en venant brouiller les évidences et les certitudes établies au fil du temps. Bref, le revirement est de nature à ébranler la crédibilité du juge.

Toutes ces craintes qu'inspire le revirement de jurisprudence sont redoublées lorsqu'il émane du juge constitutionnel lui-même. Dans ce cas, en effet, le revirement traduit un changement d'interprétation de la Constitution décidé par le juge constitutionnel dans l'exercice de son office. Or, la Constitution, par nature, offre largement matière à interprétation. C'est là le propre d'une Constitution qui, en tant que norme supérieure de l'ordre juridique, renferme essentiellement des principes destinés plus à orienter l'action qu'à prescrire un comportement précis. En cela, la Constitution ne peut pas être univoque. Au surplus, ces principes constitutionnels sont souvent contradictoires entre eux, en sorte que leur concrétisation appelle avant tout leur conciliation. Dans ces conditions, la fonction d'interprétation de la Constitution dévolue au juge constitutionnel lui ouvre des marges de manœuvre très larges. Changer l'interprétation de la Constitution est, donc, pour le juge constitutionnel, une entreprise fort simple, mais elle présente le risque majeur de rendre instable la signification de la Constitution, alors même qu'en tant que mètre suprême de l'ordonnancement juridique, le texte constitutionnel a naturellement vocation à la plus grande stabilité. Pour cela, le revirement de jurisprudence semble peu compatible avec la mission principale de la justice constitutionnelle qui est de garantir le principe de constitutionnalité en assurant d'abord sa continuité et, partant, son autorité. Dans la mesure où il consiste à abandonner une interprétation de la Constitution au profit d'une nouvelle sans que le texte constitutionnel soit lui-même modifié, le revirement de jurisprudence paraît prendre alors tous les attraits d'une révision constitutionnelle à peu de frais et semble ainsi faire du juge constitutionnel un législateur constitutionnel de substitution.

Le revirement de jurisprudence constitutionnelle ne mérite, pourtant, pas tous ces reproches bien excessifs. Comme tous les juges, le juge constitutionnel n'est pas infaillible. Il est sujet à des erreurs. Le revirement de jurisprudence est, donc, pour lui aussi, le moyen de faire acte de repentance et de redresser une ligne jurisprudentielle erronée. Il permet également et surtout d'adapter, tout en douceur, la Constitution aux évolutions de la société, des idées et des mœurs. Il participe ainsi à la fonction fondamentale de la justice constitutionnelle qui consiste tout à la fois à pérenniser la Constitution et à mettre le pacte social qu'elle contient en phase avec les mutations permanentes de la société.

Le revirement de jurisprudence constitutionnelle serait-il, alors, comme la langue d'Esope, la pire et la meilleure des choses ? Contre toute tentation de manichéisme, il a paru utile de saisir le phénomène des revirements de jurisprudence du juge constitutionnel en confrontant les expériences de justice constitutionnelle de six pays de référence. Ces expériences de justice constitutionnelle n'ont pas été choisies au hasard. Forte de plus deux cents ans, l'expérience de la Cour suprême des États-Unis apporte, sur cette thématique, un éclairage précieux, alors surtout que, dans les systèmes de common law où la règle du précédent obligatoire garde tout son empire, le revirement de jurisprudence est théoriquement inconcevable et est regardé comme une tare que l'on voue aux gémonies. Les cinq autres expériences de justice constitutionnelle relèvent, toutes, des systèmes juridiques romano-germaniques, où le précédent obligatoire n'a pas cours et où le juge constitutionnel reste, donc, tout à fait libre de modifier sa jurisprudence comme il l'entend. Si ces cinq juridictions constitutionnelles appartiennent, toutes, au modèle européen de justice constitutionnelle, elles interviennent selon des modalités différentes et surtout elles ne bénéficient pas de la même ancienneté. La Cour constitutionnelle fédérale d'Allemagne, la Cour constitutionnelle italienne et le Conseil constitutionnel français ont désormais à leur actif une jurisprudence développée sur une longue période qui, à ce titre, prête davantage le flanc aux revirements. En revanche, la jurisprudence du Tribunal constitutionnel espagnol et celle de la Cour d'arbitrage de Belgique sont plus récentes et, pour cela, peut-être moins enclines à subir des virages à cent quatre-vingts degrés. Bref, la richesse et la grande diversité de ces six expériences de justice constitutionnelle sont de nature à restituer le phénomène des revirements de jurisprudence dans toutes ses dimensions et à le ramener aussi à de plus justes proportions. Il ressort, en effet, des contributions de ce dossier que le revirement de jurisprudence du juge constitutionnel est, d'abord, admis dans son principe (I); il est, ensuite, varié dans ses modalités (II); il est, enfin, modulé dans ses effets (III).

I. Le revirement admis dans son principe

Si le revirement de jurisprudence constitutionnelle est admis dans son principe dans les différentes expériences de référence, il ne l'est pas de la même manière. Aux États-Unis, où la règle du précédent obligatoire ou stare decisis lie, en théorie, le juge à ses propres arrêts, le revirement est, en quelque sorte, entré par effraction dans la jurisprudence de la Cour suprême. Alors que le revirement n'aurait théoriquement pas dû avoir droit de cité dans ce système de common law, la Cour suprême a très vite estimé qu'elle ne se sentait pas enserrée dans le carcan du stare decisis et qu'elle pouvait, donc, renverser ses précédents constitutionnels, même si, aujourd'hui, elle semble réserver un sort particulier à certains d'entre eux, les mettant, par ainsi, à l'abri de tout changement de cap jurisprudentiel. Le revirement de jurisprudence constitutionnelle n'est, donc, admis aux États-Unis que parce que la Cour suprême s'est librement octroyé cette possibilité de changer d'interprétation de la Constitution.

En revanche, dans les autres expériences de justice constitutionnelle ici étudiées, le principe du revirement de jurisprudence constitutionnelle n'est pas l'œuvre prétorienne du juge constitutionnel, mais découle explicitement des textes. Les textes qui autorisent le revirement de jurisprudence s'inscrivent, au reste, dans la stricte logique des systèmes de droit romaniste qui ne reconnaissent pas la règle du précédent obligatoire et qui laissent aux juges la totale maîtrise de leur jurisprudence. Le revirement constitutionnel est ainsi rendu possible, parce que la jurisprudence du juge constitutionnel n'entre généralement pas dans le champ d'application des dispositions de la Constitution qui traitent de l'autorité des décisions constitutionnelles. N'étant pas revêtus d'une autorité juridique obligatoire, les précédents du juge constitutionnel ne sont pas rigidifiés et peuvent, donc, être librement renversés par le juge constitutionnel. Certains textes vont plus loin dans la reconnaissance du principe du revirement de jurisprudence constitutionnelle, puisqu'ils vont jusqu'à poser des règles d'ordre procédural applicables aux décisions qui opèrent un revirement. En ce sens, la loi organique de 1979 relative au Tribunal constitutionnel espagnol ainsi que la loi spéciale de 1989 sur la Cour d'arbitrage de Belgique prévoient que les décisions marquant un revirement de jurisprudence doivent être rendues en séance plénière. Cette règle procédurale présente alors le mérite de faire assumer au juge constitutionnel, au grand jour et de la manière la plus solennelle, le revirement de jurisprudence. Elle facilite également le repérage du revirement, ce qui n'est pas négligeable au regard des modalités variées qu'il peut connaître.

II. Le revirement varié dans ses modalités

Changer l'interprétation de la Constitution est une affaire grave. Le juge constitutionnel ne s'y résout jamais pour le simple plaisir de renouveler le sens de la Constitution. Il y a toujours au moins une bonne raison à la base du revirement de jurisprudence constitutionnelle. Ainsi, par exemple, la Cour suprême des États-Unis a mis au point toute une série de critères qui lui permettent de pratiquer une sorte de bilan coût/avantages du revirement sollicité. L'ancienne jurisprudence est alors passée au crible de cette grille de lecture pour déterminer si elle doit être maintenue ou renversée. Les autres juges constitutionnels ne semblent pas aller aussi loin dans la systématisation du revirement de jurisprudence, mais, eux aussi, ne parviennent à la décision de modifier l'interprétation de la Constitution que si ce changement de cap repose sur une justification spécifique. C'est dire qu'il y a toujours un fait générateur dans le déclenchement du processus qui conduit au revirement de jurisprudence constitutionnelle. Ce fait générateur du revirement prend d'ailleurs des formes très diversifiées qui tendent, toutes, à montrer que la norme constitutionnelle n'est nulle part à l'abri des influences extérieures. Le juge constitutionnel n'étant pas enfermé dans une tour d'ivoire, il se doit de tenir compte de l'impact des circonstances de fait sur la signification de la Constitution. Le revirement est alors là pour rappeler que le sens d'une disposition constitutionnelle ne saurait dépendre exclusivement de sa structure et de sa formulation lexicales, mais intègre nécessairement le fait. Le changement de jurisprudence s'explique donc largement par une évolution dans les circonstances de fait dont le juge constitutionnel ne peut pas ne pas tenir compte.

Il reste que ces différents facteurs qui concourent au revirement ne sont pas toujours aisément identifiables. Le juge constitutionnel ne livre pas, en effet, systématiquement les raisons qui sous-tendent un revirement. En sorte que les revirements ne sèrent pas tous selon les mêmes modalités. Alors que la Cour suprême américaine ne semble souffrir d'aucun complexe pour renverser, si elle le juge nécessaire, une jurisprudence, les autres juges constitutionnels ne pratiquent pas toujours le revirement de jurisprudence avec la même franchise. Certains revirements sont assumés au grand jour, mais d'autres sont opérés en catimini. Sous l'effet sans doute de la crainte de l'accusation toujours vivace du gouvernement des juges, les juridictions constitutionnelles européennes ici étudiées s'ingénient parfois à cacher leurs revirements de jurisprudence. Ainsi, on s'efforce de faire la relecture de précédents qui apparaissent alors sous un jour nouveau ; ou bien on s'applique à faire oublier un précédent gênant ; ou bien on s'obstine à voir une continuité entre la solution ancienne et la solution nouvelle ; ou bien on dissimule le revirement derrière une motivation par trop elliptique ou sibylline. Tous ces artifices d'argumentation sont, en réalité, convoqués par le juge constitutionnel pour « noyer » le revirement de jurisprudence. Le Tribunal constitutionnel espagnol semble même être passé maître dans le revirement opéré en douce, au mépris des dispositions de la loi organique n° 2 de 1979 qui lui imposent de l'assumer en formation plénière. Ces revirements de jurisprudence qui n'osent dire leur nom sont regrettables, car ils décrédibilisent un juge constitutionnel qui prend les traits d'un tartufe. Cachez ce revirement que je ne saurais voir··· Il ne saurait y avoir là un credo pour un juge constitutionnel qui ne peut puiser sa légitimité que dans la transparence de son activité juridictionnelle.

III. Le revirement modulé dans ses effets

Si le revirement de jurisprudence constitutionnelle est la manifestation la plus éclatante d'une Constitution vivante et la marque de son adaptation au fait, il peut être, en même temps, fortement perturbateur de la sécurité juridique. Dès lors que le juge constitutionnel œuvre dans le cadre d'un système de contrôle a posteriori de constitutionnalité des lois, il ne peut pas, en vérité, ignorer les effets néfastes que peut entraîner un revirement de jurisprudence sur des situations constituées précédemment sur la foi de la solution jurisprudentielle ancienne. Ce souci a alors conduit le juge constitutionnel à mettre au point, souvent en marge des textes, toute une série de techniques décisionnelles permettant de moduler dans le temps les effets des revirements de jurisprudence. Dans un système de common law comme le système juridique américain, cette modulation dans le temps des revirements ne surprend pas, puisque le pouvoir normatif de la jurisprudence ne fait pas débat. En revanche, dans le cadre d'un système de droit romaniste, cette manière de contenir les effets rétroactifs des revirements revient à reconnaître un pouvoir créateur à la jurisprudence constitutionnelle. Le réalisme du juge constitutionnel l'emporte ici sur la logique pure de la théorie juridique. Mais n'est-ce pas là le seul moyen, pour le juge constitutionnel, de rendre le revirement de jurisprudence compatible avec les exigences supérieures de la sécurité juridique ? Délesté de ses effets néfastes, le revirement de jurisprudence peut alors vraiment signer un progrès du droit constitutionnel.