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Entretien avec M. Alvaro Rodriguez Bereijo, Président du tribunal constitutionel espagnol

Alvaro Rodriguez BEREIJO

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 2 (Dossier : Espagne) - mai 1997

Né le 6 février 1938 à Cedeira (Galice), Álvaro Rodríguez Bereijo a débuté ses études de droit à l'Université de Saint Jacques de Compostelle avant d'obtenir, en 1967, son doctorat en droit à l'Université de Bologne. Après avoir été professeur assistant de finances publiques et de droit fiscal à l'Université Complutense de Madrid, il devient, en 1984, titulaire de la chaire de droit financier et fiscal à la Faculté de droit de l'Université autonome de Madrid dont il a été doyen de 1978 à 1982. Spécialiste renommé de droit financier et budgétaire, il est élu en 1986 par le Sénat, sur proposition du PSOE, membre du Tribunal des comptes. Il n'y siégera que trois ans puisque, en 1989, il est élu, toujours par le Sénat et sur proposition du PSOE, membre du Tribunal constitutionnel. Il assure la présidence de la haute instance depuis 1995. L'interview qui suit a été effectué par P. Bon le vendredi 20 janvier 1997.


  • La France est, avec le Portugal, le seul pays d'Europe de l'ouest où le contrôle a priori de la constitutionnalité des lois joue un rôle important. A l'origine, le Tribunal constitutionnel espagnol pouvait également connaître de la constitutionnalité des projets de lois organiques mais cette possibilité a été supprimée en 1985 de telle sorte que, à l'heure actuelle, il n'existe plus en Espagne qu'un contrôle a priori de la constitutionnalité des traités internationaux. Dans l'ensemble, la doctrine espagnole, hostile au contrôle a priori des la constitutionnalité des lois, a applaudi à sa suppression. Partagez vous cette opinion critique ou voyez vous quelques avantages au contrôle a priori des lois ?

Álvaro Rodríguez Bereijo : Je partage pleinement l'opinion critique sur le contrôle a priori de la constitutionnalité des lois et l'intérêt de sa suppression dans le cadre de notre système de justice constitutionnelle.

La Constitution étant une norme ouverte qui limite mais qui ne remplace pas la capacité de décision de l'Etat démocratique et des partis politiques, lesquels, dans la diversité de leurs opinions, servent de voie à la participation des citoyens dans le gouvernement des affaires générales, le législateur dispose d'une indéfectible liberté de conformation, sans laquelle le gouvernement démocratique n'est pas possible. Le contrôle de la constitutionnalité des lois (qui est seulement de nature juridique) est, certes, au service de la protection des minorités, mais il n'est pas (et ne doit pas être) un instrument utile pour que ces dernières, à titre de seconde opportunité face à la majorité démocratique qui fait la loi, essayent de faire prospérer leurs reproches politiques ou d'opportunité. Les risques que fait peser sur la loi tout système de justice constitutionnelle s'accroissent notablement, à mon sens, avec le contrôle a priori ou recours préalable d'inconstitutionnalité.

Le recours préalable d'inconstitutionnalité fut introduit dans le projet de loi organique du Tribunal constitutionnel comme instrument visant à contrôler l'élaboration des statuts d'autonomie, surtout ceux des nationalités historiques. Pendant la discussion parlementaire de la loi organique, le recours préalable, initialement pensé sur le modèle du système de contrôle préalable des traités internationaux prévu à l'art. 95/2 de la Constitution, perdit progressivement ses traits initiaux pour se transformer en un recours d'inconstitutionnalité avec effet suspensif de la loi contestée. Cela en fit une pièce étrange dans notre système constitutionnel de 1978, qui avait opté clairement pour un contrôle a posteriori de la constitutionnalité des lois.

Je crois que cette opinion est vérifiée par l'expérience espagnole du « recours préalable d'inconstitutionnalité » introduit par la loi organique du Tribunal constitutionnel (postérieurement supprimé par la loi organique 4/1985). En premier lieu, c'est un mécanisme qui, à moins qu'il ne soit utilisé par les groupes parlementaires d'une manière très prudente et équilibrée, peut se convertir en un instrument des minorités pour entraver ou bloquer l'action législative de la majorité parlementaire et à travers lequel l'on essaye de porter atteinte au principe démocratique représentatif sur lequel repose le système démocratique.

En second lieu, si l'on fait un usage immodéré ou abusif de ce mécanisme, on court le risque de transformer le Tribunal constitutionnel en un sorte de « troisième Chambre », l'impliquant - au-delà de sa véritable position institutionnelle - dans le débat politique partisan.

Enfin, il surcharge à l'excès le travail du Tribunal, car ces recours se doivent d'être résolus avec célérité et promptitude pour que ne se produise plus le blocage de l'action législative de la majorité parlementaire à laquelle les citoyens ont démocratiquement octroyé leur confiance.

Il est vrai que l'une des raisons qui justifie l'existence de la juridiction constitutionnelle est, entre autres, la nécessité de protection des minorités parlementaires face à la majorité qui soutient le Gouvernement. Et à cela répond la réglementation des conditions de saisine pour intenter un recours en inconstitutionnalité contre les lois (en Espagne, 50 députés ou sénateurs et le Défenseur du peuple -Médiateur) qui, je crois, ouvre une voie appropriée pour la nécessaire protection des minorités parlementaires.

D'autre part, l'intérêt de maintenir ou non le contrôle préalable ou a priori de constitutionnalité des lois doit s'examiner de l'intérieur du système de justice constitutionnelle existant dans chaque pays. Dans le cas de l'Espagne, la grande étendue du champ de la juridiction constitutionnelle et des compétences attribuées au Tribunal constitutionnel (recours d'inconstitutionnalité, questions d'inconstitutionnalité posées par les juges, conflits de compétence, conflits entre les organes constitutionnels de l'Etat et recours d'amparo) rend plus difficile -comme l'a démontrée l'expérience - que le Tribunal constitutionnel puisse résoudre avec promptitude les recours préalables d'inconstitutionnalité qui, logiquement, doivent avoir la priorité.

  • Ne pensez vous pas que le Tribunal constitutionnel lui-même a quelques responsabilités dans l'abandon du contrôle a priori des lois ? En mettant plusieurs mois à statuer, bloquant de la sorte l'entrée en vigueur des lois qui lui étaient déférées, n'a-t-il pas irrémédiablement condamné la technique ? Plus généralement, ne pensez vous pas que le contrôle a priori n'est acceptable politiquement que s'il est exercé dans des délais très brefs ?

A.R.B. : Le recours préalable d'inconstitutionnalité requerrait, effectivement, que sa résolution fusse dictée dans un bref laps de temps, afin que la procédure législative ne reste pas indéfiniment en suspend. C'est ce qui arrive dans le système français, paradigme du contrôle préventif de la constitutionnalité des lois. Le Tribunal constitutionnel espagnol est arrivé à mettre seize mois pour juger certains recours préalables. Mais c'est que le Tribunal constitutionnel espagnol, à la différence du Conseil constitutionnel français, devait résoudre, comme je l'ai déjà dit, outre les recours préalables, des recours d'amparo, des conflits de compétence, des questions d'inconstitutionnalité, des recours d'inconstitutionnalité, certains d'entre eux contre des lois organiques dont les projets avaient déjà été objet de décisions sur recours préalable. Le Tribunal considéra, en effet, que le projet de loi déclaré conforme à la Constitution dans un processus de contrôle préalable pouvait être objet, non seulement d'une question d'inconstitutionnalité, mais également d'un recours d' inconstitutionnalité une fois approuvé. Et c'est ce qui se passa en réalité. Je crois qu'en plus des objections de principe faites à la figure du recours préalable en inconstitutionnalité, ce dernier fut un corps étranger dans notre système de justice constitutionnelle et même dans notre système parlementaire : il faut se souvenir des problèmes que posait l'exécution des décisions du Tribunal quand il déclarait l'inconstitutionnalité d'une partie d'un projet de loi organique déterminé.

Mais, sincèrement, je ne crois pas que les causes de la suppression en Espagne du recours préalable en inconstitutionnalité, et des dysfonctionnements qu'il engendrait, soient dues à la lenteur du Tribunal constitutionnel à statuer sur ce type de recours. Il est toutefois vrai que celle-ci a été en augmentant à mesure que, dans notre pays, s'est consolidée la juridiction constitutionnelle -surtout le recours d'amparo et les conflits de compétence entre l'Etat et les Communautés autonomes- avec un appel croissant au Tribunal constitutionnel de la part de ceux qui sont habilités à le saisir.

Certes, est maintenu dans notre système le contrôle préalable du Tribunal constitutionnel sur les traités internationaux conclus par l'Espagne. Il fut ainsi utilisé lors de la Déclaration du 3 juillet 1992 qui examina la conformité du Traité de l'Union européenne à la Constitution espagnole. Mais ce contrôle, dans la forme limitée dans laquelle il est conçu par l'art. 95/2 de la Constitution, a une justification claire et cadre avec la nature propre de cette catégorie de normes juridiques que sont les traités internationaux sans donner lieu aux inconvénients liés à l'obstructionnisme parlementaire qui ont été imputés au recours préalable d' inconstitutionnalité.

  • Le contrôle a priori des lois supprimé, il reste un contrôle a posteriori des actes de force législative, qu'il s'agisse d'un contrôle abstrait (procédure du recours d'inconstitutionnalité) ou d'un contrôle concret (procédure de la question d'inconstitutionnalité). S'agissant du contrôle abstrait, il est assez peu souvent déclenché par l'opposition parlementaire alors que, en France, c'est l'opposition parlementaire qui est l'autorité de saisine la plus active. Comment s'explique le nombre relativement peu élevé des saisines parlementaires ?

A.R.B. : Bien que le nombre de recours d'inconstitutionnalité interjetés par des groupes parlementaires a été loin d'être faible tout au long des (presque) dix-huit ans de justice constitutionnelle en Espagne, il est vrai que son nombre a été en diminuant ces dernières années. Mais je ne crois pas que la raison qui expliquerait ce fait soit la suppression du recours préalable d'inconstitutionnalité.

Un seul recours a été effectivement présenté par des députés ou des sénateurs au cours de l'année 1995 et la même chose s'est produite au cours de l'an passé. Plusieurs facteurs contribuent à cette situation de calme. En premier lieu, le fait que pendant la législature antérieure -et nous ne pouvons pas savoir encore s'il en sera de même pendant celle-ci- le Parlement fut le lieu de rapprochement des positions législatives des forces qui appuyaient le Gouvernement et de l'opposition, ce qui, joint au climat exempt de tension qui caractérisa la vie politique, permit que bon nombre de lois soient approuvées avec des fortes doses de consensus. Le relatif équilibre du nombre de sièges entre le parti majoritaire et l'opposition n'est pas étranger à cette situation. Et, bien que durant la dernière législature aient été approuvées des lois d'une grande importance politique comme le Code pénal, il est certain que la réglementation des questions les plus sensibles en matière de droits fondamentaux et de répartition territoriale du pouvoir avait pratiquement été achevée dans les législatures antérieures. La dernière des lois organiques faisant référence de façon directe au Chapitre 2 du Titre I de la Constitution, la loi organique 5 / 1992, réglementant le traitement automatisé des données à caractère personnel, fut l'objet d'un recours par les parlementaires de l'opposition.

  • Autre particularité du contrôle abstrait, il semble que, assez souvent, il serve à résoudre des problèmes liés à la répartition des compétences entre l'Etat et les Communautés autonomes, l'Etat déférant des actes législatifs des Communautés autonomes qu'il estime porter atteinte à ses compétences et réciproquement. Dans ces conditions, le recours d'inconstitutionnalité n'en vient-il pas à remplir, à l'égard des actes législatifs, une fonction proche de celle que remplit, à l'égard des actes administratifs, la procédure des conflits de compétence et, si tel est le cas, n'y-a-t-il pas, en pratique, une certaine limitation de ses potentialités ?

A.R.B. : Le recours d'inconstitutionnalité et le conflit de compétence sont deux voies de procédure distinctes pour résoudre les problèmes constitutionnels qui découlent de l'ordre constitutionnel de partage des compétences entre l'Etat et les Communautés autonomes qui résulte du Titre VIII de la Constitution et des statuts d'autonomie.

La différence entre les deux est, bien sûr, purement formelle puisqu'elle dépend de la question de savoir si l'acte objet du recours en contestation a rang de loi ou non.

Au point de vue matériel, le contenu de la procédure constitutionnelle est toujours le même : une controverse sur l'interprétation de l'ordre constitutionnel de répartition des compétences entre l'Etat et les Communautés autonomes ou de ces dernières entre elles.

Cependant, la voie procédurale empruntée -recours d'inconstitutionnalité ou conflit de compétence-pour le déroulement du procès constitutionnel n'est pas dépourvue de conséquences importantes car la procédure du recours d'inconstitutionnalité permet à une Communauté autonome de contester une loi étatique, non seulement à cause d'une possible violation de l'ordre constitutionnel de répartition des compétences, mais également à cause de la violation d'autres principes constitutionnels, chaque fois que, de quelque façon, « ils affectent leurs domaines d'autonomie », critère indéterminé que le Tribunal constitutionnel a progressivement interprété dans un sens large pour ne pas restreindre la possibilité des Communautés autonomes de contester des lois étatiques.

Le recours d'inconstitutionnalité vise des lois et des dispositions normatives ayant rang de loi, que leur contestation se fonde sur ce que la loi critiquée empiète sur d'autres compétences ou qu'elle viole des principes constitutionnels de fond.. Depuis que, très tôt, le Tribunal constitutionnel a donné une interprétation souple de ce qu'il fallait entendre par atteinte à son propre cadre d'autonomie en tant que condition essentielle pour que des lois étatiques puissent être déférées par les Communautés autonomes, les contestations relatives aux compétences et celles d'ordre matériel ou substantif se sont mélées dans les recours d'inconstitutionnalité. De fait, les recours intentés par des parlementaires contre des lois de l'Etat ou de Communautés autonomes dans lesquelles les griefs d'inconstitutionnalité touchent en grande mesure à la répartition des compétences, ne sont pas rares. Mais il n'est pas non plus rare que dans les contestations des lois des Communautés autonomes par le Gouvernement de la Nation ou de lois des Cortes Generales par les Communautés autonomes on trouve à côté de reproches relatifs à la répartition des compétences, des griefs relatifs à la violation par la norme contestée de principes substantifs. La défense objective de l'ordre constitutionnel dans son ensemble est la raison d'être du contrôle abstrait des lois et les normes de compétence font également partie de l'ordre constitutionnel. D'autre part, dans la défense par l'Etat de ses normes de base et dans la dénonciation par les Communautés autonomes des excès étatiques qui envahissent le cadre de leurs compétences statutaires, il y a, dans certains cas, quelque chose de plus qu'une défense de ses propres compétences : on rencontre également la défense objective de l'ordre constitutionnel.

Par conséquent, je ne crois pas que l'on puisse déduire de ces différentes voies de droit quelque conséquence qui puisse être considérée comme une limitation de la capacité des Communautés autonomes à réagir face aux lois de l'Etat présumées inconstitutionnelles.

  • Comme vous le savez, la tentative visant à instaurer en France un contrôle concret des actes législatifs à l'initiative du juge - procédure dite de l'exception d'inconstitutionnalité - a pour le moment échouée. A la lumière de l'expérience espagnole de la question d'inconstitutionnalité, quel jugement portez vous sur le contrôle concret ?

A.R.B. : Dans le système espagnol de justice constitutionnelle, la question d'inconstitutionnalité peut être posée par un juge, ou un tribunal, quand, d'office ou à l'initiative d'une partie, ce dernier considère que la norme ayant rang de loi, applicable au litige et de la validité de laquelle dépend la décision, peut être contraire à la Constitution. Le fait de poser la question d'inconstitutionnalité constitue un « incident » dans la procédure judiciaire ordinaire : cette dernière demeure suspendue jusqu'à ce que le Tribunal constitutionnel résolve, dans un sens positif ou négatif, le doute de constitutionnalité soulevé par le juge. En ce sens , grâce à l'exposé de la question d'inconstitutionnalité, le rôle des juges et des tribunaux ordinaires, qui analysent la loi du point de vue de sa constitutionnalité, se rapproche d'une certaine façon, d'un point de vue fonctionnel, du modèle anglo-saxon du « em>judicial review

Le Tribunal constitutionnel a souligné à plusieurs reprises dans sa jurisprudence que poser la question d'inconstitutionnalité est de la compétence exclusive et souveraine de l'organe judiciaire qui ne se trouve pas lié par la demande qu'ont pu faire à ce sujet ceux qui ont été partie dans le procès ordinaire. Donc, la décision du juge de ne pas poser la question d'inconstitutionnalité au Tribunal constitutionnel et, en conséquence, d'appliquer une loi que, malgré l'avis du justiciable, il n'estime pas inconstitutionnelle, ne lèse pas, en principe et de ce seul fait, des droits fondamentaux des parties et, en particulier, le droit à la protection juridictionnelle effective. En accord avec cette jurisprudence, le Tribunal constitutionnel a repoussé à maintes reprises des recours d'amparo qui prétendaient faire réviser, par cette voie, la décision adoptée à ce sujet par le Juge.

De ce point de vue, l'expérience espagnole a été extraordinairement positive en contribuant, avec le recours d'amparo, à faire de la Constitution une norme vivante et proche de la réalité quotidienne des citoyens et un moyen de se protéger du pouvoir et de l'injustice. Elle a renforcé, sans aucun doute, le rôle du juge ordinaire en tant que juge de la Constitution, le liant à sa défense. Enfin, à travers la question d'inconstitutionnalité, les citoyens peuvent combattre l'inconstitutionnalité des lois qui affectent leurs droits constitutionnels au-delà du cadre strict des droits fondamentaux susceptibles d'être défendus par la voie du recours d'amparo, et cela malgré quelques obstacles d'ordre procédural : ils ne sont pas compétents pour comparaître devant le Tribunal constitutionnel ni pour formuler des allégations dans le cours de la procédure constitutionnelle, ils n'ont pas non plus, comme je l'ai noté auparavant, un droit à exiger du juge qu'il pose la question d'inconstitutionnalité, mais seulement la faculté de la suggérer. Je crois que l'amparo face à la loi est l'une des fonctions qu'accomplit, dans notre système, la question d'inconstitutionnalité.

Le nombre de questions d'inconstitutionnalité qui sont posées par les juges au Tribunal constitutionnel a augmenté continuellement ces dernières années tant en termes absolus que relatifs. Tandis que, jusqu'en 1984, leur nombre ne dépassait jamais 22 pour cent de la totalité des affaires évoquées en assemblée plénière, au cours des années 1990, ce pourcentage est monté en flèche : 60,7 pour cent en 1993, 78 pour cent en 1994, 73,5 pour cent en 1995 et 80,5 pour cent en 1996.

La vitalité croissante de la question d'inconstitutionnalité reflète des réalités très positives : avant tout, la plus grande collaboration du pouvoir judiciaire dans l'examen et le contrôle de la loi ; ensuite, la question d'inconstitutionnalité est utilisée par nos juges et tribunaux de plus en plus pour mettre en doute la validité des lois qui affectent les droits fondamentaux et les libertés publiques des citoyens.

  • Abordons maintenant le recours d'amparo. Aux termes de la loi organique relative au tribunal constitutionnel, le recours d'amparo est possible contre les actes parlementaires, les actes administratifs et les actes juridictionnels mais non contre les actes législatifs. Toutefois, en application de son article 55-2, si l'inconstitutionnalité de l'acte parlementaire, de l'acte administratif ou de l'acte juridictionnel procède en réalité de l'inconstitutionnalité d'une loi, la chambre du Tribunal constitutionnel (qui est compétente en matière de recours d'amparo) doit déférer cette loi à l'assemblée plénière du Tribunal (qui est compétente en matière de contrôle des actes législatifs), déclenchant ainsi à l'égard de la loi une procédure de contrôle concret qui est habituellement dénommée « auto question d'inconstitutionnalité ». Or, en pratique, il y a eu fort peu d' « auto questions ». Faut-il en déduire qu'il n'y a eu que très peu d'hypothèses où l'inconstitutionnalité de l'acte susceptible de recours d'amparo procédait de la loi ou qu'il est arrivé que le Tribunal se contente de relever l'inconstitutionnalité de cet acte sans déclencher une procédure de contrôle de la constitutionnalité de la loi qui lui servait de fondement ?

A.R.B. : Dans le cas où l'on accorderait l'amparo parce que la violation du droit fondamental est imputable directement à la loi appliquée par le juge, par l'administration ou par l'acte des pouvoirs publics, la chambre du Tribunal posera la question de la constitutionnalité de la loi à son assemblée plénière, laquelle pourra déclarer l'inconstitutionnalité de la dite loi selon la procédure établie pour la question d'inconstitutionnalité.

« L'auto question d'inconstitutionnalité » ne constitue pas une nouvelle voie de contrôle de la constitutionnalité des lois, mais plutôt un mécanisme de connexion ou de lien entre deux procédures constitutionnelles distinctes, celle de l'amparo et celle de déclaration d'inconstitutionnalité, qui, d'une certaine façon, vient suppléer, l'absence, dans le système espagnol de justice constitutionnelle, d'un recours d'amparo des particuliers contre les lois.

Bien que, certainement, les cas où le Tribunal constitutionnel en a fait usage ne soient pas très nombreux en comparaison avec d'autres procédures constitutionnelles, on ne peut pas dire non plus qu'ils soient rares et dépourvus d'importance. On peut citer par exemple l'arrêt 45/1989 qui déclara l'inconstitutionnalité de la contribution conjointe de l'unité familiale dans la loi sur l'impôt sur le revenu des personnes physiques et qui avait pour origine une « auto question d'inconstitutionnalité » posée par la chambre du Tribunal constitutionnel qui avait accordé à un citoyen l'amparo (arrêt 208/1988). Ou encore l'arrêt 185/1990 qui rejeta l'inconstitutionnalité de l'art. 240 de la loi organique du pouvoir judiciaire qui avait supprimé le recours en nullité des actes de la procédure judiciaire, empêchant ainsi que l'organe judiciaire puisse réparer la lésion d'un droit fondamental que le juge lui même avait constaté et déclaré dans le procès : la chambre du Tribunal, constitutionnel qui posa « l'auto question » estima que cela pouvait être contraire au caractère extraordinaire et subsidiaire du recours d'amparo établi par l'art. 53./2 de la Constitution ; L'inconstitutionnalité ainsi appréciée par les juges de la Chambre du Tribunal constitutionnel compétente en matière d'amparo ne fut pas reconnue par l'assemblée plénière.

  • Les statistiques le montrent clairement : s'il y a eu quelques dizaines de recours d'amparo contre des actes parlementaires et quelques centaines de recours d'amparo contre des actes administratifs, les recours d'amparo contre des actes juridictionnels et soutenant qu'une inconstitutionnalité a été commise par le pouvoir judiciaire se comptent par milliers. Il y a quelques années, le professeur P. Cruz, actuel membre du Tribunal constitutionnel, s'écriait : « moins d'amparo face au juge, plus d'amparo face au législateur ». Plus récemment, le professeur F. Rubio Llorente, ancien vice-président du Tribunal, soulignait, sans d'ailleurs le déplorer, que les juges constitutionnels des pays de l'Europe de l'ouest sont de moins en les juges de la loi (sauf en France où le Conseil constitutionnel se situerait dans le droit fil du schéma kelsénien, ce qui n'est pas un mince paradoxe) mais, de plus en plus, les juges de l'application de la loi et, plus exactement, les juges de l'application de la loi par le juge ordinaire. N'y-a-t-il pas quand même quelque paradoxe à ce que le recours d'amparo, procédure spéciale de protection des droits fondamentaux, serve avant tout à protéger ces droits fondamentaux contre le juge ordinaire qui en est pourtant le protecteur naturel ?

A.R.B. : Cela est vrai et contribue à offrir l'image fausse que, parmi les pouvoirs publics, ceux qui violent surtout les droits fondamentaux et les libertés publiques sont les magistrats, ce qui est une affirmation de toute évidence exagérée (alors qu'en réalité, ils sont et doivent être les premiers et immédiats défenseurs de la Constitution et des droits fondamentaux des citoyens). Cela contribue également à dénaturer la fonction du recours d'amparo, -qui est de définir le contenu des droits fondamentaux- dans la mesure ou il est considéré par les citoyens (et par leurs avocats) comme un recours de plus dans la chaîne des recours susceptibles d'être intentés contre les arrêts et résolutions judiciaires. Une partie très importante des recours d'amparo qui sont intentés pour violation présumée des droits reconnus à l'art. 24 de la Constitution ne pose aucun problème de nature constitutionnelle mais résulte simplement de désaccords des requérants face à l'application et l'interprétation des lois effectuée par la jurisprudence ordinaire. À cette fausse image contribue également, bien que dans une moindre mesure, le besoin d'imputer à la résolution judiciaire les éventuelles violations des droits fondamentaux survenues dans les relations entre particuliers, de même que le caractère subsidiaire du recours d'amparo, qui exige d'épuiser préalablement la voie judiciaire ordinaire. Tout cela se traduit, non seulement par l'incessante augmentation du nombre de recours d'amparo devant le Tribunal constitutionnel, mais également par une subversion de la juridiction constitutionnelle en matière de protection des droits fondamentaux, menaçant sérieusement son avenir (de par la surcharge excessive des affaires que le Tribunal se voit obligé de traiter et qui, dans beaucoup de cas, manquent du moindre intérêt constitutionnel).

Il est nécessaire de reconnaître que le Tribunal constitutionnel lui même a, dans une certaine mesure, favorisé cette situation.

Premièrement, de par le contenu expansif que la jurisprudence constitutionnelle a donné, jusqu'à des dates relativement récentes, au droit à la protection juridictionnelle effective consacrée dans l'art. 24 de la Constitution, converti en droit source d'autres nombreux droits également constitutionnellement protégés et qui ont fini par pratiquement « constitutionnaliser » presque tout le droit processuel, civil ou pénal.

Deuxièmement, par une certaine tendance, parfaitement observable dans notre juridiction d'amparo, à imputer le reproche de violation d'un droit fondamental ou d'une liberté publique au juge lui même, sans relation aucune avec la constitutionnalité ou l'inconstitutionnalité de la loi, de laquelle dérive directement la résolution judiciaire annulée. Il en va ainsi quand on ne peut faire au juge ou au tribunal d'autre reproche que d'avoir correctement appliqué au cas dont il était saisi, une norme légale à laquelle il se trouvait lié. En d'autres mots, le Tribunal constitutionnel a été plus enclin à corriger le juge plutôt que le législateur quand il a mis en accusation les violations des droits fondamentaux ; en conséquence, sa jurisprudence a été, en général, plus incisive dans le travail de protection et de définition du contenu des droits fondamentaux et des libertés publiques que dans l'interprétation des limites constitutionnelles à la liberté de configuration du législateur démocratique.

  • Certes, on peut comprendre que, au début de l'entrée en vigueur de la Constitution de 1978, le Tribunal constitutionnel ait eu la volonté de forcer le juge ordinaire, qui était très largement le juge ordinaire du régime antérieur, à respecter les édictions de la Constitution nouvelle. Mais, après près de vingt ans d'application de la Constitution et un profond renouvellement du pouvoir judiciaire, les perspectives semblent avoir changées. Dans ces conditions, le Tribunal constitutionnel ne devrait-il pas abandonner la lecture très extensive de l'article 24 de la Constitution (droit à obtenir la protection effective des juges et des tribunaux, droit au juge ordinaire déterminé préalablement par la loi, droit de se défendre et d'être assisté par un conseil, droit d'être informé de l'accusation portée contre soi, droit à un procès public sans délais indus et avec toutes les garanties, droit d'utiliser les preuves pertinentes pour sa défense, droit de ne pas déclarer contre soi-même, de ne pas s'avouer coupable et d'être présumé innocent) qui lui a permis de contrôler tous les aspects de l'activité juridictionnelle y compris dans ce qu'ils ont de plus procéduraux ?

A.R.B. : Je partage pleinement votre opinion et ma réponse à la question posée est catégoriquement affirmative. Cependant, je veux souligner l'extraordinaire importance qu'a eu la jurisprudence du Tribunal constitutionnel dans la façon d'administrer la justice par les juges et les tribunaux ordinaires que, sans crainte d'exagérer, l'on pourrait qualifier de véritable « révolution judiciaire » opérée en Espagne à la suite de l'approbation de la Constitution.

La méfiance, perceptible durant les années constituantes, à l'égard du vieil appareil du pouvoir judiciaire de la dictature franquiste et la crainte que l'oeuvre du législateur démocratique puisse être dénaturée par des juges peu identifiés aux principes démocratiques et à la valeur normative et inaliénable de la Constitution, jouèrent un rôle déterminant en Espagne, non seulement dans la création du Tribunal constitutionnel selon le modèle de justice constitutionnelle concentrée, mais également dans une délimitation très ample du domaine de ses compétences, les étendant, au-delà du contrôle spécifique de la constitutionnalité de la loi, en particulier aussi à celui des décisions judiciaires quand, de celles-ci, peut dériver une violation des droits fondamentaux et des libertés publiques.

Je crois qu'actuellement la situation a profondément changé. Les travaux menés à leur terme par le Tribunal constitutionnel, en particulier dans la définition du contenu des droits fondamentaux, observés dans la perspective historique qui est la nôtre aujourd'hui, peuvent être qualifiés de gigantesques. Pour cela même, je pense que ces méfiances et défiances à l'égard du pouvoir judiciaire doivent être considérées comme pleinement dépassées dans la mesure où les juges et les tribunaux ont assumé de façon résolue la défense première et primordiale des droits fondamentaux et des libertés publiques, en y incorporant sans réserve le patrimoine doctrinal de la jurisprudence constitutionnelle.

Cette nouvelle situation a eu un reflet dans les efforts, parfaitement observables, du Tribunal constitutionnel pour nuancer dans ses arrêts les plus récents, certains effets expansifs de sa jurisprudence sur le droit à la protection juridictionnelle effective de l'art. 24. de la Constitution (voir par exemple l'arrêt 37/1995 rendu par l'assemblée plénière en ce qui concerne le droit aux recours dans le cadre d'un procès à propos duquel nous avons déclaré que le droit à l'accès à la juridiction de l' art. 24/1 de la Constitution n'a pas la même intensité quand il s'agit d'accéder à un recours une fois entamée la procédure, sauf bien sûr en matière pénale. Accès au recours où prévaut la configuration voulue par le législateur, dont l'interprétation par le juge est, en principe, une simple question de légalité ordinaire. Joue dans le même sens la modulation de la jurisprudence sur « l'interprétation la plus favorable à l'admission de recours » (favor actionis), ou l'interprétation plus stricte des causes de non acceptation des recours d'amparo et, en particulier, du manque manifeste de contenu constitutionnel d'une demande qui justifierait sa résolution par un arrêt du Tribunal (voir par exemple 248/1994 ou l'arrêt 114/1995, fondement juridique).

  • Ce contrôle étendu de l'activité juridictionnelle n'a-t-il suscité des tensions avec la juridiction ordinaire et notamment avec le Tribunal suprême ? En d'autres termes et pour reprendre la formule italienne, n'y-a-t-il pas, ou n'y-a-t-il pas eu une guerra delle due Corti ?

A.R.B. : Les constituants espagnols de 1978 -pour des raisons historiques ou de circonstances- chargèrent le Tribunal constitutionnel -en plus d'autres missions- de garantir la Constitution face aux résolutions des organes judiciaires qui pourraient transgresser les droits fondamentaux des citoyens susceptibles d'amparo, comme un recours ultime « d'appel à la Constitution » dans la défense de leurs droits et libertés. La Constitution a voulu établir une nette suprématie juridictionnelle du Tribunal constitutionnel sur le Tribunal suprême dans le cadre strict des « garanties constitutionnelles » (art. 123.1 de la Constitution), notion qui renvoie au cadre et contenu des droits et des libertés reconnus dans l'art. 14 et dans la première section du deuxième chapitre de la Constitution (art. 53.2).

En principe, la compétence du Tribunal constitutionnel se limite à l'examen de « em>la constitutionnalitélégalité

Cependant, ce critère matériel de distinction entre légalité ordinaire et légalité constitutionnelle, en apparence simple et viable conceptuellement, apparaît souvent très difficile, même impossible, à être appliquée dans la pratique.

Une controverse sur le plan de la légalité se transforme en controverse constitutionnelle si d'elle découle d'une violation d'un droit fondamental, de sorte que le procès de la légalité finit par s'entrecroiser avec le procès de la constitutionnalité (cf. par exemple, l'arrêt 111/1993).

Il existe donc une zone tangente, quand il ne s'agit pas d'une zone de recoupement, entre la compétence du Tribunal Constitutionnel et celle du Tribunal suprême en ce qui concerne la défense des droits fondamentaux. Une zone, par conséquent, de frictions constantes, qui peut même déboucher sur certains malentendus, comme cela s'est produit effectivement dans le cas de l'arrêt 7/1994 du 17 janvier 1994 à propos d'un litige sur la reconnaissance de la paternité civile. Mais il faut dire que cela est une conséquence inévitable du système de protection juridictionnelle des droits fondamentaux créée par notre Constitution, compte tenu de l'existence d'une double ligne de protection ou de défense : une première et primordiale, confiée aux juges et tribunaux ordinaires, et seulement si elle a été utilisée ou épuisée, un recours ultérieur extraordinaire et subsidiaire, l'amparo constitutionnel, où est attribuée au Tribunal constitutionnel la fonction de dire le dernier mot en matière d'interprétation et de protection des droits fondamentaux.

Mais quoiqu'il existe encore une zone d'ombre inévitable entre Tribunal constitutionnel et Tribunal suprême, nous essayons et avons toujours essayé d'éviter que la juridiction constitutionnelle se convertisse en une instance directe de contrôle qui se substituerait aux juges et tribunaux, et particulièrement au Tribunal suprême, dans leur faculté exclusive d'interpréter et appliquer la légalité ordinaire.

On peut trouver d'abondants exemples de ce « em>self restaint » dans les jugements du Tribunal et dans les opinions dissidentes de ses juges.

Et en ce qui concerne le cas de conflit déjà évoqué entre la Chambre civile du Tribunal suprême et un de nos jugements, je dirai seulement que le Tribunal constitutionnel est très conscient du fait que c'est au niveau d'une articulation adéquate de nos décisions accordant l'amparo, et par voie de conséquence, de l'annulation des arrêts rendus par le juge ordinaire, que se joue, plus que dans aucun autre aspect, la délimitation correcte des champs d'action respectifs du Tribunal constitutionnel et du Tribunal suprême.

  • Le nombre des recours d'amparo - maintenant plus de 4000 par an - pose au Tribunal de redoutables problèmes. Une procédure de rejet sommaire des recours d'amparo par ordonnance non motivée et insusceptible de recours (sauf pour le ministère public...) a été instituée en 1988 mais elle n'a pas sensiblement allégé la charge du Tribunal qui, d'année en année, ne cesse de croître. Il en résulte une augmentation de la durée des procès, notamment dans le cadre des procédures de contrôle des normes et des conflits de compétence. Pour ne prendre qu'un seul exemple, et il y en a de plus topiques encore, la loi 42/1988 du 28 décembre 1988 sur la donation et l'utilisation d'embryons et de foetus humains a été déférée au Tribunal par l'opposition parlementaire le 31 mars 1989 et ce dernier vient tout juste de rendre son arrêt (arrêt 212/96 du 19 décembre 1996), mettant ainsi près de huit ans pour statuer. N'y-a-t-il pas là un réel problème et, dans l'affirmative, de quelle manière peut-on tenter de le résoudre ?

A.R.B. : Certes, c'est un problème réel et le plus grave auquel doivent faire face les Tribunaux constitutionnels européens, au moins en ce qui concerne l'expérience de l'Espagne ou de l'Allemagne. Tandis que le nombre de conflits de compétence entre l'Etat et les Communautés autonomes ainsi que les recours d'inconstitutionnalité se sont stabilisés à un niveau remarquablement plus bas que celui de la décennie des années 80, celui des questions d'inconstitutionnalité et surtout, celui des recours d'amparo, continue d'augmenter d'année en année.

Durant l'année 1996, furent reçues par le Tribunal constitutionnel 4.886 affaires parmi lesquelles 4.759 étaient des recours d'amparo. Pendant le même laps de temps, 4.673 affaires furent résolues parmi lesquelles 4.577 étaient des recours d'amparo. Ces données statistiques sont éloquentes en ce qui concerne le problème, tant par le nombre de recours qui pèsent sur le Tribunal que par la grande surcharge de travail que leur traitement et leur résolution représente pour les juges, les letrados et les greffiers, et qui menace (c'est un risque certain) d'engorger le Tribunal et d'allonger de manière croissante le temps de résolution des procès constitutionnels, avec le grave dommage que cela provoque tant au prestige du Tribunal qu'à l'efficacité de la justice constitutionnelle.

Cela constitue, sans doute, une preuve de la vitalité, presque débordante, du recours d'amparo comme voie d'appel directe des citoyens à la Constitution et qui a contribué, évidement, tant au renforcement de la Constitution, en l'enracinant dans la vie et les problèmes quotidiens des espagnols, qu'à la transformation de secteurs significatifs de l'ordre juridique, qui ont du être reinterprêtés à la lumière de la Constitution, et de l'incidence des droits fondamentaux, selon l'interprétation que de son contenu telle qu'elle résulte de la jurisprudence du Tribunal constitutionnel. Je suis un partisan fervent et convaincu de l'amparo constitutionnel mais je pense que, si nous voulons assurer dans le futur la pérénité d'une justice constitutionnelle vigoureuse et vivante et un accomplissement adéquat de ses fonctions par le Tribunal constitutionnel, il est nécessaire de prendre conscience de la grave menace que représente une telle avalanche de recours. Cette menace résulte d'ailleurs moins du chiffre absolu de recours d'amparo que du fait de la proportion très élevée de ceux qui posent des questions de légalité ordinaire sans importance constitutionnelle aucune ou qui soulève de simples différences d'appréciation sur le sens d'une résolution judiciaire. Tous, le Tribunal lui-même, bien entendu, mais aussi le législateur et y compris même les citoyens (ici, la collaboration des avocats me semble indispensable, même s'il est difficile de convaincre ceux qui disposent d'une voie de droit de ne pas s'en servir) doivent reconsidérer les points qu'il est nécessaire d'améliorer dans l'architecture processuelle du recours d'amparo ou de son insertion dans les autres procédures devant la juridiction ordinaire. Réforme plus profonde et incisive que celle de 1988, qui même si elle a un peu facilité notre travail, n'a servi ni à diminuer le nombre des recours d'amparo (qui a continué d'augmenter depuis lors au rythme de 300 ou 400 par mois), ni à soulager, de façon substantielle, la charge de travail que cela suppose pour le Tribunal, qui continue à consacrer un effort extraordinaire à ce type de décisions, détournant ainsi du temps et des moyens personnels qui peut-être, seraient plus nécessaires à l'accomplissement d'autres tâches de plus grande importance constitutionnelle. Réforme qui, à mon sens, devrait être dirigée dans deux directions distinctes, nécessaires et complémentaires.

D'une part, une reforme de la loi organique du Tribunal qui assouplisse et restreigne le régime d'admission du recours d'amparo. Et, à ce propos, l'assemblée plénière du Tribunal devra se poser la question d'une révision, réfléchie mais profonde, de sa propre jurisprudence constitutionnelle sur le droit à la protection juridictionnelle effective de l'art. 24/1. de la Constitution.

D'autre part, le développement par le législateur de la procédure préférentielle et sommaire devant les tribunaux ordinaires pour la protection des droits fondamentaux, procédure prévue par l'art. 53/2 de la Constitution, mais qui n'est pas encore à ce jour appliquée. Dans une bonne mesure, l'efficacité ou l'inefficacité de l'amparo constitutionnel se joue dans l'agencement adéquat des procédures préalables devant la juridiction ordinaire et dans son système de recours, ce qui exigera une réforme des lois de procédure pour rendre possible, dans chaque ordre de juridiction, une instance ou un recours permettant de réparer, devant le juge ordinaire, les violations des droits constitutionnels causées lors de la procédure (infractions « em>in procedendo

  • De façon plus générale, y-a-t-il des réformes que vous souhaiteriez voir apporter à la composition ou aux modalités de fonctionnement du Tribunal ?

A.R.B. : Je ne vois, pour l'instant, d'autres besoins urgents de reformes profondes dans l'organisation et les fonctions du Tribunal constitutionnel que celles précédemment signalées relatives au recours d'amparo. Étant donné que, tant la composition du Tribunal et le mode d'élection de ses membres, que le cadre de sa fonction de contrôle sont définis par la Constitution elle même, toute proposition de réforme est dotée d'une certaine « rigidité ». L'expérience de ces presque 18 ans ne rend ni évidente ni judicieuse à mon sens, une augmentation du nombre des juges et des chambres pour faire face au nombre croissant d'affaires qui sont présentés au Tribunal.

En ce qui concerne les modalités de fonctionnement, toute amélioration du Tribunal pour laquelle des changements dans l'organisation interne du travail sont toujours possibles passe nécessairement par des réformes dans les mécanismes (les filtres) d'accès au procédures constitutionnelles, singulièrement celui de l' amparo; il convient de la même manière, de reposer sur le fond la question de la véritable nature et fonction du recours d'amparo constitutionnel et de son articulation dans l'ensemble de la fonction juridictionnelle.

Je veux dire par là que les réformes nécessaires pour résoudre les problèmes « d'asphyxie » du Tribunal dus à l'avalanche croissante du nombre de recours doivent viser l'origine ou la cause du problème, mais aussi tendre à reconnaître au Tribunal constitutionnel quelque capacité pour sélectionner les affaires qui doivent être instruites par lui.

En partant de la composition actuelle du Tribunal, quelques réformes d'organisation sont possibles, même si elles n'excluent pas des inconvénients et des risques :

- La spécialisation des chambres.

- L'attribution à chaque chambre de compétences sur des affaires déterminées relevant actuellement de l'assemblée plénière (conflits de compétences et questions d' inconstitutionnalité).

- L'attribution aux sections de compétences pour résoudre, par le biais d'un arrêt, des recours d'amparo déterminés.

- L'attribution au Tribunal de la faculté de refuser les recours d'amparo qui, malgré la violation d'un droit fondamental, manquent d'importance matérielle ou économique ou d'intérêt par rapport à l'interprétation constitutionnelle.

- Que la décision de refus de l'amparo, prise par providencia (ordonnance) en cas d'accord unanime de la section, ne soit pas motivée.

- La substitution de l'actuelle réglementationde la loi organique du Tribunal relative aux causes de refus d'amparo par des causes d'admission, imposant ainsi aux défendeurs la charge d'argumenter et de justifier pourquoi un recours d'amparo doit être examiné.

  • Vous présidez le Tribunal depuis 1995 et vous y siégez depuis 1989. Quels ont été, durant cette période, les arrêts rendus par la haute instance qui vous ont semblé les plus importants ?

A.R.B. : Il n'est pas facile de sélectionner les décisions les plus significatives rendues par le Tribunal durant la période comprise entre 1989 et 1996 car elles ont été très nombreuses, ont porté sur des matières différentes et beaucoup d'entre elles présentent une importance notoire du point de vue de l'interprétation de la Constitution.

Des premières années de cette période se détachent les arrêts suivants : l'arrêt 13/1992 du 6 février 1992 qui ferma la possibilité d'altérer le système constitutionnel de financement des Communautés autonomes et de porter atteinte à leur autonomie financière et politique par le biais de subventions de l'Etat, qui suivraient les prescriptions de la loi de finances de l'Etat en matière de dépenses publiques dans des domaines matériels qui sont de la compétence exclusive des Communautés autonomes ; la déclaration du 1er juillet 1992 qui examina, par la voie spéciale de l'art. 95/2, la conformité à la Constitution du Traité de l'Union Européenne (Maastricht) et qui donna naissance à la première, et jusqu'à aujourd'hui unique, reforme de la Constitution espagnole ; l'arrêt 245/1991 dans l'affaire Barberá, Messeguer et Jabardo, qui exécute, pour la première fois dans les pays du Conseil de l'Europe, un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme condamnant l'Etat espagnol pour privation du droit à la liberté dans un procès qui s'était déroulé sans les garanties exigées.

Des dernières années, je retiendrai l'arrêt 128/1995 du 26 juillet 1995, qui octroie l'amparo et annule, pour violation du droit à la liberté personnelle,une décision du juge d'instruction qui décréta, sans justifications suffisantes, un maintien en détention provisoire. Cet arrêt n'est pas une décision isolée mais doit être mis en relation avec d'autres décisions contemporaines et postérieures rendues par le Tribunal dans lesquelles une protection spéciale a été accordée à la liberté - imposant le respect des exigences de légalité, nécessité, proportionnalité et motivation- face aux mesures conservatoires ou d'instruction émanant du juge pénal et limitatives des droits fondamentaux touchant à la liberté : ainsi, par exemple, prorogation de la détention provisoire (arrêt 97/1996), écoute des communications téléphoniques (arrêt 181/1995) ou adoption de mesures de fouille corporelle (arrêt 207/1996). Je citerai également l'arrêt 96/1996 pour la nouveauté qu'apporte la technique de la simple inconstitutionnalité sans violation de la loi relativisant ainsi l'apparente union indissoluble entre inconstitutionnalité et nullité établie par l'art. 39.1 de la loi organique du Tribunal constitutionnel, et qui recommande expressément au législateur de corriger l'inconstitutionnalité relevée dans un délai raisonnable.