Page

Présentation du Tribunal fédéral suisse comme autorité de juridiction constitutionnelle

André JOMINI, Greffier et conseiller scientifique, Tribunal fédéral suisse, Lausanne

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 18 (Dossier : Suisse) - juillet 2005

Préambule

La Confédération suisse est un État fédéral dont les principales institutions ont été mises en place à la fin du XIXe siècle. Une autorité judiciaire suprême permanente a été créée en 1874 : le Tribunal fédéral, dont le siège n'est pas dans la ville fédérale, Berne, mais à Lausanne, en Suisse romande. Dans un pays où chacun des vingt-six cantons dispose d'une organisation judiciaire complète et adopte sa propre législation dans ses domaines de compétences, la tâche première de la Cour suprême est d'assurer une certaine cohérence dans l'application des différentes normes cantonales, le respect des droits fondamentaux et le développement de garanties de procédure sur l'ensemble du territoire national. Tel a été d'emblée, et tel est toujours le rôle du Tribunal fédéral. Ses attributions ont été augmentées, au fur et à mesure des évolutions politiques, sociales et juridiques, et elles couvrent maintenant la plupart des domaines du droit. La législation fédérale devient en effet de plus en plus importante, au détriment des lois cantonales, et le Tribunal fédéral a vu s'ajouter à ses tâches de juridiction constitutionnelle des compétences de contrôle de la bonne application du droit civil, pénal et administratif fédéral.

En tant qu'autorité de juridiction constitutionnelle, le Tribunal fédéral suisse n'est pas organisé de la même manière que les Cours constitutionnelles (ou Conseil constitutionnel, Verfassungsgericht, etc.) des États européens voisins ; il n'a pas non plus les mêmes compétences. On tentera de décrire brièvement ci-dessous le système helvétique, en signalant quelques particularités.

Le Tribunal fédéral dans le système fédéraliste

La Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 (Cst.) - qui remplace l'ancienne Constitution du 29 mai 1874, dont elle reprend du reste l'essentiel des dispositions - définit le Tribunal fédéral comme « l'autorité judiciaire suprême de la Confédération » (art. 188, al. 1 Cst.). Ses attributions relèvent aussi bien de la juridiction constitutionnelle (art. 189 Cst.) que de la juridiction civile, pénale et administrative (art. 190 Cst.). En d'autres termes, la Cour suprême est, en Suisse, à la fois une Cour constitutionnelle et, en dernière instance, une autorité de recours ou de cassation dans les différents domaines du droit fédéral.

Dans l'organisation de l'État fédéral suisse, l'administration de la justice est, traditionnellement, avant tout l'affaire des cantons. La Confédération compte vingt-six cantons, et partant vingt-six organisations judiciaires complètes à ce niveau (certains cantons ayant du reste même institué une Cour constitutionnelle). Le système de justice « cantonalisée » est sans doute une particularité du fédéralisme suisse. Il n'est, en particulier, pas comparable au régime des États-Unis d'Amérique, dans lequel se côtoient et se superposent deux organisations judiciaires complètes, celle de chacun des États et celle de l'Union.

La justice fédérale ne se limite cependant pas à la Cour suprême. Des autorités judiciaires de première instance ou des autorités de recours inférieures ont également été instituées par la Confédération au cours du XXe siècle, dans des domaines spécifiques. Ainsi, dans le champ d'application de certaines lois fédérales, le contentieux administratif relève de commissions fédérales de recours, destinées à être regroupées bientôt au sein d'un Tribunal administratif fédéral (lequel devrait voir le jour en 2007). Par ailleurs, un Tribunal pénal fédéral a été créé en 2004, qui est compétent, à la place des tribunaux cantonaux, pour la poursuite et le jugement de certains délits ; cela a également permis de décharger le Tribunal fédéral de certaines attributions en matière pénale. Ces commissions et tribunaux fédéraux inférieurs prennent des décisions qui peuvent être déférées au Tribunal fédéral. Ils n'ont en outre pas d'attributions spécifiques en matière de juridiction constitutionnelle.

Le Tribunal fédéral assume, en définitive, un double rôle. Il lui incombe d'une part, en tant qu'autorité supérieure de dernière instance, de faire respecter la législation fédérale et de veiller à son application uniforme par les autorités inférieures (souvent des tribunaux cantonaux - il n'y a en revanche pas d'instance fédérale chargée de contrôler librement si le droit cantonal est bien appliqué car le Tribunal fédéral se limite à examiner si l'application du droit cantonal respecte le droit fédéral). D'autre part, le Tribunal fédéral a pour fonction de veiller au respect de la Constitution fédérale et des Constitutions des cantons, notamment de protéger les droits constitutionnels ou les droits fondamentaux des particuliers.

L'organisation du Tribunal fédéral

Le premier Tribunal fédéral permanent a été institué par la Constitution fédérale de 1874. Auparavant, sous l'empire de la première Constitution fédérale, de 1848, le Tribunal fédéral était une autorité mineure, siégeant occasionnellement, et les principales compétences juridictionnelles de la Confédération appartenaient au Parlement. Le chapitre de la Constitution consacré au Tribunal fédéral est assez bref car les questions d'organisation et de procédure relèvent de la loi (art. 188, al. 2 Cst.). Ces dispositions figurent actuellement dans la loi fédérale d'organisation judiciaire du 16 décembre 1943 (OJ).

Cette loi a été l'objet de révisions fréquentes. Sur le plan de l'organisation, il convient de mentionner à titre préliminaire qu'en 1968, le législateur fédéral a décidé que le Tribunal fédéral des assurances (TFA), autorité de recours spéciale, était en quelque sorte intégré dans le Tribunal fédéral ; plus précisément, selon les termes de l'article 122 OJ, « le Tribunal fédéral des assurances tient lieu de cour des assurances sociales du Tribunal fédéral, organisée de façon autonome ». Cette autonomie se traduit notamment par le choix d'un autre siège. Depuis l'origine, le siège du Tribunal fédéral (TF) est à Lausanne ; celui du Tribunal fédéral des assurances (TFA) est à Lucerne. Signe de la constante recherche d'équilibres qu'implique l'organisation fédéraliste du pays, les autorités judiciaires suprêmes n'ont pas été installées à Berne, où siègent le parlement et le gouvernement fédéraux. Dans l'état actuel, le TF et le TFA doivent assurer une certaine coordination de leurs jurisprudences respectives (art. 127 OJ). Ils fonctionnent cependant de manière bien distincte. Une présentation complète de la juridiction de droit public devrait certes englober ces deux tribunaux mais on se bornera, dans cet exposé consacré à la juridiction constitutionnelle en Suisse, à évoquer le rôle, l'organisation et les activités du Tribunal fédéral (TF), à l'exclusion de ceux du Tribunal fédéral des assurances (TFA).

Le nombre de membres du Tribunal fédéral n'est pas indiqué dans la Constitution. Il n'a cessé de croître depuis 1874, à mesure que ses domaines de compétences augmentaient. La loi dispose actuellement que le Tribunal fédéral se compose de trente juges ordinaires (art. 1, al. 1 OJ - il est en outre prévu un nombre équivalent de juges suppléants). Les juges sont élus pas l'Assemblée fédérale, à savoir par les deux Chambres du parlement réunies à cet effet (le Conseil national, chambre basse, et le Conseil des États, chambre haute). La Constitution fixe quelques règles à ce propos. Ainsi, tout citoyen ayant le droit de vote est éligible au Tribunal fédéral (art. 143 Cst.). Les fonctions de membre du parlement ou du gouvernement fédéral, et de juge au Tribunal fédéral sont cependant incompatibles (art. 144, al. 1 Cst.), et les juges ordinaires ne peuvent revêtir aucune autre fonction au service de la Confédération ou d'un canton, ni exercer d'autre activité lucrative (art. 144 Cst.). Les juges fédéraux sont élus pour six ans et ils sont rééligibles (art. 145 Cst.). En élisant les juges, l'Assemblée fédérale doit « veiller à ce que les langues officielles soient représentées » (art. 188, al. 4 Cst.). Selon l'article 70 Cst., ces langues sont l'allemand, le français et l'italien ; la quatrième langue nationale, le romanche, est aussi langue officielle pour les rapports que la Confédération entretient avec les personnes de langue romanche. D'autres prescriptions figurent dans la loi sur le parlement (modalités de l'élection) et dans la loi d'organisation judiciaire (dispositions complémentaires sur les incompatibilités). Des règles implicites ou des arrangements conclus avec le parlement fixent l'âge de la retraite des juges (68 ans) ainsi que la répartition politique des sièges, les candidatures étant présentées à l'Assemblée fédérale par les groupes parlementaires, en fonction de leur importance respective (actuellement, il y a au sein du parlement cinq groupes, deux à gauche et trois à droite de l'échiquier politique).

Ce système pourrait donner l'impression, au premier abord, d'une grande influence de la politique sur la composition du Tribunal fédéral, puisque les juges sont présentés par un parti, élus par le parlement et soumis périodiquement à réélection. En pratique, en cas de vacance, on constate dans la plupart des cas un consensus parmi les groupes politiques pour la désignation du candidat à l'élection partielle, qui intervient au terme d'un processus de sélection conduit par une commission parlementaire spécialisée. Tous les six ans, la réélection générale des juges est en principe une simple formalité. L'Assemblée fédérale, qui certes exerce la « haute surveillance » sur les tribunaux fédéraux (art. 169 Cst.), veille à ce que des préoccupations purement politiques n'influencent pas de manière indue la composition et le travail du Tribunal fédéral. L'indépendance de la Cour suprême est donc, dans les faits, bel et bien garantie en Suisse.

La juridiction constitutionnelle selon la Constitution fédérale

L'article 189 Cst. définit les attributions du Tribunal fédéral en matière de juridiction constitutionnelle. La Constitution fédérale opère en effet actuellement une distinction entre ce type de juridiction et la « juridiction civile, pénale et administrative », traitée à l'article 190 Cst. Le premier alinéa de l'article 189 Cst. prévoit que le Tribunal fédéral connaît :

a) des réclamations pour violation de droits constitutionnels ;

b) des réclamations pour violation de l'autonomie des communes et des autres garanties accordées par les cantons aux corporations de droit public ;

c) des réclamations pour violation des traités internationaux ou de conventions intercantonales ;

d) des différends de droit public entre la Confédération et les cantons ou entre les cantons.

Dans le cadre ainsi défini par la Constitution, la loi fédérale d'organisation judiciaire (OJ) règle les modalités de saisine du Tribunal fédéral. Le moyen de droit le plus fréquemment employé est le recours de droit public pour violation de droits constitutionnels des citoyens (art. 84, al. 1 lettre a OJ). C'est par cette voie qu'on soumet à la Cour suprême les « réclamations pour violations de droits constitutionnels » au sens de l'article 189, alinéa 1, lettre a Cst. - quand les violations dénoncées sont le fait d'autorités cantonales - ainsi que les « réclamations pour violation de l'autonomie des communes » au sens de l'article 189, alinéa 1, lettre b Cst. (car, d'un point de vue procédural, l'autonomie communale est depuis longtemps assimilée par la jurisprudence à un droit constitutionnel des citoyens). En 2004, le Tribunal fédéral a enregistré 2'050 nouveaux recours de droit public, ce qui représente 42 % de l'ensemble des causes introduites (les années précédentes, on notait des proportions comparables : 43 % en 2003, 41 % en 2002). Il convient d'ajouter que les « réclamations pour violation des traités internationaux ou de conventions intercantonales » (art. 189, al. 1, lettre c Cst.) sont également soumises au Tribunal fédéral par la voie du recours de droit public (art. 84, al. 1, lettres b et c OJ) mais ces contestations sont rares.

La juridiction constitutionnelle du Tribunal fédéral englobe également la résolution des « différends de droit public entre la Confédération et les cantons ou entre les cantons », au sens de l'article 189, alinéa 1, lettre d Cst. Le Tribunal fédéral est alors saisi par la voie de la réclamation de droit public, définie à l'article 83 OJ. Dans un État fédéraliste, ce rôle de la Cour suprême est, en soi, primordial. En pratique toutefois, il est rare que le Tribunal fédéral soit saisi de réclamations de droit public (une affaire introduite en 2004, deux en 2003, une en 2002).

Dans une brève analyse de la juridiction constitutionnelle en Suisse, il convient de décrire avant tout le recours de droit public pour violation de droits constitutionnels des citoyens. On évoquera sommairement les autres voies de droit ouvertes devant le Tribunal fédéral, prévues pour le contrôle de l'application des lois fédérales mais où il n'est pas exclu de faire valoir des griefs tirés du droit constitutionnel. On donnera enfin quelques indications sur la procédure de la réclamation de droit public.

Le recours de droit public pour violation de droits constitutionnels des citoyens

a) Les griefs recevables

La liste des droits constitutionnels des citoyens, dont la violation peut être dénoncée par la voie du recours de droit public, a évolué depuis l'adoption de l'ancienne Constitution fédérale de 1874. Il s'agissait d'abord des droits qui étaient mentionnés comme tels dans le texte constitutionnel fédéral, qui a du reste fait l'objet régulièrement de révisions partielles. À ces droits s'ajoutaient les garanties supplémentaires énoncées, le cas échéant, dans les Constitutions des cantons. Puis, constatant le caractère lacunaire de ces textes, le Tribunal fédéral avait interprété de façon extensive certaines normes - en particulier celle qui posait le principe d'égalité (art. 4 de l'ancienne Constitution fédérale)- et il avait également créé, par voie jurisprudentielle, quelques « droits constitutionnels non écrits » (par exemple : la liberté personnelle, la garantie de la propriété privée ou, plus récemment, le droit à des conditions minimales d'existence).

Aujourd'hui, la Constitution fédérale contient un catalogue clair des droits fondamentaux. Il comporte les garanties suivantes : dignité humaine (art. 7 Cst.); égalité (art. 8 Cst.); protection contre l'arbitraire et protection de la bonne foi (art. 9 Cst.); droit à la vie et liberté personnelle (art. 10 Cst.); protection des enfants et des jeunes (art. 11 Cst.); droit d'obtenir de l'aide dans des situations de détresse (art. 12 Cst.); protection de la sphère privée (art. 13 Cst.); droit au mariage et à la famille (art. 14 Cst.); liberté de conscience et de croyance (art. 15 Cst.); libertés d'opinion et d'information (art. 16 Cst.); liberté des médias (art. 17 Cst.); liberté de la langue (art. 18 Cst.); droit à un enseignement de base (art. 19 Cst.); liberté de la science (art. 20 Cst.); liberté de l'art (art. 21 Cst.); liberté de réunion (art. 22 Cst.); liberté d'association (art. 23 Cst.); liberté d'établissement (art. 24 Cst.); protection contre l'expulsion, l'extradition et le refoulement (art. 25 Cst.); garantie de la propriété (art. 26 Cst.); liberté économique (art. 27 Cst.); liberté syndicale (art. 28 Cst.). À cela s'ajoutent des garanties de caractère formel, constituant en quelque sorte un « droit à la justice » : garanties générales de procédure (art. 29 Cst.); garanties de procédure judiciaire (art. 30 Cst.); garanties minimales en cas de privation de liberté (art. 31 Cst.); garanties minimales dans la procédure pénale (art. 32 Cst.). Enfin, la jurisprudence assimile la garantie de l'autonomie communale à un droit fondamental (cf. article 50 Cst.). Elle reconnaît par ailleurs au principe de la primauté du droit fédéral (art. 49 Cst.) et au principe de la séparation des pouvoirs, une portée équivalente à celle d'un droit constitutionnel des citoyens. Enfin, les droits politiques au niveau cantonal et communal - droit de vote, droit d'élire et d'être élu, droit de référendum et d'initiative populaire - sont garantis de la même manière par la Constitution fédérale (art. 34 Cst.).

Tous ces droits et principes peuvent être invoqués dans la procédure de recours de droit public. Il en va de même des droits fondamentaux énumérés dans chacune des vingt-six constitutions cantonales ; on remarque toutefois qu'ils n'ont actuellement, sauf exceptions, plus de portée propre par rapport à ceux du catalogue de la Constitution fédérale. Enfin, en vertu de la conception moniste qui prévaut en Suisse, les droits fondamentaux garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (CEDH), par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (Pacte ONU II) ou par d'autres instruments internationaux équivalents (Convention relative aux droits de l'enfant, par exemple), sont assimilés aux droits constitutionnels dont la violation peut être dénoncée par la voie du recours de droit public.

Devant le Tribunal fédéral, les griefs des recours de droit public sont fréquemment tirés des garanties de procédure (art.s 29 et 30 Cst.) ainsi que de l'article 9 Cst. qui dispose que « toute personne a le droit d'être traitée par les organes de l'État sans arbitraire ». L'interdiction de l'arbitraire a une grande importance pratique dans la jurisprudence (selon la définition consacrée, est arbitraire un acte qui viole gravement une règle ou un principe juridique clair et indiscuté ou qui contredit d'une manière choquante le sentiment de la justice ou de l'équité). Cela permet au juge constitutionnel, avec un pouvoir d'examen certes réduit, de revoir les constatations de fait des autorités inférieures ainsi que l'application des règles de rang législatif, lorsqu'il n'est pas question de la violation d'un droit fondamental spécifique.

b) Les actes attaquables

Aux termes de la loi (art. 84, al. 1 OJ), le recours de droit public est recevable contre « une décision ou un arrêté cantonal ». Seuls les actes adoptés par une autorité supérieure cantonale - parlement cantonal, gouvernement cantonal, tribunal supérieur cantonal - peuvent donc faire l'objet d'un tel recours, à l'exclusion des actes émanant d'autorités législatives, administratives ou judiciaires fédérales.

Une loi cantonale peut être attaquée directement, dans les trente jours dès sa promulgation, et le recours de droit public peut tendre au contrôle abstrait de sa constitutionnalité (recours contre un « arrêté cantonal », selon la terminologie de l'article 84 OJ). Si le Tribunal fédéral admet le recours, il annule les dispositions inconstitutionnelles de la loi. Ce résultat est en pratique assez rare car on doit d'abord rechercher si la norme se prête à une interprétation conforme à la Constitution ; en pareil cas, cette interprétation est prescrite et la norme peut subsister. Ce contrôle de la constitutionnalité des lois cantonales intervient a posteriori, après la fin de la procédure législative, et sur recours uniquement. Le Tribunal fédéral n'est en aucun cas habilité à donner un avis préalable contraignant au cours des travaux législatifs et il ne contrôle jamais d'office, ni du reste à la requête du parlement concerné (voire d'un groupe de députés), si une loi cantonale respecte la Constitution fédérale. Le Tribunal fédéral est souvent la seule autorité judiciaire apte à exercer un contrôle abstrait de la constitutionnalité des lois ; certains cantons ont toutefois introduit, dans leur organisation judiciaire, une cour constitutionnelle qui procède alors à un premier examen de ces questions, avant un éventuel recours au Tribunal fédéral.

Le recours de droit public peut également être dirigé contre une décision d'application du droit cantonal, prise en dernière instance cantonale (en règle générale par un tribunal de la juridiction civile, pénale ou administrative). L'auteur du recours peut se plaindre de ce que la norme à la base de la décision a été appliquée de manière inconstitutionnelle (à cause de la violation de garanties de procédure par exemple), et renoncer à critiquer la norme elle-même. Mais il peut également provoquer à cette occasion, de manière préjudicielle, un contrôle concret de la constitutionnalité de la norme appliquée. Si le Tribunal fédéral admet ce grief, il n'annule alors que la décision attaquée, en laissant formellement subsister la norme contraire à la Constitution. Il appartient aux autorités législatives de remédier au vice, la norme étant de facto inapplicable car toutes les autorités de recours devront désormais s'en tenir à la solution jurisprudentielle fédérale.

Dans le contentieux relatif aux droits politiques, le recours de droit public peut être dirigé non seulement contre le résultat des votations ou élections cantonales, mais également contre les actes préparatoires (convocation des électeurs, etc.), notamment quand l'auteur du recours prétend que l'organisation d'un scrutin empêche la libre expression de la volonté du corps électoral, ou encore contre les décisions relatives à l'exercice du droit de référendum ou d'initiative populaire.

c) La qualité pour recourir

La loi prévoit que, dans la procédure de recours de droit public, « ont qualité pour recourir les particuliers ou les collectivités lésés par des arrêtés ou des décisions qui les concernent personnellement ou qui sont d'une portée générale » (art. 88 OJ). Il ressort de l'interprétation de cette clause par la jurisprudence que ce recours est ouvert uniquement à celui qui est atteint par l'acte attaqué dans ses intérêts personnels et juridiquement protégés. Le recours formé pour sauvegarder l'intérêt général ou ne visant qu'à préserver des intérêts de fait est en revanche irrecevable. Lorsque le recours est dirigé contre une loi (contrôle abstrait de la constitutionnalité), la qualité pour recourir appartient à toute personne dont les intérêts juridiquement protégés sont effectivement touchés par l'acte attaqué ou pourront l'être un jour ; une atteinte virtuelle à ces intérêts suffit, à condition qu'elle puisse être envisagée avec une certaine vraisemblance.

Les collectivités publiques n'ont en principe pas qualité pour recourir car elles ne sont, en tant que telles, pas titulaires de droits constitutionnels des citoyens. Ce principe connaît une importante exception : les communes peuvent agir par la voie du recours de droit public pour défendre leur autonomie (la garantie constitutionnelle de l'autonomie communale étant, de ce point de vue, assimilée à un droit fondamental).

d) La composition de l'organe de jugement, la forme de l'arrêt

Les recours sont répartis, selon la matière, entre les cinq sections du Tribunal fédéral. En règle générale, les sections siègent à trois juges. Lorsque la cause soulève une question de principe, elles siègent à cinq juges. Si le recours est formé contre une loi cantonale, ou si la contestation porte sur le droit d'initiative ou de référendum dans un canton, les cours de droit public du Tribunal fédéral siègent à sept juges. Le président désigne un des membres de la section comme juge rapporteur, qui prépare - ou fait préparer par un collaborateur (greffier) - une proposition de jugement. En cas d'unanimité, la décision est prise sans délibération publique. En revanche, si une divergence se manifeste au sein de la cour, une audience en délibération est prescrite par la loi. Les parties à la procédure, le public et la presse peuvent y assister (sauf exceptions); il n'y a en principe pas de plaidoiries. Les arrêts du Tribunal fédéral sont motivés en fait et en droit, dans la langue de la décision attaquée. Dans la procédure de recours de droit public, en cas d'admission des griefs, ils ont un effet exclusivement cassatoire. Ces arrêts passent en force de chose jugée dès qu'ils ont été prononcés.

Une sélection des arrêts les plus importants du Tribunal fédéral est publiée sous forme imprimée dans un recueil officiel (abrégé : ATF). Les autres arrêts peuvent, pour la plupart d'entre eux, être consultés en ligne (site internet du Tribunal fédéral : www.bger.ch).

Le contrôle de la constitutionnalité des normes et des décisions en dehors du cadre du recours de droit public ; la problématique du contrôle des lois fédérales

La procédure de recours de droit public permet le contrôle de la constitutionnalité des actes législatifs cantonaux, d'une part, et des décisions cantonales prises en application du droit cantonal, d'autre part. Cette voie de recours n'est pas ouverte contre les actes des autorités fédérales - lois fédérales, ordonnances du gouvernement fédéral, décisions de l'administration fédérale, des tribunaux inférieurs ou commissions fédérales de recours - ni contre les décisions des autorités cantonales dans la mesure où l'application du droit fédéral est en jeu. D'autres voies de recours sont disponibles pour obtenir un contrôle de l'application du droit législatif fédéral. Ainsi, en matière civile, celui qui conteste un jugement fondé sur le droit privé fédéral doit agir devant le Tribunal fédéral par la voie du recours en réforme (en 2004, 15 % du total des causes introduites). En matière pénale, le contrôle de l'application du code pénal fédéral est effectué par la Cour de cassation - une section du tribunal - dans le cadre du pourvoi en nullité (en 2004, 10 % des causes introduites). Quant au droit public ou administratif fédéral, sa violation peut être dénoncée par la voie du recours de droit administratif au Tribunal fédéral (en 2004, 25 % des causes introduites). Aucun de ces recours ne permet cependant de contester directement, devant le Tribunal fédéral, un acte législatif fédéral. En d'autres termes, le système suisse n'offre aucune possibilité de contrôle judiciaire abstrait, ou direct, de la constitutionnalité des lois fédérales. Le Tribunal fédéral n'est en outre pas habilité à opérer un contrôle a priori de la constitutionnalité des lois fédérales au moment de leur élaboration. Il est certes invité à faire part de son avis, dans le cadre de la procédure de consultation précédant la transmission du projet au parlement, et cela au même titre que d'autres collectivités ou groupements intéressés (cantons, partis politiques, organisations économiques, etc.); il s'agit cependant d'une simple prise de position, sans effet contraignant. Le Tribunal fédéral évite au demeurant de s'exprimer, lors d'une telle consultation, sur des projets de loi qui ne concernent pas directement l'organisation judiciaire ou la procédure.

Qu'en est-il du contrôle concret, à l'occasion d'un acte d'application (arrêt d'un tribunal cantonal, décision administrative)? L'article 191 Cst. dispose que « le Tribunal fédéral et les autres autorités sont tenus d'appliquer les lois fédérales et le droit international ». L'obligation d'appliquer la législation fédérale s'impose quand bien même il apparaîtrait que cette législation viole la Constitution fédérale. La règle de l'article 191 Cst. n'empêche cependant pas le Tribunal fédéral d'examiner cette question, même s'il ne peut finalement sanctionner l'inconstitutionnalité, ni de rechercher, parmi les différentes interprétations possibles de la loi fédérale, celle qui est conforme à la Constitution. Par ailleurs, l'obligation d'appliquer le droit international, consacrée dans la même disposition constitutionnelle, permet le cas échéant de faire échec à l'application d'une norme du droit fédéral qui empêcherait la réalisation des garanties prévues par un instrument international de protection des droits de l'homme. Ainsi, par exemple, la jurisprudence du Tribunal fédéral a reconnu, praeter legem mais sur la base de l'article 6, § 1 CEDH, le droit à un contrôle judiciaire de certaines décisions d'application du droit fédéral. Enfin, les actes législatifs qui n'émanent pas du parlement fédéral, à savoir les ordonnances du gouvernement (Conseil fédéral), échappent en principe à la restriction de l'article 191 Cst. mais ces actes sont fondés sur une délégation législative ; le Tribunal fédéral peut alors examiner si la norme visée reste dans les limites des pouvoirs conférés par la loi à l'auteur de l'ordonnance mais il ne peut contrôler si la délégation elle-même est admissible.

La réclamation de droit public, voie ouverte notamment pour la résolution de conflits de compétence entre Confédération et cantons

L'article 83 lettre a OJ dispose que le Tribunal fédéral connaît des conflits de compétence entre autorités fédérales d'une part et autorités cantonales d'autre part. Ces conflits lui sont déférés par la voie de la réclamation de droit public.

Le conflit de compétence peut toucher à la législation ou à l'application de la loi. En matière de législation, la conception limitée de la juridiction constitutionnelle en Suisse, telle qu'elle résulte notamment de l'article 191 Cst., a pour conséquence qu'il n'est possible de saisir le Tribunal fédéral, dans ce cadre, qu'aux fins de juger si une loi cantonale empiète sur les compétences législatives de la Confédération, et non l'inverse. Un conflit peut également naître au sujet de la délimitation des compétences respectives des autorités cantonales et fédérales en matière d'exécution du droit fédéral car, dans le système fédéraliste suisse, la tâche d'appliquer les lois fédérales est parfois confiée à des organes de l'administration fédérale, mais elle incombe souvent aux cantons.

Le Tribunal fédéral ne peut, en règle générale, être saisi que par la Confédération ou le canton concerné. Ni la loi ni la jurisprudence ne prévoient un délai de saisine. Il faut cependant que le conflit de compétence soit actuel et concret au moment où la réclamation est déposée. Normalement, la contestation doit porter sur un acte passé en force, non pas sur un simple projet. Mais on admet aussi, suivant les circonstances, que la réclamation puisse être déposée lors de l'introduction d'une procédure conduisant à l'adoption d'une règle de droit ou à la prise d'une décision d'application de la loi. Le processus de décision du Tribunal fédéral est régi par des règles correspondant à celles de la procédure de recours de droit public. Comme la procédure de la réclamation de droit public pour trancher un conflit de compétence entre autorités fédérales et cantonales n'est utilisée que très occasionnellement, il est vain d'élaborer, sur la base d'une jurisprudence peu abondante, une typologie des moyens invoqués.

Conclusion : La réforme de la justice fédérale

Peu après avoir adopté la nouvelle Constitution fédérale, le 18 avril 1999, le peuple et les cantons de la Confédération suisse ont accepté, en votation populaire du 12 mars 2000, un projet de révision partielle intitulé « réforme de la justice » (nouveaux articles 188 à 191 Cst.). Les articles concernant le rôle du Tribunal fédéral, ses compétences et les modes de saisine n'ont pas encore été mis en vigueur. Cela implique en effet une révision importante de la législation fédérale en matière d'organisation judiciaire et de procédure. Une nouvelle loi sur le Tribunal fédéral est actuellement soumise au Parlement. Elle pourrait entrer en vigueur, avec les nouvelles dispositions constitutionnelles, dans deux ans. Ces révisions n'ont pas pour objectif de bouleverser le système de la juridiction constitutionnelle en Suisse. On entend pourtant donner plus de compétences à la Confédération en matière d'organisation judiciaire et de procédure et, parallèlement, on vise à décharger le Tribunal fédéral de certaines affaires ne relevant normalement pas des attributions d'une Cour suprême. Quels seront les effets à moyen ou long terme de cette réforme ? L'organisation de la justice en Suisse sera sans doute sensiblement modifiée et, dans ce domaine, les conceptions fédéralistes traditionnelles devront évoluer. Mais la Suisse, qui est rarement confrontée à un changement de régime - l'ancienne Constitution fédérale de 1874 n'a-t-elle pas duré 125 ans ? -, est néanmoins habituée à revoir régulièrement le fonctionnement de ses institutions, en adaptant le fédéralisme aux enjeux contemporains.


Brève bibliographie (ouvrages en français) :

Jean-François Aubert, Traité de droit constitutionnel suisse, Éditions Ides et Calendes, Neuchâtel, vol. I et II (1967) et complément (1982).

Jean-François Aubert, Pascal Mahon, Petit commentaire de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999, Éditions Schulthess, Zurich, Bâle, Genève, 2003.

Andreas Auer, Giorgio Malinverni, Michel Hottelier, Droit constitutionnel suisse, vol. I et II, Éditions Staempfli, Berne, 2000.

Daniel Thürer, Jean-François Aubert, Jörg Paul Müller et al., Verfassungsrecht der Schweiz - Droit constitutionnel suisse, Éditions Schulthess, Zurich, 2001.