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Entre le Mali et la France, échanges constitutionnels

Georges ABADIE - Membre du Conseil constitutionnel

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 2 (Dossier : Mali) - mai 1997

Les années 1995 et 1996 ont vu se développer entre BAMAKO et PARIS de fructueux échanges entre les 2 Cours constitutionnelles. Auparavant des études conjointes théoriques menées par des constitutionnalistes et des hommes politiques des 2 pays avaient débouché pour le Mali, après la victoire du mouvement démocratique, sur une Constitution adoptée par référendum et publiée le 27 février 1992. C'est la mise en place des « outils constitutionnels » prévus par la nouvelle loi fondamentale Malienne qui a été au centre du nouveau dialogue franco-malien.

D'abord M. Abdoulaye DICKO, Président de la Cour constitutionnelle du Mali accompagné de Messieurs Amadou Samba SYLLA et Abdoulaye DIARRA, membres de la Cour, ont passé plusieurs jours de travail à Paris, en avril 1995, sur les principes et les méthodes qui fondent la jurisprudence et la pratique constitutionnelles de la République française et qui pourraient constituer une référence pour le Mali. Puis en octobre 1996, Messieurs Abdoulaye DICKO et Abdoulaye DIARRA sont venus approfondir certaines questions et parler des premières difficultés rencontrées ou des solutions originales trouvées à Bamako, ce qui n'a pas été sans quelque utilité même pour un Conseil constitutionnel aussi expérimenté que celui de la France.

Mais c'est essentiellement par 3 sessions d'études et de travail en commun à Bamako qu'ont été forgés les instruments de la dialectique juridique et les outils opérationnels propres à donner à la Cour constitutionnelle du Mali sa place, son autorité, et son rôle dans la vie institutionnelle de la République dès ces premières années ; le président Roland Dumas avait souhaité que l'un des membres du Conseil constitutionnel français, Georges Abadie, et un ancien chargé de mission juridique, M. Eric Spitz, Conseiller à la Cour administrative d'appel de Paris, animent ces 3 sessions d'une semaine chacune. C'est ainsi qu'à tour de rôle l'un et l'autre ont débattu à Bamako avec les membres de la Cour constitutionnelle et aussi avec les représentants du gouvernement, de l'Assemblée Nationale, avec des juristes ou magistrats collaborant avec la Cour, et avec l'Ecole nationale d'administration malienne, des problèmes relevant du contrôle de constitutionnalité, de l'organisation interne de la Cour, et du contentieux électoral.

Ces travaux ont été excellemment préparés et organisés, sous l'égide de l'Ambassadeur de France au Mali, M. G. de Bellescize, par la Mission française de coopération et d'Action culturelle dirigée par Pierre A. Richez qui s'est fortement impliqué avec de nombreux collaborateurs à satisfaire pleinement cette demande de collaboration avec la France qu'avait faite le Président de la Cour constitutionnelle du Mali.

A la fin de la 1ère session la Cour a décidé d'adhérer à la conférence des Cours constitutionnelles qui ont en commun l'usage du Français et d'être présent à Paris à la 1ère réunion prévue en avril 1997.

La Constitution du Mali a de nombreux points communs avec celle de la France

Les principes définissant les droits et libertés individuels et collectifs sont exprimés dans son titre I ; ils ont leurs homologues en France, au travers du préambule de la Constitution de 1958, dans la déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et du préambule de la Constitution de 1946. On y retrouve les fondements d'une République démocratique et sociale et d'un Etat de droit d'expression pluraliste et sans discrimination. Ne peuvent faire l'objet d'une révision constitutionnelle, la forme républicaine de l'Etat, la laïcité, et le multipartisme. Référence est faite aussi à la Charte Africaine des droits de l'homme et des peuples du 27 juin 1981 et à la réalisation de l'unité africaine.

L'organisation institutionnelle de l'Etat est assez semblable à celle de la France ; la répartition et l'équilibre des pouvoirs ou attributions entre le Président de la République, l'Assemblée nationale (unique Chambre parlementaire) et le gouvernement se retrouvent assez similairement dans la Constitution française, de même que leur mode de désignation. Deux conseils consultatifs : le Haut Conseil des collectivités (devant s'exprimer sur le développement local et régional), et le Conseil économique social et culturel (homologue du Conseil français).

La Cour constitutionnelle est formée de 9 membres désignés, par tiers pour 7 ans, par le Président de la République, le Président de l'Assemblée nationale, et le Conseil supérieur de la magistrature. Elle est « l'organe régulateur du fonctionnement des institutions et de l'activité des pouvoirs publics », et elle « statue sur les conflits d'attribution entre les institutions de l'Etat » fonctions que l'on ne trouve pas ainsi exprimées dans la Constitution française. Elle intervient comme en France en contrôle de constitutionnalité des lois organiques et du règlement de l'Assemblée, (et aussi de ceux des 2 conseils consultatifs), et, par une saisine spécifique , des lois ordinaires : les saisissants, au Mali, en sont le Président de la République, le Premier Ministre, les Présidents de l'Assemblée et de la Cour Suprême et du Haut Conseil des collectivités, ou 1/10ème des députés ou des conseillers nationaux de ce Haut Conseil ; il en va de même pour les engagements internationaux.

La Cour constitutionnelle contrôle l'élection du Président de la République et son empêchement éventuel, les opérations de référendum, et est le juge de l'élection des députés.

Enfin elle émet un avis sur les mesures exceptionnelles prévues en cas de menaces graves sur la Nation et d'interruption du fonctionnement régulier des pouvoirs publics ; elle émet aussi un avis sur les projets de lois référendaires, du type de ceux que notre Constitution de 1958 prévoit dans son article 11, mais qui en France ne sont pas soumis au Conseil constitutionnel.

La loi organique du 5 octobre 1992 a précisé les attributions et l'organisation du fonctionnement de la Cour, complétée par un règlement intérieur du 21 Déc. 1994, permettant ainsi un démarrage de l'Institution installée en mars 1994 qui rendit son premier arrêt en février 1995.

Théorie du contrôle de constitutionnalité

La première session de travail en commun en décembre 1995 a été consacrée principalement au contrôle de constitutionnalité et aux rapports entre le constituant, le législateur et la Cour.

Le problème de la légitimité des décisions de la Cour a été tout d'abord au centre d'appréciations croisées apportées par les autres institutions , Présidence de l'Assemblée nationale, Gouvernement, Cour Suprême, afin de dégager les fondements et la portée du principe de la souveraineté populaire. Quels sont les cadres d'expression de la volonté générale ? Y-a-t-il une supra constitutionnalité ? Comment concevoir l'interdiction de révision constitutionnelle de certains principes ? Problème de la loi antérieure à la Constitution à l'occasion de lois nouvelles qui la modifie ? Quel est l'effet d'un avis négatif de la Cour face à un projet de loi référendaire ? Quid de la sécurité et de la stabilité juridiques en l'absence de toute voie d'exception de constitutionnalité ?

La place des décisions de la Cour dans la hiérarchie des normes a été étudiée au regard des traités et spécialement de la déclaration universelle des Droits de l'homme, de la charte africaine de 1881 mentionnées par la Constitution, et de l'émergence de droits dérivés émanant d'institution communautaires africaines. Comment la Cour Suprême du Mali intègre-t-elle la hiérarchie des normes et les motivations constitutionnelles dans ses arrêts ?

Le problème des saisines a ouvert le débat sur la nature institutionnelle ou sur la nature juridictionnelle des décisions de la Cour Constitutionnelle. Doit-on se limiter aux griefs soulevés et aux articles signalés de la loi ? Doit-on aborder en auto-saisine le contrôle de la procédure d'élaboration de la loi ? Admet-on la recherche de cavaliers budgétaires, et les validations législatives de décisions illégales ? Y-a-t-il un demandeur et un défendeur ? Quid de l'oralité et de la publicité des arguments devant la Cour et les comparutions ? Problème des décisions qui s'imposent mais sans force exécutoire ? Quel effet au retrait d'une saisine ? Peut-il y avoir saisine seulement pour apprécier ou garantir la constitutionnalité, sans grief allégué ?

Problème spécifique au Mali : l'application de la compétence constitutionnelle de la Cour en tant « qu'organe régulateur des institutions et arbitre des conflits d'attribution » se réduit-elle aux dispositions de la loi organique lui faisant déclarer le caractère législatif ou réglementaire d'une loi, ou l'irrecevabilité en procédure parlementaire ? Qui peut la saisir d'autres conflits d'attributions ou d'autres dérégulations des institutions ou de l'activité des pouvoirs publics ?

Les normes de référence constituent un vaste sujet au coeur de la construction jurisprudentielle des cours constitutionnelles, et source de dialectiques affinées et raffinées de la doctrine ; il n'était pas question d'esquisser une « grille de lecture » à l'usage de la Cour Malienne, mais seulement de discuter de la possibilité à Bamako de se diriger dans les entrelacs des principes et des règles de sa Constitution pour tracer des voies structurantes au milieu d'impératifs divers voire successifs. Une des clés pouvait être une analyse de la Constitution malienne à partir de la construction française mettant en évidence des principes fondamentaux inscrits, des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, des principes politiques économiques et sociaux particulièrement nécessaires à notre temps, et des objectifs de valeur constitutionnelle.

Plus délicat encore le problème du rapport entre les normes ; les discussions nouées auront servi de ferment aux arguments à échanger lors des réunions futures de la Cour Malienne : hiérarchie entre les normes ? Confortement entre normes ? Les évolutions dans la mise en oeuvre des normes antérieures avec « l'effet cliquet anti retour » ? L'adéquation entre fins et moyens ? L'erreur manifeste d'appréciation ? Le principe de proportionnalité ? Les arbitrages entre normes ? Les limites des droits ? La réglementation d'un droit pour le rendre plus effectif ou le concilier avec d'autres ? etc... Cette énumération est un peu abstraite mais cette semaine de discussions a permis de l'illustrer par des cas concrets, certains puisés dans la sensibilité et les conceptions sociales propres au Mali.

Les questions des nuances dans la formulation des décisions des Cours constitutionnelles a posé à Bamako le problème du rôle de la Cour par rapport au législateur. Les participants ont été sensibles au fait que la seule issue qui serait donnée à la Cour de confirmer ou d'annuler une disposition législative inconstitutionnelle ou dont certaines conséquences inéluctables ou possibles seraient inconstitutionnelles conduirait à des censures nombreuses mal ressenties par le Parlement. Un considérant interprétatif au contraire permet de neutraliser un aspect, une conséquence, ou une application inconstitutionnels de la loi, et permet donc de « sauver » la loi en balisant ce quelle doit, ou non signifier. Chacun des membres de la Cour du Mali aura été attentif du peu de distance entre le fait de neutraliser en interprétant et le fait de compléter le travail du législateur, et donc attentif à la nécessité de ne pas franchir cette frontière. Chacun a pu depuis s'exercer à manier l'interprétation neutralisante, l'interprétation constructive ou l'interprétation directive.

Travail de mise en œuvre à la Cour

La 1ère urgence a été pour elle la construction d'un service juridique, le secrétariat administratif fonctionnant déjà sous l'autorité du Secrétaire général, soucieux de parachever une organisation qui s'inspirera de celle du Conseil à Paris. Les nouveaux locaux de la Cour à Bamako s'y prêteront : ils seront fonctionnels et solennels ; ils sont en voie d'achèvement. La documentation de base se met en place avec l'aide de juristes locaux, de professeurs et de l'Ecole nationale d'administration. Les liaisons sont étroites avec la Présidence de la République, le secrétariat général du gouvernement et le Ministère des Finances, animés du désir de donner à la Cour rapidement les moyens nécessaires à son bon démarrage malgré les restrictions budgétaires du moment.

Cinq décisions ont été prises à ce jour dont l'une relative au Code électoral, analysée dans un autre article de ces Cahiers, a été une illustration remarquée d'une application juridiquement forte des principes d'une éthique constitutionnelle assurée.


Déjà, ainsi, la Cour constitutionnelle du Mali, prend une place centrale et joue un rôle essentiel dans la structuration institutionnelle de la jeune république.

Dans le champ défini par une Constitution dont les caractéristiques reflètent à la fois les spécificités nationales et l'adhésion aux principes fondamentaux démocratiques universels, la Cour du Mali se veut, en Afrique, un exemple incontournable pour bâtir et faire respecter l'Etat de Droit ; c'est un pari qu'elle peut gagner.