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Entretien avec M. le juge fédéral Giusep Nay, Président du Tribunal fédéral suisse

Giusep NAY, André JOMINI

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 18 (Dossier : Suisse) - juillet 2005

Giusep Nay, docteur en droit, est né en 1942 dans le canton des Grisons. Après des études de droit à Fribourg et à Zurich, il exerce la profession d'avocat dans le canton des Grisons et occupe différentes fonctions dans l'ordre judiciaire de ce canton. En 1984, il est élu juge cantonal. Il commence son activité de juge au Tribunal fédéral suisse le 1er janvier 1989. Après en avoir été le vice-président (en 2003 et 2004), il préside actuellement la Cour suprême de la Confédération suisse. Il est un spécialiste du droit constitutionnel en matière de liberté de la langue ainsi que de relations entre État et Église (liberté religieuse, statut des communautés religieuses)(1).


PROPOS RECUEILLIS, LE 28 FEVRIER 2005,
PAR M. André JOMINI
Greffier et conseiller scientifique au Tribunal fédéral suisse

  • André Jomini - Monsieur le président, vous êtes juge fédéral depuis 1989 et l'Assemblée fédérale - les deux chambres du parlement réunies - vous a élu président du Tribunal fédéral pour les années 2005 et 2006. Comment décririez-vous votre fonction ?

Giusep Nay - En Suisse, au niveau fédéral et dans les cantons, dans les organes législatifs aussi bien que dans les gouvernements et les tribunaux, nous sommes habitués au système de la présidence tournante. Le président est en quelque sorte un primus inter pares, choisi généralement selon son ancienneté dans la fonction ; il exerce sa présidence pour une durée limitée, d'un an ou deux. Le gouvernement fédéral est organisé ainsi : le président de la Confédération, qui dirige les travaux du Conseil fédéral, est nommé pour une année. Au Tribunal fédéral, la loi fixe une durée de deux ans pour la présidence et la coutume veut qu'en principe le plus ancien membre du Tribunal, qui n'a pas encore été président, soit proposé pour cette charge ; traditionnellement, l'Assemblée fédérale suit cette proposition. Pendant ma période de présidence, il m'incombe de diriger la Conférence des présidents de Cours du Tribunal fédéral. Avec ces cinq collègues, nous prenons les décisions relatives à l'organisation de notre institution. Je représente en outre le Tribunal fédéral vis-à-vis des autres autorités et - ce qui constitue toujours l'essentiel de mon activité - je participe, comme membre de la Ire Cour de droit public, au même titre que mes six collègues de la même Cour, au jugement des affaires attribuées à cette section du Tribunal.

  • A.J. - Le Tribunal fédéral suisse est une Cour suprême que l'on pourrait qualifier de « généraliste », avec deux sections chargées d'appliquer le droit public, notamment le droit constitutionnel (les Ire et IIe Cours de droit public), deux sections compétentes en matière de droit privé (les Ire et IIe Cours civiles) et une Cour de cassation pénale. Le nombre et la variété des affaires sont importants. Avec ces larges compétences, le Tribunal fédéral est-il surchargé ?

G.N. - Permettez-moi d'abord de vous citer quelques chiffres. Dans les années 1980, le nombre de dossiers traités annuellement par le Tribunal fédéral, dans tous ses domaines de compétence, est passé de 3000 à 4000. Au cours des années 1990, nous avons atteint un total annuel de 5500. Actuellement, nous traitons environ 4700 affaires par an. Le nombre des nouvelles affaires continue donc à se situer à un niveau élevé, mais nous sommes à même de le maîtriser grâce aux ressources qui nous ont été accordées par le Parlement fédéral. Différentes mesures ont en effet été prises depuis une quinzaine d'années, sur le plan législatif, par quelques révisions ponctuelles de la loi d'organisation judiciaire (OJ), et aussi par un accroissement de l'effectif du personnel.

  • A.J. - Mais, précisément à propos du personnel, le nombre de juges fédéraux (30) n'a pas été augmenté depuis 1978.

G.N. - C'est vrai. Malgré l'augmentation de la charge de travail, nous avons alors estimé que pour sauvegarder le fonctionnement collégial du Tribunal et l'unité de la jurisprudence, il était inopportun d'augmenter le nombre des juges. L'effectif des collaborateurs juridiques des cours - qui portent le titre de greffier - a en revanche crû sensiblement (environ 80 actuellement). Ils sont chargés non seulement de rédiger les arrêts du Tribunal mais également d'élaborer des rapports, en d'autres termes des propositions de jugement. En inscrivant ces nouveaux postes au budget, le Parlement fédéral nous a permis de faire face à la surcharge. Mais il faut aussi mentionner certaines mesures d'ordre législatif, qui ont déchargé le Tribunal fédéral de quelques tâches juridictionnelles non prioritaires et facilité le traitement de « petites » affaires, dans une procédure simplifiée.

  • A.J. - Cette procédure simplifiée correspond-elle à la procédure d'admission, telle que la connaissent certaines cours suprêmes - on pense en particulier à la Cour européenne des droits de l'homme - qui peut déclarer certaines requêtes d'emblée irrecevables ?

G.N. - Notre système ne connaît pas une procédure d'admission. Chaque affaire est jugée par une Cour du Tribunal, composée de trois ou de cinq juges, selon l'importance et la portée de l'arrêt (exceptionnellement dans des affaires de droits politiques ou de contrôle abstrait de la constitutionnalité de lois cantonales, sept juges). Mais dans les cas manifestes, les opérations d'instruction sont limitées et l'arrêt peut être sommairement motivé.

  • A.J. - Quand on évoque la charge d'un tribunal, il ne suffit pas de mentionner le nombre d'affaires réglées. La durée des procès est aussi un élément déterminant, peut-être celui qui intéresse le plus les justiciables. Qu'en est-il au Tribunal fédéral ?

G.N. - La rapidité de la procédure est également une grande préoccupation du Tribunal fédéral. Actuellement, toutes affaires confondues, la durée moyenne d'un procès, en dernière instance, est légèrement inférieure à cent jours. La durée du traitement des recours de droit public, voie de droit disponible pour soulever des griefs de nature constitutionnelle, se situe dans cette moyenne, et rares sont les affaires qui sont liquidées en plus d'une année. Nous avons donc atteint nos objectifs en matière de rapidité de jugement.

  • A.J. - Une des particularités de la Confédération suisse est qu'elle compte plusieurs langues nationales. Quelles sont les langues de travail du Tribunal fédéral ?

G.N. - La Constitution fédérale, du 18 avril 1999, désigne comme langues officielles l'allemand, le français et l'italien. Depuis 1996, le romanche est aussi langue officielle pour les rapports avec les personnes de langue romanche. Ce sont donc les quatre langues de travail du Tribunal.

  • A.J. - Également lors des délibérations ?

G.N. - Bien entendu. Dans la majeure partie des cas, lorsque les membres de la Cour sont du même avis sur le jugement à rendre, la procédure est écrite, sans délibération orale. Mais lorsqu'il y a une divergence au sein de la Cour, une séance de délibération doit avoir lieu. En l'absence de motif de statuer à huis clos, cette séance est publique, sauf dans les affaires pénales et fiscales : les parties, la presse, de même que chaque intéressé, peuvent donc y assister. À cette occasion, chaque juge s'exprime dans sa langue, et l'arrêt est rédigé dans la langue de l'acte attaqué.

  • A.J. - Chaque juge, chaque collaborateur doit-il donc maîtriser ces quatre langues ?

G.N. - Le Tribunal fédéral n'a pas de service de traduction et il n'a pas engagé d'interprètes. De façon générale, chacun parle sa langue, écrit dans sa langue et peut attendre de ses collègues, ou collaborateurs, qu'il le comprenne. C'est une façon pragmatique, et économique, de maîtriser cette particularité de notre État fédéral. En pratique, comme le siège du Tribunal fédéral est à Lausanne, en Suisse romande, la langue française a, de fait, un statut quelque peu privilégié.

  • A.J. - On imagine cependant que l'allemand, langue de la plupart des cantons, est plus fréquemment utilisé que le romanche, que l'on ne parle que dans certaines vallées du canton des Grisons.

G.N. - C'est bien évident. Étant moi-même originaire du canton des Grisons, je suis de langue maternelle romanche ; toutefois, ma langue de travail est quasiment toujours l'allemand. En pratique, notre quatrième langue nationale n'est pas employée au Tribunal fédéral. À une seule occasion, en 1996, nous avons rendu un arrêt rédigé en romanche, car l'auteur du recours - une commune défendant son autonomie - avait rédigé ses écritures dans cette langue (l'arrêt est publié dans notre recueil officiel, sous la référence ATF 122, I, 93). L'an dernier, la majorité des affaires ont été traitées en allemand (environ 58 %), le solde en français (environ 35 %) et en italien (environ 7 %).

  • A.J. - Vous avez mentionné les séances de délibération publique, lorsqu'il n'y a pas unanimité au sein de la Cour sur le sort d'une affaire. Ne prenez-vous pas des risques en affichant ainsi vos divergences ?

G.N. - C'est la loi qui veut que nous délibérions publiquement en pareil cas. C'est une vieille tradition de notre Cour suprême à laquelle nous sommes attachés. Mais la loi ne nous autorise pas à publier, en annexe à l'arrêt, nos opinions dissidentes. À l'issue de la délibération, nous votons et la solution acceptée par la majorité est transcrite dans un arrêt. Cette façon ouverte, transparente, de fonctionner n'enlève rien, à mon avis, à l'autorité de nos arrêts - bien au contraire.

  • A.J. - Diversité des langues, diversité des origines cantonales : comment assurer une certaine unité de vues, une certaine cohérence au sein du Tribunal fédéral ?

G.N. - La Confédération suisse, avec ses 26 cantons et 7 millions d'habitants, est constamment exposée aux défis liés à sa diversité. Le Parlement, en élisant les juges au Tribunal fédéral, tient compte de la répartition des langues et de l'état des forces politiques dans le pays. Les candidats à la Cour suprême sont en effet proposés par les groupes politiques des Chambres fédérales, selon une clé de répartition qui varie en fonction du résultat des élections nationales. Aujourd'hui, on accorde une certaine importance à une représentation plus égalitaire des sexes. Bref, les critères sont nombreux. Celui de la langue est toutefois primordial : à son départ, un juge est en principe remplacé par un juge de la même région linguistique. On obtient ainsi, dans le collège des juges, une grande diversité sociologique ou culturelle. Il n'y a du reste pas de plan de carrière type. On n'a pas institué, en Suisse, une école nationale de la magistrature, ni mis au point un véritable cursus judiciaire fédéral. Les origines et les expériences professionnelles des candidats au Tribunal fédéral sont très différentes. Mais cela n'est pas au détriment de la cohérence de la jurisprudence, ni de la collégialité. Les différentes cours sont composées de 5 à 7 juges, où la collaboration est aisée. Cela va de soi qu'un juge fédéral, une fois élu, n'est plus le représentant de son canton, ni du parti qui l'a présenté, ni encore d'une corporation ou d'une école de pensée.

  • A.J. - Évoquons maintenant la juridiction constitutionnelle. On dit qu'elle est imparfaite, ou lacunaire en Suisse, dès lors que le Tribunal fédéral n'a pas les mêmes possibilités de contrôle ou de censure des lois adoptées par le parlement national que les Cours constitutionnelles d'autres États. Déplorez-vous cette lacune ?

G.N. - Oui, je le déplore, mais je comprends qu'un contrôle abstrait des lois fédérales soit difficilement conciliable avec nos institutions de démocratie directe. Chaque loi fédérale peut en effet être soumise au vote populaire, pour autant que 50000 citoyens (ou 8 cantons) le demandent. Avec ce système de référendum facultatif, le peuple a en quelque sorte toujours le dernier mot, qu'il ait demandé le vote ou qu'il ait renoncé à le faire. Ce n'est donc qu'avec une certaine prudence qu'on peut concevoir, dans ce contexte, une intervention du juge constitutionnel.

  • A.J. - Est-il question d'introduire, d'une manière ou d'une autre, ce contrôle de la constitutionnalité des lois fédérales ?

G.N. - Permettez-moi d'abord de préciser un point : la Constitution fédérale n'interdit pas au Tribunal fédéral de contrôler, dans un cas concret, la constitutionnalité d'une norme du droit fédéral. La Constitution - à son article 191 - prévoit simplement que le Tribunal fédéral est tenu d'appliquer les lois fédérales et le droit international. Selon l'interprétation de cette règle, une obligation d'appliquer ne signifie pas une interdiction de contrôle de la constitutionnalité. Vous me direz que ces distinctions sont un peu subtiles, mais c'est le reflet d'une jurisprudence très nuancée sur cette question. En outre, comme notre jurisprudence admet le principe de la primauté du droit international, on en déduit, en substance, qu'il n'y a pas lieu d'appliquer une règle du droit fédéral contraire au droit international. En matière de droits fondamentaux, les garanties constitutionnelles fédérales correspondent souvent à celles qui sont énoncées dans des instruments internationaux de protection des droits de l'homme (la CEDH, le Pacte ONU II, notamment). Dans ce domaine, sur de nombreux points, ce mécanisme permet en pratique le contrôle de la constitutionnalité non seulement des lois cantonales mais également des lois fédérales.

  • A.J. - Vous estimez donc que, dans le résultat, le système helvétique n'est pas si lacunaire.

G.N. - Effectivement. Et il faut tenir compte encore d'autres éléments. Le législateur fédéral, lorsqu'il élabore une nouvelle norme, accorde une grande importance à l'examen de sa constitutionnalité ainsi que de sa conformité au droit international. Cela fait toujours l'objet d'une analyse approfondie par les services juridiques de l'administration fédérale. Par ailleurs, quand une loi fédérale se prête à plusieurs interprétations, le Tribunal fédéral choisit nécessairement celle qui est conforme à la Constitution fédérale et au droit international. Enfin, le Tribunal fédéral est une véritable cour constitutionnelle, dotée d'un plein pouvoir d'examen, lorsqu'il s'agit de contrôler les lois cantonales. Or les cantons ont encore des compétences assez larges dans notre système fédéraliste, notamment en matière de procédure pénale, civile et administrative. C'est ainsi que la jurisprudence constitutionnelle du Tribunal fédéral a joué un grand rôle dans le développement des garanties du procès équitable, par une interprétation dynamique de la Constitution fédérale et de la Convention européenne des droits de l'homme.

A.J. - Merci, Monsieur le président, d'avoir répondu à nos questions et d'avoir évoqué ainsi quelques caractéristiques de la juridiction constitutionnelle en Suisse.

(1) À ce propos, voir l'ouvrage « Recht, Ethik, Religion : Festgabe für Bundesrichter Dr. Giusep Nay zum 60. Geburtstag », publié à Lucerne (Suisse) en 2002.