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La loi et le règlement vus du droit communautaire

Loïc AZOULAI, Professeur à l'Université de Rouen, détaché auprès de la Cour de justice des Communautés Européennes

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 19 (Dossier : Loi et règlements) - janvier 2006

Fondamentale en droit positif français, la distinction du domaine de la loi et du règlement est inconnue dans l'ordre juridique de la Communauté. Que, dans cet ordre, on cherche à préciser les rapports entre les actes institutionnels à portée générale, l'on trouvera essentiellement de l'indistinction. Absente des fondements du système normatif communautaire, l'idée d'une distinction entre les actes législatifs et les actes administratifs n'en exerce pas moins un pouvoir d'attraction, ranimé par la récente tentative de « constitutionnalisation » du droit de l'Union. Mais il n'est question que d'un faux-semblant, qui définit l'état vers lequel tend l'Union (I).

Si, dans son ordre, la Communauté ne connaît pas une telle partition, quel sort réserve-t-elle à la distinction d'origine nationale ? À cette institution, comme à toutes celles de ses États membres qui relèvent de l'organisation interne des pouvoirs, la Communauté oppose la même indifférence. Pourvu que la mise en oeuvre de cette distinction n'affecte ni l'intégrité de ses règles ni l'effectivité de ses objectifs, elle n'y fera pas obstacle (II).

En revanche, le droit interne ne saurait tenir le droit communautaire en pareille condition. Il lui faut tenir compte de « l'existence d'un ordre juridique communautaire intégré à l'ordre juridique interne et distinct de l'ordre juridique international »(1) . Il en résulte des contraintes spécifiques, qui ont pour effet d'affecter les rapports internes de la loi et du règlement (III).

I. L'indistinction en droit communautaire

La distinction consacrée par la Constitution de 1958 n'a pas d'équivalent dans l'ordre juridique de la Communauté. Le travail de requalification auquel doit procéder le Conseil d'État dans le cadre de la procédure prévue à l'article 88-4 de la Constitution en atteste. Afin de déceler les dispositions de nature législative, il lui faut analyser tout projet d'acte communautaire comme s'il s'agissait d'un acte de droit interne, sans égard pour les catégories du droit communautaire. C'est que celles-ci répondent à une toute autre logique(2) .

A. La différenciation des actes

Le système des actes établis par l'article 249 du traité CE (essentiellement le règlement, la directive et la décision) ne repose pas sur une différenciation formelle. À chaque type d'acte, on ne peut associer un organe, une procédure et un pouvoir. Il n'y a pas non plus de différenciation par matières semblable à celle que consacrent les articles 34 et 37 de la Constitution. Sous réserve de précision prévue par le traité, les institutions sont libres de choisir entre les actes de l'article 249 pour remplir leurs missions dans les domaines d'attribution de la Communauté. Si, en certaines matières, le traité impose l'usage d'un instrument spécifique, ce n'est point en vertu de l'importance de la matière considérée, mais en fonction de la nature de la compétence reconnue dans ce domaine à la Communauté(3) . Ainsi, en principe, le choix de la directive s'impose dans les domaines pour lesquels les États membres retiennent une compétence étendue, tandis que les domaines les plus intégrés appellent le choix du règlement.

La distinction des actes établie par le traité repose sur deux critères substantiels : la complétude et la généralité. En tant qu'il est complet et général, le règlement est justement qualifié de « véritable pouvoir européen »(4) . Par lui, la Communauté exerce sur le droit des États membres une double action : elle contraint et elle unifie. Au contraire, la directive n'est ni complète, puisqu'elle ne lie les États que quant au résultat à atteindre, ni générale et impersonnelle, puisqu'elle désigne son ou ses destinataire(s). Quant à la décision, elle se définit comme un acte complet dépourvu de généralité. La pratique s'est chargée, cependant, d'atténuer ces distinctions. Remarquable est l'évolution qui a conduit la Communauté à multiplier, d'abord, les directives adressées à l'ensemble des États membres et au contenu si détaillé qu'elles en paraissaient « réglementaires », puis à se tourner vers les directives d'harmonisation minimale ou les réglementations cadres qui offrent le plus de liberté possible aux États membres. Elle n'est que le reflet des différents états de l'intégration.

En droit communautaire, les actes ne se conçoivent pas comme les attributs de pouvoirs étanches qui s'équilibrent. Ce sont les instruments d'un projet d'intégration juridique, au service d'une union économique et politique. Il convient donc de se les représenter comme les éléments d'un système unique et dynamique, produit et encadré par les objectifs inscrits dans le traité. Suivant cette conception, les institutions communautaires sont elles-mêmes des organes de mission. Elles ont la responsabilité de poser toutes les règles générales et particulières nécessaires à la mise en oeuvre du traité, dont le caractère « constitutionnel » a été établi par la Cour de justice(5) . Une telle responsabilité ne se délègue pas(6) . Si la distinction de la loi et du règlement trouve à s'appliquer ici, elle n'est pas dans le système communautaire, mais plutôt entre le système communautaire et les systèmes nationaux. Dans les domaines circonscrits par le traité, la Communauté dispose de la compétence législative et les États membres du pouvoir d'exécution(7).

B. L'unité de régime

Le système admet, néanmoins, qu'il puisse y avoir une différenciation au sein de sa production normative, entre les actes de portée générale. Il faut y voir le produit de nécessités pratiques dans le cadre de compétences étendues. Il est des cas, en effet, dans lesquels la bonne application du traité exige de confier l'administration de certains secteurs aux institutions communautaires elles-mêmes. Et il est vrai que se dessine, alors, une répartition rationnelle des tâches et des procédures : au Conseil et au Parlement la compétence de légiférer, à la Commission celle de gérer les domaines légiférés. Mais il serait abusif d'en inférer une stricte séparation des organes. En témoigne le droit du Conseil de se réserver, en certains cas, un pouvoir d'exécution des règles qu'il pose. Corrélativement à cette répartition de fonctions s'affirme, dans la jurisprudence, une distinction entre les actes qui trouvent directement leur base dans le traité, qu'il est loisible d'appeler actes législatifs, et les actes pris en application de ceux-ci, lesquels peuvent être regardés comme des actes d'exécution(8) . Des premiers relèvent « les éléments essentiels de la matière à régler », tandis que les détails techniques d'application sont du ressort des seconds.

Cette distinction n'impose, toutefois, que des contraintes très faibles au prétendu pouvoir d'exécution. La Cour admet que la Commission dispose de larges pouvoirs d'appréciation dans la détermination des modalités d'application(9) . Au reste, il n'est pas rare qu'elle reconnaisse à cette institution, agissant en tant qu'autorité d'application d'un texte de base, le titre de « législateur communautaire »(10) .

Au surplus, sur le plan contentieux, la Cour de justice ne distingue pas entre la qualité du pouvoir discrétionnaire reconnu aux institutions dans leurs fonctions de législation ou d'exécution. Elle n'oppose, en toutes circonstances, à l'exercice d'un tel pouvoir qu'un contrôle limité(11) . En outre, elle soumet tous les actes généraux, qu'elle qualifie indistinctement d'« actes normatifs »(12) , au même régime. Elle a créé pour eux un régime protecteur qui limite le droit de recours des particuliers et restreint les moyens de les contrôler au fond(13) .

Il faut donc admettre l'unité de la production juridique générale de la Communauté. Comment apprécier, à cet égard, le changement qui avait été opéré par le traité établissant une Constitution pour l'Europe(14) ? L'essentiel, de ce point de vue, est que le texte distingue clairement entre les actes législatifs et les actes non législatifs de l'Union(15) . Les premiers sont associés à une forme (la loi et la loi-cadre européennes), à un pouvoir (la fonction législative est confiée au couple Parlement-Conseil), et à une procédure (la procédure législative dite ordinaire associant la Commission, le Parlement et le Conseil). Nous voici donc, semble-t-il, en terrain de connaissance. Remarquons, cependant, qu'il n'est fait état ici d'aucun domaine assigné au législateur. Tout ce que l'on peut tirer des dispositions pertinentes est qu'il incombe à celui-ci de déterminer les éléments essentiels de la matière dont il déciderait de s'emparer(16) . Le reste des éléments normatifs relève des « actes non législatifs », qui sont adoptés par le Conseil ou la Commission, sous la forme de règlements ou de décisions. Du point de vue formel, ces actes se distinguent des actes législatifs par l'absence d'intervention du Parlement(17). Du point de vue matériel, ils sont multiples : actes d'exécution de la législation, ils conservent aussi un domaine d'autonomie réservé pour la mise en oeuvre directe de certaines dispositions du traité et peuvent revêtir, en outre, la nature d'une législation déléguée. Ainsi, c'est encore par défaut qu'ils se définissent le mieux. Sont actes d'exécution ceux qu'il faut retirer à la compétence des États membres lorsque l'uniformité d'application du droit de l'Union est en jeu. Sont actes autonomes ceux qu'il convient de soustraire à la compétence du Parlement aux fins d'assurer la gestion de matières sensibles. Enfin, les actes délégués sont ceux que l'on doit confier à la Commission parce qu'elle seule possède les moyens techniques de compléter la législation adoptée.

Dans un tel système, les actes législatifs, pourvus d'une nouvelle légitimité, bénéficient d'un régime spécifique, dont l'application est déterminée par un critère formel(18) . Il est certain que la Constitution européenne opérait ainsi un bouleversement. Au lieu d'un système dynamique uniquement déterminé par la poursuite des objectifs du traité, elle met en place un système « étatisé » qui repose non seulement sur l'idée d'une unité économique et politique mais également sur la volonté d'un corps souverain, divisé entre les peuples de l'Union et les États membres. Il convient, toutefois, de ne point exagérer la portée du changement. D'une part, il fut en large part préparé par l'évolution du système communautaire(19) . D'autre part, bien qu'il introduise des éléments d'étatisation, le système demeure, pour l'essentiel, animé par une logique fonctionnelle qui attribue, dans les domaines de compétence de l'Union, la responsabilité législative à ses institutions et confie aux États membres la compétence d'exécution(20) .

II. L'indifférence du droit communautaire

Si telle est et demeure la fonction essentielle reconnue aux États membres par le système communautaire, comment peut-il recevoir le couple national de la loi et du règlement ? Certes, il ne s'y oppose pas. Mais il ne l'avalise pas non plus. Le principe est celui de l'indifférence, qui n'exclut pas l'expression de certaines préférences.

A. Le principe de l'indifférence

Il se manifeste à trois égards.

Indifférence, d'abord, quant à la forme que prennent les mesures nationales prescrites par le droit communautaire. Dans le cas où la mise en oeuvre d'un texte communautaire incombe aux autorités nationales, « il convient d'admettre qu'en principe cette application se fasse dans le respect des formes et procédures du droit national »(21) . C'est là une expression typique du principe d'autonomie institutionnelle, qui s'applique à toutes les interventions des États membres prescrites en exécution ou en complément du droit communautaire(22) .

Indifférence, ensuite, quant à la qualification des mesures proscrites. En matière d'interdiction de restriction à la liberté de circulation des marchandises, par exemple, il importe peu que la mesure nationale visée ait la nature d'une mesure d'ordre législatif, réglementaire ou administratif(23) . Aux yeux de la Cour, il est indifférent que les mesures prises en violation du droit communautaire procèdent d'un acte législatif ou d'un acte administratif, qu'elles résultent d'une difficulté surgie lors de la procédure parlementaire ou qu'elles soient le fait du Parlement(24). Elle demande l'adéquation de toute mesure et de tout pouvoir, quelle que soit leur nature, aux exigences de l'intégration(25) .

Indifférence, enfin, quant à la nature des mesures auxquelles renvoient les dispositions communautaires. Il arrive très souvent qu'un texte communautaire opère un renvoi à la législation ou au droit national en vue de compléter la formulation de ses propres normes. En ce cas, la règle est qu'il incorpore le droit national en vigueur, sans discrimination selon le contenu ou selon la forme(26) , s'autorisant, tout au plus, à en contrôler l'existence et, éventuellement, l'interprétation(27) .

B. L'expression des préférences

Un droit tel que le droit communautaire ne peut afficher une totale indifférence à l'égard des formes de réalisation de ses normes. À les ignorer, il s'expose au risque de compromettre deux exigences essentielles dont il se veut également porteur : l'effectivité et l'uniformité d'application du droit communautaire(28) . C'est pourquoi, s'il est exclu de remettre en cause l'autonomie dont bénéficient les États membres dans l'exécution de leurs obligations communautaires, il n'est pas interdit de l'encadrer(29) .

Il est naturellement porté à préférer les moyens d'application les mieux adaptés. Or, il se trouve que les procédures législatives peuvent présenter des difficultés et des lourdeurs incompatibles avec une mise en oeuvre efficace du droit communautaire(30) . Il est de fait qu'en France l'intégration communautaire a provoqué un « déplacement des responsabilités », au profit du pouvoir réglementaire(31) . Telle est logiquement la règle lorsqu'il s'agit d'exécuter des règlements communautaires. Mais semblable déplacement s'observe, en pratique, en matière de transposition des directives. Sans doute un tel affaiblissement du pouvoir normatif du Parlement est-il risqué. Il y a lieu de craindre des résistances et une « délégitimation » du droit communautaire. Aussi la Constitution a-t-elle pris soin d'organiser une procédure d'association du Parlement au processus de négociation communautaire (art. 88-4). De là également la volonté, réaffirmée par la Constitution européenne, d'associer les Parlements nationaux au processus de décision européen.

Mais il arrive aussi que le droit communautaire favorise la voie législative. Ce peut être par un simple effet de substitution. La jurisprudence communautaire exige que les États membres procèdent à l'élimination des dispositions nationales contraires au droit communautaire au moyen de dispositions de même valeur juridique que celles qui doivent être modifiées(32) . Cela se comprend sans mal : c'est toujours l'effectivité qui est visée. La voie législative peut aussi être favorisée par l'effet d'un effort d'élévation. Les États membres ou la Communauté elle-même, se fondant sur les conceptions juridiques communes aux États membres, reconnaissent une valeur législative à la matière régie, en tout ou en partie, par le droit communautaire. Citons, en ce sens, la matière pénale(33) ou celle des droits fondamentaux(34) . Il reste que cette exigence de « légalisation » est appliquée avec souplesse. La Cour admettra volontiers que la réalisation du droit communautaire passe par d'autres procédés, pourvu qu'ils comportent des effets équivalents(35) .

III. Les effets du droit communautaire sur les rapports internes de la loi et du règlement

On connaît déjà la faiblesse de la distinction consacrée en 1958. La « révolution » préparée par les constituants n'a pas eu lieu. Sous le poids de la tradition et l'effet des pratiques constitutionnelles, l'évolution est allée à la restauration de l'autorité et de l'empire de la loi. Il faut maintenant se demander si l'intégration juridique communautaire imprime aux rapports de la loi et du règlement le même infléchissement. Sur ce point, les solutions retenues par la pratique et la jurisprudence sont plus difficiles à synthétiser qu'on ne le dit généralement. Distinguons. Il est évident que le pouvoir réglementaire s'en trouve renforcé. Mais cela ne saurait être sans limites.

A. L'émancipation du pouvoir réglementaire

Le système communautaire est à l'origine d'une fonction d'exécution du droit communautaire, et cette fonction dévolue aux États membres correspond à l'exercice d'une compétence liée(36) . Il est tentant dès lors d'opérer un rapprochement entre la règle communautaire et la loi dans l'ordre interne, et de se tourner pour son exécution vers le pouvoir auquel la Constitution assigne la fonction d'appliquer la loi. Tel est le raisonnement, certes contestable, qu'a adopté le Conseil d'État dans un fameux avis du 20 mai 1964. Il y déclarait : « Le Gouvernement lorsqu'il assure l'exécution des dispositions directement applicables des traités ainsi que des règlements et décisions de la Communauté européenne étant dans la même situation que lorsqu'il applique une loi interne, il en résulte que les mesures d'application desdits actes seront normalement prises par voie réglementaire(37) . » C'est l'idée que les règlements sont en quelque sorte « couverts » par les règlements communautaires qu'ils se bornent à appliquer, dans la mesure où ceux-ci n'offrent, en tout état de cause, aucune marge d'appréciation aux autorités nationales. Pareille analyse a pu trouver un appui dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel affirmant qu'une perturbation dans l'ordre des compétences internes n'est que « la conséquence d'engagements internationaux souscrits par la France et entrés dans le champ de l'article 55 de la Constitution »(38) .

Sans doute cette analyse est-elle limitée à certains règlements communautaires. Elle n'est pas transposable au cas de la transposition des directives, en raison de leur caractère incomplet. Mais l'on sait qu'en ce cas l'exécution peut toujours être confiée au Gouvernement, par le jeu des ordonnances de l'article 38, et par conséquent au contrôle du juge administratif, du moins tant que l'ordonnance conserve la nature d'acte administratif. La pratique confirme que la quasi-totalité des actes d'exécution du droit communautaire relève du pouvoir réglementaire.

Or, il apparaît que le pouvoir réglementaire exercé dans le cadre communautaire obéit à un régime particulier. D'une part, il s'agit d'un pouvoir protégé. S'il se borne à exécuter des dispositions communautaires obligatoires, il n'a pas à craindre la censure(39) . Cette jurisprudence a été analysée comme le fait d'un « écran communautaire »(40) ou bien d'une « inclusion » du règlement dans le texte communautaire nanti d'une valeur législative(41). En fait, le règlement faisant une exacte application du droit communautaire semble répondre à une « exigence constitutionnelle »(42) . Par là, sa légalité est assurée, en dehors de tout fondement « législatif », et il n'y a pas à rechercher, dans l'ordre juridique interne, d'autre source d'invalidité. D'autre part, dans ce cadre, le pouvoir réglementaire est en quelque sorte « libéré ». Il n'est plus vrai que « la loi, là où elle existe, s'impose à l'Administration »(43) . Encore faut-il que celle-ci ne s'oppose pas aux « engagements internationaux de la France », et notamment à ses engagements européens(44) . En présence d'une disposition législative incompatible avec eux, le pouvoir réglementaire est libre de se soustraire à l'obligation de l'appliquer(45) . Liberté qui ne va pas sans responsabilité(46) . Celle de s'opposer à toute nouvelle loi incompatible avec les règles communautaires, en recherchant même, s'il le faut, sa « délégalisation »(47).

B. Les limites et les conséquences de l'émancipation

On pourrait croire ainsi que l'intégration est à l'origine d'un nouveau pouvoir réglementaire autonome, qui tirerait directement compétence d'une habilitation communautaire. Mais il n'en est rien. La jurisprudence paraît désormais ferme à rappeler que l'exercice de la compétence réglementaire, dans tous les cas où est en cause le droit communautaire, doit procéder d'une habilitation interne. Le plus nettement, en 2003, le Conseil d'État déclare que « s'il appartient, le cas échéant, aux ministres, dans l'hypothèse où des dispositions législatives se révéleraient incompatibles avec des règles communautaires, de donner instruction à leurs services de n'en point faire application, les ministres ne peuvent en revanche trouver dans une telle incompatibilité un fondement juridique les habilitant à édicter des dispositions de caractère réglementaire qui se substitueraient à ces dispositions législatives »(48) . En revanche, en présence de dispositions législatives incompatibles, le ministre compétent, saisi d'une demande en ce sens, n'est pas en droit de refuser d'exercer, dans le respect du droit communautaire, la compétence réglementaire qu'il tient d'une autre disposition législative(49) .

Ainsi, ce ne sont pas seulement les exigences inhérentes à la hiérarchie des normes résultant de l'article 55 de la Constitution qui sont respectées ; celles qui découlent de l'ordre des compétences internes doivent l'être aussi. Cette jurisprudence complexe ne suggère pas que, sous l'effet du droit communautaire, les hiérarchies se renversent. Elle révèle un jeu à deux niveaux : celui de l'habilitation constitutionnelle qui fonde l'obligation d'assurer effectivement l'application du droit communautaire ; celui de l'habilitation législative qui justifie l'exercice de la compétence réglementaire.

Ce jeu permet de reporter la plus grande partie des obligations incombant à l'État au titre de l'exécution du droit communautaire sur le pouvoir réglementaire, sans pour autant remettre en cause la hiérarchie des fonctions de l'État. Du coup, le champ des contraintes résultant de l'intégration du droit communautaire se trouve limité, tandis que le pouvoir législatif est, dans la mesure du possible, préservé, et que le juge administratif devient le gardien naturel de l'effectivité du droit communautaire. Mais, ce système soulève une interrogation. Si les normes communautaires se déploient dans un cadre établi par la Constitution, faut-il qu'elles demeurent soumises aux dispositions de celle-ci ? L'habilitation autorisant les autorités administratives à faire prévaloir les normes d'origine communautaire doit-elle céder devant l'obligation de faire respecter les dispositions de la Constitution ? Selon l'affirmation célèbre du juge administratif, « la suprématie conférée par l'article 55 de la Constitution aux engagements internationaux ne s'applique pas, dans l'ordre interne, aux dispositions de nature constitutionnelle »(50) . Mais, à présent, doit-on distinguer entre ces dispositions ? Faut-il, pour qu'on les tienne pour opposables aux normes d'origine communautaire, qu'elles soient spécifiques ou « expresses » au sens de la jurisprudence constitutionnelle la plus récente(51) ? Dans les conditions de système actuel, il n'y a plus que le choix entre la voie d'une résistance limitée, qui intègre les normes communautaires en les assujettissant à la norme suprême de l'ordre interne, et celle d'une collaboration conditionnée, qui admet l'autorité « constitutionnelle » des normes communautaires pourvu seulement qu'elles n'affectent pas l'acquis constitutionnel fondamental.

(1) Cons. const., déc. n° 2004-505 DC du 19 nov. 2004, Traité établissant une Constitution pour l'Europe, cons. 11.
(2) V., en général, P.-Y. Monjal, Les normes de droit communautaire, PUF, 2000.
(3) V. ainsi, par ex., marquant une préférence pour l'instrument de la directive, art. 44, § 1, 52, § 1, 86, § 3 ou 94 du traité CE.
(4) J.-V. Louis, « L'ordre juridique communautaire », Office des publications officielles des Communautés européennes, Luxembourg, 6e éd., 1993.
(5) CJCE, 23 avr. 1986, Les Verts c/ Parlement, aff. 294/83, point 23, Rec. p. 1365.
(6) Dans le sens d'une « incompétence négative » opposée à la Commission, CJCE, 30 oct. 1975, Rey Soda, aff. 23/75, point 25, Rec. p. 1279.
(7) Il est même possible de déceler trace d'une théorie communautaire de la « loi-écran » dans la jurisprudence de la Cour qui veut qu'une réglementation nationale adoptée dans un domaine qui a fait l'objet d'une harmonisation exhaustive au niveau communautaire doit être appréciée au regard des dispositions de cette mesure d'harmonisation et ne saurait l'être au regard du droit « constitutionnel » communautaire (CJCE, 13 déc. 2001, Daimler-Chrysler, aff. C-342/99, point 32, Rec. p. I-9897).
(8) CJCE, 17 déc. 1970, Köster, aff. 25/70, point 6, Rec. p. 1161.
(9) V., par ex., CJCE, 27 oct. 1992, Allemagne c/ Commission, aff. C-240/90, points 36 à 39, Rec. p. I-5383 ; 17 nov. 1995, Pays-Bas c/ Commission, aff. C-478/93, point 32, Rec. p. I-3081 ; 4 févr. 1997, Belgique et Allemagne c/ Commission, aff. jtes C-9/95, C-23/95 et C-156/95, points 40 et 41, Rec. p. I-645.
(10) V., par ex., CJCE, 11 juill. 1989, Schräder, aff. 265/87, point 22, Rec. p. 2237. Il est, du reste, significatif que, d'après la décision Comitologie du Conseil du 28 juillet 1999 (JOCE L 184/23), l'exécution puisse comporter des mesures de portée générale visant à l'application des éléments essentiels de l'acte de base.
(11) V. D. Ritleng, « Le juge communautaire de la légalité et le pouvoir discrétionnaire des institutions communautaires », AJDA 1999, p. 645. La seule distinction que l'on puisse tenter d'introduire concerne non pas le niveau mais la nature du pouvoir exercé, laquelle est soit politique soit technique (en ce sens, conclusions de l'avocat général Léger dans l'affaire Pays-Bas c/ Commission, C-26/00, présentées le 17 févr. 2005, non encore publiées au Recueil, et J. Molinier, « Le contrôle juridictionnel et ses limites : à propos du pouvoir discrétionnaire des institutions communautaires », in J. Rideau (dir.), De la Communauté de droit à l'Union de droit, LGDJ, 2000).
(12) V. R. Kovar, « L'identification des actes normatifs en droit communautaire », in Mélanges en hommage à Michel Waelbroeck, Bruylant, 1999.
(13) V. P. Cassia, L'accès des personnes physiques ou morales au juge de la légalité des actes communautaires, Dalloz 2002, p. 335.
(14) JOCE 2004, C 310/1. Faute de ratification unanime des États signataires, ce texte n'entrera pas en vigueur.
(15) Art. I-33 et s. V. les analyses de C. Blumann, « Actes législatifs et mesures d'exécution dans le projet de Constitution pour l'Europe », in Études en l'honneur de J.-C. Gautron, Pedone, 2004 ; E. David et D. Ritleng, « Les actes de l'Union », in V. Constantinesco, Y. Gautier et V. Michel (dir.), Le Traité établissant une Constitution pour l'Europe, PU de Strasbourg, 2005.
(16) C'est ce que l'on peut inférer de l'article I-36 relatif aux « règlements européens délégués » (qui sont en réalité une législation déléguée), mais on peut penser qu'il en va a fortiori ainsi dans le cadre des rapports entre actes législatifs et actes d'exécution.
(17) Le Parlement n'intervient ici que pour contrôler les conditions de la délégation législative.
(18) Cette spécificité se remarque aussi au contentieux. L'assouplissement des conditions de recours des particuliers à l'encontre des seuls actes réglementaires ne comportant pas de mesures d'exécution, à l'exclusion des actes législatifs, en est l'illustration (v. art. III-365, § 4).
(19) V. notre étude sur « La Constitution et l'intégration. Les deux sources de l'Union européenne en formation », RFDA, sept.-oct. 2003, p. 859.
(20) Aux termes (imparfaits) de l'article I-37 du traité constitutionnel, « les États membres prennent toutes les mesures de droit interne nécessaires pour la mise en oeuvre des actes juridiquement contraignants de l'Union ».
(21) CJCE, 11 févr. 1971, Fleischkontor, aff. 39/70, point 4, Rec. p. 49.
(22) V. J. Rideau, « Le rôle des États membres dans l'application du droit communautaire », AFDI, 1972, p. 864.
(23) V., par ex., CJCE, 27 mai 1986, Legia, aff. jtes 87 et 88/85, point 8, Rec. p. 1707.
(24) V., en matière de manquement, CJCE, 5 mai 1970, Commission c/ Belgique, Rec. p. 237. De même, sur le principe de responsabilité de l'État pour violation par le législateur du droit communautaire, CJCE, 5 mars 1996, Brasserie du pêcheur et Factortame, aff. jtes C-46 et 48/93, Rec. p. I-1029, avec toutes les réserves que suscite l'application en France du principe de la responsabilité du fait des lois (v., cependant, TA Clermont-Ferrand, 23 sept. 2004, Société anonyme Fontanille; note C. Weisse-Marchal, AJDA 2005, p. 387).
(25) Il convient cependant de réserver le cas des actes et des pouvoirs juridictionnels, pour lesquels la Cour retient les mêmes principes mais applique un régime particulier : v. CJCE, 30 sept. 2003, Köbler, aff. C-224/01, Rec. p. I-10239 et 9 déc. 2003, Commission c/ Italie, aff. C-129/00, Rec. p. I-14637.
(26) Il peut arriver que le texte communautaire précise le sens de la notion de « législation » nationale, mais c'est alors le sens le plus large qui est retenu, comprenant lois, règlements et toutes mesures d'application (v., par ex., règlement 1408/71 relatif à l'application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs migrants, JOCE 1997 L 28/4, art. 1er sous j).
(27) V., par ex., sur la directive 93/104 concernant certains aspects de l'aménagement du temps de travail (JOCE 1993, L 307/8) qui définit la notion de temps de travail en partie par renvoi aux « législations et/ou pratiques nationales », CJCE, 9 sept. 2003, Jaeger, aff. C-151/02, point 58, Rec. p. I-8389.
(28) V. K. Boskovits, Le juge communautaire et l'articulation des compétences normatives entre la Communauté européenne et ses États membres, Bruylant, 1999, p. 346 et s.
(29) Sur le principe de l'encadrement, v. D. Simon, Le système juridique communautaire, PUF, 3e éd., 2001, p. 413.
(30) V. Assemblée nationale, Rapport d'information sur la transposition des directives européennes, n° 1709, juill. 2004.
(31) V., déjà, P. Reuter, Organisations européennes, PUF, 2e éd., 1970, p. 220. Pour une étude récente de droit comparé, T. Georgopoulos, La séparation horizontale des pouvoirs en France et en Allemagne à l'épreuve du droit communautaire : la fonction de contre-pouvoir, Dalloz 2005.
(32) V. CJCE, 8 juill. 1999, Commission c/ France, aff. C-304/98, point 11, Rec. p. I-4927. Par ces formules, la Cour condamne généralement l'argument selon lequel de simples pratiques administratives conformes au droit communautaire pourraient remédier au manquement.
(33) V. CJCE, 7 janv. 2004, Procédure pénale c/ X., aff. C-60/02, point 61, Rec. p. I-651.
(34) La Charte des droits fondamentaux de l'Union ne cesse de faire appel aux lois nationales pour encadrer l'exercice des droits consacrés (par ex., droit au mariage, liberté de penser, droit de propriété, droit d'accès aux prestations sociales, etc.).
(35) V. CJCE, 23 mai 1985, Commission c/ Allemagne, aff. 29/84, point 23, Rec. p. 1661.
(36) V. CJCE, 17 déc. 1970, Scheer, aff. 30/70, Rec. p. 1197 ; plus explicitement, v. conclusions de l'avocat général Mischo sous l'arrêt Francovich (aff. jtes C-6 et 9/90, Rec. 1991, p. 5357), § 47.
(37) Cité par P.-H. Teitgen, « L'application du droit communautaire par le législatif et l'exécutif français », in J. Rideau (dir.), La France et les Communautés européennes, LGDJ, 1975. Également, CE, 1er oct. 1993, Fédération nationale de la propriété agricole, req. n° 91742 ; v., cependant, CE, Ass., 11 juill. 2001, Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles, req. n° 219494 et s.
(38) Déc. n° 77-90 DC du 30 déc. 1977, Dernière loi de finances rectificative pour 1977, cons. 3.
(39) V. CE, 18 janv. 1974, Union des minotiers de la Champagne, req. n° 81660 ; CE, Sect., 22 déc. 1978, Syndicat viticole des Hautes Graves de Bordeaux, req. n° 97730 et s.; CE, 1er oct. 1993, Fédération nationale de la propriété agricole, req. n° 91742.
(40) V. R. Kovar, « Le droit national d'exécution du droit communautaire : essai d'une théorie de ''écran communautaire'' », in Mélanges en hommage à J. Boulouis, Dalloz, 1991.
(41) V. P. Delvolvé, note sous CE, Sect., 22 déc. 1978, Syndicat viticole des Hautes Graves de Bordeaux, D. 1979, p. 127.
(42) V., à propos de la transposition d'une directive, déc. n° 2004-96 DC du 10 juin 2004, Loi pour la confiance dans l'économie numérique, cons. 7.
(43) G. Vedel, Droit administratif, PUF, 1964, p. 197 ; CE, Ass., 27 nov. 1964, Vve Renard, Rec. p. 590.
(44) CE, 28 juill. 2000, Association France Nature Environnement, req. n° 204024.
(45) CE, 24 févr. 1999, Association de patients de la médecine d'orientation anthroposophique, req. n° 195354.
(46) Sur les obligations qui en découlent pour l'administration, v. G. Alberton, « Les autorités administratives françaises : obligations de faire et de ne pas faire », RFDA, janv.-févr. 2002, p. 1.
(47) CE, Sect., 3 déc. 1999, Association ornithologique et mammologique de Saône-et-Loire, req. n° 164789 et s.
(48) CE, 30 juill. 2003, Association Avenir de la langue française, req. n° 245076. V. l'analyse de D. Ritleng, RTD eur. 2004, p. 337.
(49) CE, Sect., 3 déc. 1999, Association ornithologique et mammologique de Saône-et-Loire, req. n° 199622 et s.; dans le même sens, CE, 28 déc. 1992, Fédération nationale des exploitants d'abattoirs, req. n° 123900 et s.
(50) CE, Ass., 30 oct. 1998, Sarran, req. n° 200286, GAJA n° 113 ; CE, 3 déc. 2001, Syndicat national des industries pharmaceutiques, req. n° 226514.
(51) V., à cet égard, les points de vue divergents de B. Genevois, « Le Conseil constitutionnel et la primauté du droit communautaire », RFD adm., mars-avr. 2005, p. 239, et P. Cassia, « Le juge administratif, la primauté du droit de l'Union européenne et la Constitution française », RFD adm., mai-juin 2005, p. 465.