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Légiférer par voie de traité ? Remarques sur le mode conventionnel de production de règles internationales

Jean COMBACAU - Professeur à l'Université Paris II

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 17 (Dossier : Loi et contrat) - mars 2005

Deux bornes enserrent l'étroit passage ouvert aux modes possibles de formation de règles internationales : d'un côté, l'action unilatérale de chaque État est à elle seule impuissante à produire autre chose que du droit étatique, dont les éléments peuvent être traités comme pertinents dans l'ordre international par l'ordre international lui-même mais lui restent étrangers ; de l'autre, l'action collective de deux États ou de plusieurs peut valablement produire du droit international mais, pour qu'un de ses éléments soit efficace dans les rapports de tel État avec tel autre, il faut que tous deux, sans avoir nécessairement contribué à sa formation, aient du moins consenti à être inclus dans sa sphère d'efficacité. Quelles peuvent être, dans un cadre ainsi déterminé par la nature de l'ordre juridique en cause, les places respectives de la technique contractuelle et de la technique législative dans la production de droit ? Telle est la question qu'on se propose d'examiner ici de façon très sommaire, et en la limitant doublement : parmi les actes de production de droit, on n'examinera ni ceux dont l'objet n'est pas de poser des normes mais de constituer dans le chef d'un être individualisé une qualité qui le soumette à un statut lui-même déterminé par des règles déjà établies (autrement dit de créer une situation juridique objective) ni, dans le genre des actes normatifs, ceux qui n'ont pas pour objet de poser des règles mais des normes individuelles. On partira des deux modèles idéaux qui se partagent plus généralement les opérations de production de droit ; situés aux antipodes l'un de l'autre, ils s'opposent par deux sortes de caractères, tenant respectivement à la position des destinataires des règles par rapport à leur auteur, et à leur position les uns par rapport aux autres.

Le caractère le plus immédiatement perceptible est le premier, et c'est à lui qu'on pense d'abord, en droit international comme en droit interne. Dans le modèle contractuel, du droit autonome est, sinon toujours produit par l'action conjointe de ceux qui en ressentiront les effets (qu'on pense aux contrats d'adhésion), du moins rendu efficace entre eux par l'acceptation individuelle de chacun. Dans le modèle législatif au contraire, une autorité, à laquelle les futurs assujettis participent éventuellement ou à la formation de laquelle ils ont pu contribuer mais qui se présente face à eux comme le titulaire d'une puissance normative dont ils ne sont que l'objet, produit unilatéralement du droit hétéronome qui, dans la mesure de sa validité, impose de plein droit ses effets à chacun de ceux qui entrent dans son champ d'application.

Un second caractère oppose pourtant les deux modes de façon moins visible, et tient à la nature des relations que la loi et le contrat établissent, ou au contraire n'établissent pas, entre ceux à qui s'étendent leurs effets : dans le cas qui nous occupe, entre ceux qui sont soumis aux règles qu'ils posent l'une et l'autre. En mettant en cause la possibilité d'une législation par la voie conventionnelle, on n'entend pas suggérer en effet que le procédé contractuel serait inapte à produire des règles ; en particulier, les qualités qu'on désigne des termes peut-être trompeurs d'abstraction et de généralité, qualités souvent jugées étrangères au contrat et qui caractériseraient la loi ou plus généralement le type dont la loi est un cas particulier, appartiennent en réalité à l'un et l'autre modes. Que la règle contractuelle désigne nominativement ceux de qui elle détermine les conduites (ce sont tout simplement les parties au contrat), tandis que la règle législative les désigne par leur appartenance, au moment où elle opérera, à une catégorie définie de façon abstraite au moment où elle a été faite, c'est là une différence contingente qui ne touche pas au caractère par quoi elles se rattachent toutes deux à la classe des règles : l'une comme l'autre détermine la conduite de ses destinataires sur le mode « hypothétique » ; chaque fois que, si elles doivent jamais l'être, seront réunies dans une situation concrète les circonstances énoncées dans l'hypothèse que la règle a visée, alors ses dispositions normatives devront s'appliquer, et la conduite du ou des destinataires, nommément identifiés ou non, se conformer aux prescriptions de la règle énoncée. Dans ces conditions, ce n'est pas la nature conventionnelle du mode d'énonciation qui empêcherait en toute circonstance une opération contractuelle de produire des règles entre les parties, car rien en elle ne s'y oppose, c'est seulement le fait que, dans tel cas particulier, les parties ne lui ont pas assigné pour objet de produire des règles mais de régir leur conduite sur le mode « catégorique » dans des conditions telles que, une fois les normes contractuelles observées et l'obligation correspondante exécutée, le contrat aura d'un seul coup épuisé ses effets.

Si donc il fallait conclure à l'impossibilité de légiférer par la voie conventionnelle, ce ne serait pas en raison d'une incompatibilité supposée entre l'objet matériel de la législation (poser des règles) et la technique formelle du contrat (désigner nominativement les destinataires des normes de conduite qu'il comporte) mais parce que les règles législatives et les règles conventionnelles n'établissent pas entre ceux qu'elles lient le même type de rapports. En effet, par le jeu même du mode hétéronome de détermination des assujettis, la technique législative traite chacun d'eux, envisagé en lui-même et quoi qu'il en puisse être des autres, comme destinataire objectif des règles incluses dans l'acte dont elle assure la production ; que les autres participants à la collectivité de ses destinataires le soient en même temps que lui est indifférent à la conduite attendue de chacun dès lors qu'il entre dans son champ d'application. À l'opposé, la technique contractuelle vise à régir de façon solidaire, plus que les conduites individuelles des contractants, le rapport qui les unit les uns aux autres ; chacun stipule et promet, sans doute, mais ce n'est là que l'objet de son action propre et non pas celui du contrat en tant qu'opération juridique ; ce n'est pas à ces formulations unilatérales de volonté que la loi attache les effets objectifs que les contractants ont cherché à produire mais dont il ne dépend pas d'eux qu'elles les produisent effectivement, c'est à l'opération contractuelle à laquelle elles concourent ; parce qu'elle ne les isole pas les uns des autres, celle-ci, une fois accomplie, écarte la possibilité de voir en chaque contractant individuel le point d'imputation singulier d'une règle déterminant objectivement sa conduite à lui alors que, destinataires intersubjectifs des règles, ils apparaissent liés l'un à l'autre comme les éléments d'un ensemble dont ils sont conjointement l'objet.

Eu égard à la différence essentielle qu'on vient de relever entre règles contractuelles et règles législatives, se demander si le droit international comporte la possibilité de légiférer par la voie conventionnelle, ce n'est évidemment pas mettre en cause le mode autonome de production de droit et supposer qu'un traité pourrait produire des effets à l'égard d'un État qui n'aurait pas consenti à se lier, c'est chercher à savoir si l'usage exclusif du mode formel du traité, considéré comme ce qui, dans l'ordre juridique international, s'apparente le plus directement à l'opération contractuelle du droit interne, permet d'y produire un équivalent substantiel acceptable de ce qui, dans l'ordre propre à celui-ci, résulte de la loi ou, plus généralement, du type dont la loi est par excellence l'illustration, autrement dit des règles laissant apparaître le deuxième des caractères relevés à l'instant, leur efficacité inconditionnelle pour chacun de ceux qui y sont soumis, sans égard à un mode de formation qui les a envisagés solidairement. L'opération contractuelle peut-elle produire des énoncés dans lesquels l'État, une fois qu'il a contribué à leur énonciation comme coauteur d'un texte, et à condition bien sûr de les avoir acceptés pour son compte, apparaîtrait avant tout dans sa qualité de destinataire objectif des règles que celui-ci exprime, en tant qu'il entre dans leur champ matériel et personnel d'application, comme le font les destinataires des énoncés constitutionnels, législatifs, réglementaires..., et non pas dans celle de participant à la relation intersubjective régie par la règle en cause ?

On ne s'interrogerait pas sur la possibilité d'énoncés oublieux d'un monde d'énonciation qui paraissait pourtant leur conférer des caractères originaux, si tant la codification conventionnelle de larges pans du droit international général que la multiplication des traités multilatéraux énonçant dans les domaines les plus divers des règles à vocation universelle ne donnaient corps à une vision du droit conventionnel où la généralité des énoncés qui en sont l'objet, si voisine en apparence de celle de la loi, finit par faire perdre de vue la technique qui en a permis l'énonciation, et qui est celle du traité. Traités-lois, traités-contrats, la distinction doctrinale des traités selon leur objet ne date d'ailleurs pas d'hier et, à condition de ne pas étirer la métaphore au-delà du point où elle peut rendre compte de ce qu'elle prétend suggérer, elle n'est pas sans mérite dans un univers normatif indifférencié où, le procédé législatif faisant défaut, l'opération conventionnelle est contrainte d'assumer cumulativement les fonctions dont la loi et le contrat s'acquittent chacun de son côté en droit interne. Sans doute la convention de Vienne du 23 mai 1969 a-t-elle pris soin de ne pas consacrer une distinction matérielle des traités d'où serait nécessairement résultée la soumission à des régimes formels partiellement distincts des opérations qui commandent la production d'actes relevant de catégories différentes ; ce parti de principe ne doit cependant pas faire négliger les dispositifs dérogatoires que les États introduisent expressément dans leurs conventions particulières ou qu'infèrent les organes chargés de l'application de certaines catégories d'engagements de ce qui, dans leur objet, leur paraît devoir appeler des différences de traitement par rapport au droit commun. Ce besoin justifie qu'on libère le régime juridique de certaines règles d'origine conventionnelle des contraintes auxquelles les soumettrait normalement leur mode de formation ; il explique par exemple la mise à l'écart de l'exception d'inexécution telle qu'elle joue habituellement dans le cadre du droit interne (art. 55, in fine, de la Constitution) comme du droit international (art. 60 de la convention de Vienne), chaque fois qu'elle conduirait à laisser inappliquée une règle que, conventionnelle ou non, on veut faire échapper à la précarité qu'elle doit à son origine. Mais, même mis en place dès la confection du traité, c'est au stade de son application que joueront ces mécanismes, qui concernent le régime de l'acte juridique qu'est le traité et non celui de l'opération conventionnelle qui l'a produit ; dissociant ici, autant que faire se peut, l'opération conventionnelle et les règles auxquelles elle donne naissance (si, comme dans le cas qui nous occupe, tel est bien son objet), on laisse de côté le régime de l'acte qui, même tributaire de son mode conventionnel de formation, dépend avant tout du domaine régi par les règles qu'il porte, par exemple celui des droits fondamentaux internationalement garantis, pour ne s'intéresser qu'au régime de l'opération, dans lequel les exigences structurelles du mode conventionnel de formation passent au premier plan.

Dans la confection de la loi, l'adoption du projet par l'organe législatif a un double objet ; il s'agit d'une part de mettre un terme à la formation d'un texte, c'est-à-dire d'un ensemble d'énoncés doté d'une signification sémantique (on a ainsi déterminé ce que le texte dit...) quoique dénué par lui-même d'une valeur légale spécifiée (... mais sans préciser ce que l'opération fait); d'autre part d'attribuer à ce texte une autorité légale particulière par une qualification formelle permettant de le rattacher à une catégorie constitutionnellement définie, celle de la loi plutôt que celle de la résolution par exemple, d'où il tire une signification pragmatique que bien sûr ses auteurs avaient en vue dès l'abord mais que seule lui conférera, une fois l'acte promulgué, la forme législative dans laquelle il s'est coulé. Or, on va le voir, l'opération destinée au bout du compte à former un engagement conventionnel entre États obéit au même schéma, mais seulement dans l'une de ses deux faces. Prise dans sa totalité, l'opération se décompose en effet en plusieurs éléments, dans lesquels, mais cela ne change rien à qui est ici en cause, on peut voir des fragments d'une opération juridique complexe ou une chaîne d'opérations juridiques liées par leur terme commun ; et on ne peut comprendre l'opération globale qu'en démembrant analytiquement cet ensemble, dans lequel se conjuguent une procédure collective, très voisine de ce par quoi on vient de caractériser l'opération législative, et une procédure individuelle qui n'y trouve aucun équivalent ; cette dualité apparaît au grand jour dans le cas des engagements multilatéraux soumis à une procédure en deux temps, celui au terme duquel le texte est collectivement adopté, et celui qui voit les États signataires devenir « contractants », quoique pas encore « parties », du fait de sa ratification ou de son approbation ; mais à vrai dire, bien loin d'être une exception, il ne fait qu'illustrer un mécanisme de portée générale, simplement masqué dans les traités qui engagent l'État par la seule signature de son représentant par le fait que, comme dans l'opération législative, les deux ressorts y jouent simultanément.

Le versant collectif de la procédure conventionnelle voit les États qui ont négocié sur la matière en cause concourir individuellement à une opération commune d'adoption d'un ensemble d'énoncés, opération dont le double objet est de rendre celui-ci intangible (c'est désormais un texte, et non plus un projet) et d'attribuer dès à présent à ce qu'il réunit la qualité plus particulière d'énoncés conventionnels, dont la valeur et les effets dépendront le moment venu du droit international des traités, même s'ils sont réduits pour l'instant à la virtualité en attendant que soient faits les actes-conditions desquels dépend pour chacun l'acquisition de la qualité d'État contractant et que se réalise le fait-condition (l'entrée en vigueur du traité) à quoi est subordonné pour tous l'accès au statut d'État partie. Rien de contractuel là-dedans, on le voit, rien qui établisse un lien autre que fonctionnel entre participants individuels à une opération collective et rien par conséquent qui donne prise à une quelconque forme de réciprocité entre qui que ce soit : le mécanisme de production des énoncés conventionnels n'est pas lui-même conventionnel, mais proprement législatif, et le fait que leur coauteurs, s'il est légitime de les appeler ainsi, n'appartiennent pas à un corps comme les membres d'un organe légiférant n'altère en rien cette conclusion, il interdit tout au plus d'attribuer l'opération législative à un être collectif pour la rendre imputable à une collectivité d'êtres.

C'est seulement sur l'autre versant de l'opération conventionnelle (on ne dit pas dans l'autre phase, puisque adoption du texte et engagement de l'État peuvent coïncider dans le temps), celui de l'expression par chacun du consentement à être lié, que point quelque chose qui peut donner prise à la réciprocité, parce que l'État y figure cette fois dans sa qualité individuelle et que ses actes unilatéraux, ratification, approbation, adhésion, etc. (ou même simple signature si, dans une procédure à un seul temps, le traité prévoit qu'elle aura cet effet) ont pour objet d'établir un lien de droit - ce qu'un civiliste français appellerait un rapport d'obligation - entre lui et chacun de ceux qui auront fait de leur côté les mêmes actes, autrement dit qui se seront comme lui engagés. Sera-t-il permis de faire appel ici au vocabulaire des grammairiens, plus expressif peut-être que celui des juristes quand il s'agit de faire percevoir le sens du mot de réciprocité dans le présent contexte et la présence essentielle de ce qu'il désigne dans le mécanisme conventionnel ? D'une construction pronominale du verbe qui n'en fait pas un substitut de la voie passive (« les traités se divisent en plusieurs catégories ») ni n'emprunte la voie active mais en privant le verbe d'un complément d'objet que son intransitivité lui interdit (« la catégorie des traités-lois s'évanouit d'elle-même »), on dit qu'elle est réfléchie ; mais deux espèces de construction exprimant une action du sujet se partagent ce genre, la réflexive et la réciproque, selon que le verbe exprime une relation entre le sujet et lui-même, alors envisagé simultanément en tant qu'objet, ou une relation entre des sujets d'un même ensemble, revêtant alternativement les qualités de sujet et d'objet. Appliquée au domaine qui nous occupe, la distinction se laisse aisément illustrer par les deux constructions possibles du verbe « s'engager » ; par la ratification d'un traité, un État s'engage individuellement lui-même, de manière réflexive, à respecter les énoncés qu'il comporte ; mais c'est aussi ce à quoi s'engagent les États les uns envers les autres, par le concours de leurs ratifications individuelles, et de manière réciproque cette fois. Qui ne voit cependant que cette présentation binaire ne rend pas compte de la réalité de l'opération conventionnelle, alors que jamais l'expression par un État individuel de son consentement à être lié par un traité n'a pour objet de le lier réflexivement, fût-ce sous la condition suspensive de son entrée en vigueur, mais seulement de rendre possible la constitution d'un lien conventionnel réciproque, entre lui et un autre État au moins ? Conclu à titre onéreux ou non, synallagmatiques ou pas, les traités sont des traités, pas des engagements unilatéraux, et leur objet est d'organiser des rapports entre sujets, pas de déterminer séparément la conduite de ceux qu'ils visent ; et même ceux qui, du fait de la matière sur laquelle ils portent, se présentent le plus ouvertement comme destinés à créer à la charge des États qui les acceptent des obligations inconditionnelles et non réciproques, desquels en particulier l'efficacité ne dépendra pas de leur application effective par les autres parties, même ces traités-là requièrent, pour obliger internationalement l'État le mieux disposé à en accepter les charges, la rencontre d'un autre État partageant sa disposition. Ainsi l'opération conventionnelle ne parvient-elle jamais à produire dans la forme du traité de la législation matérielle au sens propre ; quand bien même d'ailleurs, hypothèse qui s'en rapproche le plus quant au fond, les États concluraient une convention de droit uniforme tendant à reproduire dans leur droit interne, pour qu'il y régisse les rapports entre particuliers, le texte même dont ils sont ensemble convenus dans l'ordre international, l'objet de leur convention ne serait encore pas d'opérer incorporation des énoncés conventionnels - cela, ce sera l'effet d'un acte spécial de réception ou c'est déjà celui d'une disposition constitutionnelle relevant du droit interne, qui opèrent parallèlement dans les ordres juridiques des États parties - mais d'obliger internationalement chaque partie à le faire ; d'engager l'une envers l'autre, inévitablement, par le jeu formel de la conventionnalité même, et quelque peu réciproque que soit la substance des règles adoptées en commun.

Au reste, est-ce bien toujours ce rapport de commutation inhérent au mécanisme conventionnel qu'évoque dans l'esprit des juristes le mot de réciprocité ? Ce que l'alinéa 15 du préambule de la constitution de 1946 désigne de ce terme relève de tout autre chose, au moins dans la signification que lui a attribuée le Conseil constitutionnel. « Sous réserve de réciprocité, affirme cette célèbre formule dont presque chaque mot est impropre, la France consent aux limitations de souveraineté nécessaires à l'organisation et à la défense de la paix » ; rapprochée de celle de l'article 55, où la chose figure (l'autorité interne de la convention internationale « sous réserve [...] de son application par l'autre partie ») sinon le mot qui la désignerait le plus adéquatement, il semble qu'il s'agisse des deux faces de la même réciprocité, dont l'action serait répartie dans le temps entre le régime de l'opération et celui de l'acte, l'une ayant pour objet de prévenir la conclusion d'un traité non réciproque, au moins dans le champ que prétend régir l'alinéa 15, l'autre de le priver de l'« autorité » constitutionnelle qui en fait un élément de la légalité applicable par les organes qui en sont chargés ou, autre version possible, de l'y rétrograder dans un rang plus modeste. Cette réciprocité, cependant, est-elle formelle et attachée aux mécanismes de l'opération conventionnelle, comme celle qu'on a décrite ci-dessus, ou substantielle et dépendante du contenu des conduites stipulées et promises par les États parties ? Pour celle de l'article 55, la réponse n'est guère douteuse : si, de l'inapplication de son engagement par un partenaire conventionnel, doit résulter la mise à l'écart par les organes internes (le législateur, le juge, le gouvernement, peu importe ici la réponse à cette question disputée) de ce à quoi la France s'était engagée de son côté, c'est pour des raisons qui tiennent à la nature conventionnelle de l'opération (à la « cause » de son engagement, si l'on veut utiliser ce vocabulaire), dont la réciprocité initiale se prolonge dans le régime de l'acte, et elles ne touchent pas au fond des règles : ce qu'il s'agit de garantir, c'est le principe formel de commutation auquel a initialement obéi l'opération conventionnelle quand bien même, prestations et contre-prestations étant déséquilibrées dès l'origine, le traité n'aurait jamais été substantiellement réciproque. Moins certaine est à première vue la nature de la réciprocité exigée dans l'alinéa 15, qui aurait pu se lire en termes d'équivalence des prestations, mais que la pratique a choisi de comprendre comme érigeant en condition de conformité à la constitution des engagements qu'il vise l'identité et la simultanéité de la renonciation des parties à leur compétence pour agir, ou à leur pouvoir de le faire discrétionnairement, dans le domaine couvert par le traité ; exigence strictement formelle par conséquent, toute la constitutionnalité substantielle étant reportée sur l'exigence de compatibilité du traité avec les conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale. En ne s'interrogeant toutefois - l'occasion en aurait-elle manqué ? - sur le respect de la condition de réciprocité de l'alinéa 15 que dans le cas de traités dont le texte même posait comme condition d'entrée en vigueur pour chacun d'entre eux qu'ils fussent ratifiés par l'ensemble des États signataires, le Conseil constitutionnel a réduit le concept d'engagement réciproque à la catégorie de ce qu'une partie de la doctrine internationaliste désigne du nom d'engagements « interdépendants », ces énoncés conventionnels qui ne valent pour chacun des membres d'un ensemble solidaire que s'ils valent pour eux tous. Il a ainsi laissé dans l'ombre l'idée de commutation qui anime le mécanisme conventionnel en général : si la réciprocité de l'engagement exige que tous se dépouillent en même temps, au point même que le sacrifice que chacun se déclare prêt à faire à la cause commune ne puisse prendre effet que par le sacrifice du dernier d'entre eux, c'est de solidarité plus que de réciprocité qu'il s'agit ; et si elle ne doit jouer que dans l'hypothèse où le traité en cause l'a expressément requis, elle cesse d'être consubstantielle au principe conventionnel pour s'attacher à une catégorie spéciale de traités unanimes où les États n'apparaissent plus que comme les éléments composants d'un législateur international collectif : l'action de celui-ci ne s'arrête plus alors à la formulation des énoncés et à l'attribution de leur valeur légale, elle s'étend à la détermination de leurs destinataires qui, cessant de dépendre de décisions individuelles des États, distinctes de leur participation à l'opération collective d'énonciation des règles, fait alors partie de leur énoncé même. Rien dans la formation d'une telle catégorie de traités ne va contre la nature du procédé conventionnel, mais il serait dommage qu'elle épuise à elle seule le sens d'une règle constitutionnelle qui, sous le nom sans doute inadéquat de réciprocité, appelle l'attention sur la solidarité essentielle des participants aux opérations conventionnelles, et rend assez bien compte ainsi d'un mécanisme fondamental du droit qui les régit toutes, dans l'ordre international comme dans l'ordre interne.