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Loi et contrat, études réunies et présentées par M. Yves Gaudemet

Yves GAUDEMET - Professeur de droit public à l'Université de Paris II, Panthéon-Assas

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 17 (Dossier : Loi et contrat) - mars 2005

« Loi et contrat » ; tel est le thème général que les responsables des Cahiers du Conseil constitutionnel ont souhaité donner à la partie doctrinale de la présente livraison. Choisir un tel thème, c'était viser haut et - légitimement - porter la réflexion menée par le Conseil aux principes mêmes de la normativité. On peut ainsi rouvrir le débat - de la nature de ceux qui ne sont jamais clos - sur l'antériorité historique ou la prééminence logique du contrat sur la loi ou de la loi sur le contrat : loi de Moïse ou alliance du peuple choisi avec Yaveh ; lois fondamentales du Royaume ou contrat social ; et, modeste écho dans des écrits plus récents, fondement conventionnel ou unilatéral des Constitutions.

Mais le choix de ce thème apparemment obéit aussi à la volonté plus immédiate de provoquer une réflexion doctrinale sur l'entrelacs actuel de la loi et du contrat, sur la dilection politique manifeste pour le contractuel et une forme de « mauvaise conscience » de l'unilatéral, sur le « contractualisme » et sa signification juridique.

C'est que les relations entre la loi et le contrat ne sont plus les relations paisibles qu'elles ont pu être pendant longtemps ; l'unilatéral souvent emprunte le langage et les formes du contrat ; le contrat réclame un statut constitutionnel qu'on hésite à lui donner ou même - cas des contrats administratifs - qu'on semble lui refuser ; certains contrats - qui n'en sont peut-être pas - se présentent de plus en plus comme des sources autonomes de droit.

Si la loi, expression de la volonté générale, est parfois comprise comme le produit d'une sorte de pacte social, c'est, en droit positif, la loi qui fait le contrat, qui lui donne sa force juridique contraignante et, pour l'exprimer, le code civil emploie, on le sait, une formule éclairante : la loi, c'est-à-dire l'article 1134 du code civil, veut que « les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites ».

Mais le contrat une fois formé offre une certaine résistance à la loi ; cette loi particulière, résultant de l'accord des parties et limitée par l'effet relatif, constitue comme un espace d'autonomie, de sécurité juridique que la loi de l'État, normalement, n'atteint pas, sauf à en disposer expressément autrement. Cela veut aussi dire que le seul interlocuteur possible du contrat, si l'on peut s'exprimer ainsi, soit la loi formelle, au moins pour l'essentiel : l'article 34 de la Constitution réserve à la loi la détermination des principes fondamentaux du droit des obligations ; et l'on ne peut que s'étonner - on y reviendra - de la réticence du Conseil d'État (relayé récemment par le Conseil constitutionnel) à appliquer ceci aux contrats administratifs.

Il est vrai que, si le monde de la loi n'est pas un, celui du contrat ne l'est pas davantage. La loi, toujours plus répandue, ne change pas seulement d'expression, jusqu'à présenter parfois tous les travers - et les limites - d'un mode d'emploi ; elle se diversifie et multiplie les genres : loi proprement dite, loi d'orientation, de programme, d'évaluation, loi fourre-tout ou loi de repentir ; mais surtout législation déléguée, par un usage abusif du procédé des ordonnances de l'article 38 de la Constitution ; ou encore codification qui, à droit constant, change cependant les choses (code de justice administrative, code de la recherche, code de commerce) ou qui, à droit non constant, n'ose pas innover (prochain code des propriétés publiques); et que dire de la norme administrative...

Quant au contrat, il se fond dans un contractualisme quasi universel dans lequel on ne retrouve pas toujours ses composantes juridiques nécessaires : conventions collectives, contrats d'entreprise, contrats de pays, contrats de plan, accords salariaux de la fonction publique, conventions médicales, pactes de bonne conduite, protocoles spécifiques, etc.; à quoi s'ajoutent des formules de « mise sous contrat » ou de « conventionnement » au titre d'autorisations unilatérales et complétant celles-ci. Les contentieux récents dits des « recalculés », en matière d'allocations d'emploi, ont ainsi montré quelle difficulté il pouvait y avoir à qualifier exactement, en droit, ces situations volontairement créées dans l'ambiguïté.

Les articles que les Cahiers ont souhaité accueillir et que j'ai l'honneur de présenter aideront puissamment à dépasser le vocabulaire approximatif des textes et parfois une certaine confusion des genres. Ils contribueront à dégager les voies de l'avenir, à éclairer cette discipline nécessaire des sources qu'il revient au Conseil constitutionnel de faire respecter, avec certes un regard à la fois respectueux et indulgent pour la loi, lorsqu'elle vient à son contrôle, mais aussi la conviction profonde - on veut y croire - que le droit, notre droit, notre tradition et patrimoine juridique, si injustement décrié, vaut au-delà de la loi d'un jour, que sa vocation est bien - et mieux que d'autres qu'on veut lui comparer, voire lui mesurer - la clarté, la prévisibilité, bref la sécurité juridique économe de la chicane dont on voudrait persuader qu'elle n'est elle-même qu'une maladie du droit.

Puissent les articles ici regroupés par la grâce du Conseil en convaincre. Ils ne contribuent évidemment en aucune façon à une quelconque doctrine officielle, chacun sur son thème propre ; leur liberté de ton suffira à en convaincre s'il en était besoin. Mais ils portent à l'intérieur même du Conseil une parole de doctrine ; et il faut remercier la Haute Instance d'avoir souhaité qu'il en soit ainsi.