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Le juge pénal face aux exigences constitutionnelles

Didier REBUT - Professeur à l'Université Panthéon-Assas (Paris II)

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 16 (Dossier : le Conseil constitutionnel et les diverses branches du droit) - juin 2004

L'empreinte du droit constitutionnel sur le droit pénal et la procédure pénale est un phénomène qui est très largement connu et suivi par les criminalistes. Son observation remonte presque à son apparition. Elle a en effet accompagné les premières décisions qui ont expressément constitutionnalisé les principes fondamentaux de la matière pénale. Par exemple, la décision en date du 20 janvier 1981 fut immédiatement remarquée par la doctrine qui prit la mesure de son importance(1). Celle-ci en saisit la portée, laquelle tenait notamment à l'affirmation de la force constitutionnelle de l'exigence de précision des infractions et de la rétroactivité in mitius à partir d'articles de la Déclaration des droits de l'homme qui ne les exprimaient pas formellement. Les décisions ultérieures suscitèrent la même attention, dont les incidences pénales furent régulièrement mises en avant par les doctrines pénales et constitutionnelles. Le constat d'une constitutionnalisation nouvelle de la matière pénale fut alors dégagé dans des études générales(2). Ces analyses se retrouvent maintenant dans les ouvrages de droit pénal général et de procédure pénale qui font souvent mention des sources constitutionnelles de leur matière(3). Celles-ci participent d'ailleurs du discours sur le déclin du principe de la légalité, lequel ne permet plus de rendre compte de l'ensemble des sources du droit pénal(4).

Le nouveau fondement constitutionnel des principes fondamentaux du droit pénal et de la procédure pénale est sans aucun doute la manifestation la plus évidente de cette constitutionnalisation de la matière pénale. L'intérêt dont elle fait l'objet est maintenu par l'augmentation constante des principes constitutionnels. Ceux-ci ont largement débordé le cadre de la loi pénale, pour concerner aussi les peines, la responsabilité pénale et le procès pénal. La liste est devenue longue des principes qui bénéficient d'une valeur constitutionnelle ou, à tout le moins, d'une protection constitutionnelle. On sait que les principes constitutionnels sont ceux qui sont expressément posés par les textes constitutionnels ou qui sont reconnus comme des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. Il s'agit notamment du principe de la légalité des délits et des peines, du principe de la non-rétroactivité de la loi pénale plus sévère(5), du principe de la nécessité des peines(6), du respect de la liberté individuelle(7) ou encore de la présomption d'innocence(8). De leur côté, le respect des droits de la défense(9), le principe de la responsabilité pénale du fait personnel(10) et celui de l'atténuation de la responsabilité pénale des mineurs(11) ont été reconnus comme des principes fondamentaux reconnus par la lois de la République. Mais il y a aussi les principes impliqués par les principes constitutionnels ou nécessaires à leur sauvegarde. S'ils n'ont pas certes une valeur constitutionnelle, ils bénéficient néanmoins d'une protection proche des principes constitutionnels puisqu'ils en garantissent le respect(12). L'exigence de précision des infractions en est un exemple qui découle du principe de la légalité des peines tel qu'il est formulé à l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme(13). C'est le cas aussi de la séparation des fonctions de poursuite et de jugement qui a été considérée comme nécessaire à la sauvegarde de la liberté individuelle, de sorte qu'elle doit être respectée dans les procédures de jugement des crimes et des délits(14).

Ces illustrations montrent que la constitutionnalisation a presque atteint l'ensemble des principes généraux du droit pénal général et de la procédure pénale. Elle a d'ailleurs permis de donner un fondement textuel à des principes qui n'en avaient pas. Par exemple, l'exigence de précision des infractions était demeurée théorique avant que le Conseil constitutionnel ne la formulât dans sa décision en date du 20 janvier 1981(15). La constitutionnalisation a même porté sur des principes qui n'en étaient pas ou, à tout le moins, qui n'avaient pas la signification que le Conseil constitutionnel leur a donnée. C'est ainsi qu'il a déduit que le principe de la nécessité des peines avait une répercussion sur le prononcé des peines. Ayant estimé que le principe de la nécessité des peines imposait que le juge pénal prononce l'ensemble des peines infligées à une personne condamnée(16), il a refusé qu'une loi prévoit qu'une peine d'incapacité d'exercer une fonction publique élective puisse être appliquée de plein droit sans que le juge doive expressément la prononcer. Il a notamment précisé que le prononcé par le juge devait intervenir « en tenant compte des circonstances propres à l'espèce ». Le Conseil constitutionnel entend donc le principe de la nécessité des peines comme exprimant une exigence d'adaptation de la répression pénale à chaque espèce, ce qui implique que les peines infligées soient toutes expressément prononcées par le juge pénal. Or, c'est une exigence qui n'avait jamais été rattachée au principe de la nécessité même si elle avait été réclamée au nom de l'exigence d'individualisation des peines. Il est vrai que la décision du Conseil est intervenue après l'entrée en vigueur du code pénal de 1992, lequel avait posé l'exigence du prononcé judiciaire des peines applicables dans son article 132-17. On s'aperçoit, à ce titre, que ces constitutionnalisations innovantes ont souvent suivi des décisions de la Cour européenne ou des interventions légales. L'exigence de précision a, par exemple, été formulée après que la Cour européenne l'ait posée dans son arrêt Sunday Times (17). La nécessité de la séparation des fonctions d'instruction et de jugement a pareillement été formulée à la suite des exigences d'impartialité posée par la Cour européenne, le Conseil constitutionnel ayant seulement rattaché cette séparation à la sauvegarde de la liberté individuelle à défaut de pouvoir la mettre en rapport avec une exigence d'impartialité qui n'est pas expressément posée par les principes constitutionnels.

Au-delà de ces différences d'objet, cette constitutionnalisation entraîne une même exigence de respect des principes constitutionnels par le législateur. À ce titre, elle porte sur la prévision des lois pénales dont elle impose qu'elles leur soient conformes. Si elle a pour conséquence de conférer une autorité renforcée aux principes qui en bénéficient, elle semble néanmoins hors de portée du juge pénal puisqu'elle intervient, par hypothèse, en amont de son intervention. C'est en effet une affaire entre le juge constitutionnel et le législateur. L'épreuve de constitutionnalité est tout entière passée devant le Conseil constitutionnel lequel fait seul la part des dispositions constitutionnelles et inconstitutionnelles. Au bout du compte, les incidences pénales de cette constitutionnalisation apparaissent principalement théoriques, lesquelles résident dans le nouveau fondement constitutionnel de principes classiques. C'est de cette façon qu'il en est fait état par les ouvrages de droit pénal général et de procédure pénale. Ceux-ci l'exposent dans leur recensement des sources du droit pénal et de la procédure pénale(18). La constitutionnalisation de la matière pénale y est présentée dans ses rapports avec la loi pénale qu'elle a pour effet de subordonner aux principes constitutionnalisés. Ce serait donc un phénomène qui concernerait seulement la prévision législative des lois pénales et qui n'aurait pas d'incidence sur leur application judiciaire d'autant plus que le juge pénal est incompétent pour apprécier la constitutionnalité d'une loi(19). C'est pourquoi il pourrait être réduit dans l'exposé des sources de la matière pénale. Dans ces conditions, la constitutionnalisation du droit pénal et de la procédure pénale semble surtout relever du droit public, étant donné qu'elle se joue exclusivement entre le Conseil constitutionnel et le législateur et laisse de côté le juge pénal. Le droit pénal en recueille les effets sur ses sources sans que son application judiciaire en soit affectée.

Mais cette approche de la constitutionnalisation de la matière pénale en ignore un autre aspect qui implique directement le juge pénal. La décision constitutionnelle n'est pas nécessairement partagée entre la constitutionnalité qui valide la loi et l'inconstitutionnalité qui la censure. Elle peut être intermédiaire et la valider sous réserve que son application respecte l'interprétation que le Conseil constitutionnel en a donnée. Dans cette hypothèse, le juge pénal est le destinataire de la décision du Conseil qui lui demande de garantir l'application constitutionnelle des dispositions en cause (I). La constitutionnalisation du droit pénal et de la procédure pénale aurait donc aussi un effet sur la jurisprudence pénale laquelle doit intégrer les principes et les décisions constitutionnels quand elle porte sur les dispositions légales que le Conseil a validées sous réserve d'interprétation (II).

Partie I

Les réserves d'interprétation que le Conseil constitutionnel formule assez souvent dans ses décisions portent sur les conditions d'application de la loi qui en fait l'objet(20). Elles consistent à subordonner la conformité constitutionnelle de dispositions légales à leur future mise en oeuvre judiciaire dont le Conseil détermine par avance les modalités nécessaires à cette conformité. Celles-ci sont les conditions de la constitutionnalité des dispositions en cause que leur application doit, à ce titre, respecter.

Le Conseil constitutionnel a, par exemple, soumis la validité constitutionnelle des contrôles d'identité de police administrative à la justification de « circonstances particulières établissant le risque d'atteinte à l'ordre public qui a motivé le contrôle »(21). Il a à cette fin enjoint à l'autorité judiciaire « de contrôler en particulier les conditions relatives à la légalité, à la réalité et à la pertinence des raisons ayant motivé les opérations de contrôle et de vérification d'identité » et « d'apprécier, s'il y a lieu, le comportement des personnes concernées ». La réserve émise limite donc le recours aux contrôles d'identité de police administrative, lesquels ne peuvent intervenir qu'en présence de circonstances particulières permettant de caractériser le risque d'atteinte à l'ordre public qui conditionne la conformité constitutionnelle de ces contrôles. Comme l'a formellement indiqué le Conseil constitutionnel, c'est au juge judiciaire qu'il incombe de veiller à cette conformité constitutionnelle en vérifiant la présence des circonstances particulières exigées par celui-là comme condition de cette conformité. Dans ces conditions, c'est bien le juge pénal qui est le destinataire de la réserve d'interprétation émise par le Conseil constitutionnel puisque celle-ci a vocation à diriger sa jurisprudence.

Il existe bien évidemment d'autres réserves d'interprétation formulées sur des dispositions pénales. La création d'un délit de dépassement de 50 km/h de la vitesse autorisée a ainsi été subordonnée à son intentionnalité(22). En l'occurrence, le Conseil constitutionnel a précisé « qu'en l'absence de précision sur l'élément moral de l'infraction [...], il appartiendra au juge de faire application des dispositions générales de l'article 121-3 du code pénal aux termes desquelles il n'y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre ». Dans le même sens, les peines applicables au délit de racolage passif ont été validées à la condition que « la juridiction compétente (prenne en compte), dans le prononcé de la peine, la circonstance que l'auteur a agi sous la menace ou par contrainte »(23). C'est récemment la loi dite « Perben II » qui a fait l'objet de plusieurs réserves d'interprétation(24). Celles-ci ont principalement porté sur la nouvelle procédure applicable à la criminalité et à la délinquance organisée. Le Conseil constitutionnel a notamment exigé que cette procédure s'applique à des crimes et délits « d'une gravité et d'une complexité particulières » et que « les restrictions (apportées) aux droits constitutionnellement garantis soient nécessaires à la manifestation de la vérité, proportionnées à la gravité et à la complexité des infractions commises et n'introduisent pas de discriminations injustifiées ». Il a d'ailleurs constaté que ses exigences étaient celles-là mêmes prévues à l'article préliminaire du code de procédure pénale. Le Conseil constitutionnel a même délimité précisément la possibilité de mettre en oeuvre la procédure applicable à la criminalité organisée quand l'infraction en cause est un vol criminel. Il a réservé cette possibilité à la présence « d'éléments de gravité suffisants pour justifier les mesures dérogatoires » prévues par cette procédure spéciale et a conclu « qu'il appartiendra à l'autorité judiciaire d'apprécier l'existence de tels éléments de gravité dans le cadre de l'application de la loi déférée ».

Ces illustrations confirment que les réserves d'interprétation s'adressent directement au juge pénal auquel il est demandé de veiller à la mise en oeuvre constitutionnelle d'une disposition légale. Il s'agit certes d'un contrôle qui est strictement délimité dans son objet puisqu'il porte seulement sur les conditions d'application d'une disposition légale. Il est même réduit aux conditions d'application qui ont été expressément visées par la réserve d'interprétation. À ce titre, le juge pénal doit s'inscrire dans la voie qui lui a été tracée par la réserve d'interprétation et faire porter son contrôle sur les éléments que le Conseil constitutionnel lui a demandé de vérifier. Ce n'est donc pas un contrôle général de la conformité constitutionnelle de l'application de la disposition en cause. Concernant, par exemple, les contrôles d'identité de police administrative, la vérification constitutionnelle du juge pénal consiste à s'assurer qu'ils ont été pratiqués en présence de circonstances particulières permettant de caractériser le risque d'atteinte à l'ordre public qui les justifient. Ce contrôle réduit, qui s'exerce sur les modalités d'application d'une disposition, donne néanmoins lieu à un véritable examen de constitutionnalité puisqu'il est précisément destiné à garantir la conformité de l'application d'une loi à des principes constitutionnels. Sa seule particularité est d'être casuistique étant donné qu'il est nécessairement lié à une application. Il traduit cette idée que la constitutionnalité d'une loi ne suppose pas, dans tous les cas, celle de son application. C'est pourquoi il convient que le juge vérifie la constitutionnalité de cette application quand elle est exposée à être inconstitutionnelle.

C'est d'ailleurs un contrôle que le juge pratique parfois sur le fondement de la Convention européenne des droits de l'homme. On sait que celui-ci peut porter sur la seule application d'une disposition nationale dont il n'est pas soutenu qu'elle soit contraire à une stipulation de la Convention. C'est le même contrôle qui est demandé au juge pénal par le Conseil constitutionnel en cas de réserve d'interprétation. Le juge pénal est chargé de vérifier que l'application d'une disposition légale est conforme à un principe constitutionnel. L'unique différence avec le contrôle de la conformité d'une application légale à une stipulation conventionnelle semble tenir aux critères du contrôle judiciaire de constitutionnalité, étant donné que le juge pénal n'en a pas le libre choix. Ceux-ci sont en effet prédéterminés par le Conseil constitutionnel de sorte que le juge pénal doit nécessairement s'en servir quand il pratique son contrôle. C'est ainsi qu'il doit, par exemple, contrôler la mise en oeuvre constitutionnelle du délit de dépassement de plus de 50 km/h de la vitesse autorisée en vérifiant qu'il ne s'applique qu'à des faits intentionnels ou qu'il doit veiller à la conformité constitutionnelle du recours à la procédure applicable à la criminalité organisée en constatant que les faits de vol qui en ont fait l'objet présentaient des éléments suffisants de gravité.

Alors qu'il est résolument incompétent pour contrôler la constitutionnalité des lois pénales, le juge pénal peut être chargé par le Conseil constitutionnel de garantir la conformité constitutionnelle de leur application. Cette mission suppose qu'il intègre la réserve d'interprétation du Conseil constitutionnel à sa décision sur l'application de la disposition en cause. C'est la question de la réception des décisions du Conseil constitutionnel par le juge pénal et de l'effet de la constitutionnalisation du droit pénal et de la procédure pénale sur la jurisprudence pénale.

Partie II

Parce qu'elles s'adressent au juge pénal en lui demandant de vérifier les éléments nécessaires à une application constitutionnelle d'une disposition légale, les réserves d'interprétation du Conseil constitutionnel ont vocation à intégrer sa jurisprudence. La constitutionnalisation du droit pénal et de la procédure ne porte donc pas seulement sur les sources de la matière pénale(25). Elle a aussi un effet sur la jurisprudence quand celle-ci doit être accordée aux exigences posées par le Conseil constitutionnel quant à l'application constitutionnelle d'une disposition assortie d'une réserve d'interprétation. À ce titre, elle relève exclusivement du droit pénal, puisqu'elle se manifeste dans la jurisprudence du juge répressif.

Il ne suffit pas cependant de constater la portée judiciaire des réserves d'interprétation émises par le Conseil constitutionnel sur l'application future d'une disposition pénale. Il faut aussi en examiner la réception par le juge pénal pour en mesurer l'effectivité. C'est de cette façon qu'il est possible de conclure sur la réalité de l'impact de la constitutionnalisation de la matière pénale sur la jurisprudence pénale. Or, cette réception apparaît déjà inexistante au moins formellement. Le juge pénal ne vise pas en effet les réserves d'interprétation du Conseil constitutionnel alors même qu'il applique la disposition qui en a fait l'objet. Ce silence vaut même quand il semble les mettre en oeuvre en reproduisant les exigences qui ont été formulées par le Conseil constitutionnel. Si la chambre criminelle subordonne, par exemple, la validité d'un contrôle d'identité de police administrative à des circonstances particulières « pouvant établir la réalité d'un risque sérieux et actuel d'une atteinte à l'ordre public », elle ne fonde pas expressément son exigence sur la réserve d'interprétation qui avait été faite en ce sens par le Conseil constitutionnel(26). Cette absence de réception formelle est, il est vrai, attribuée à une tradition à laquelle il ne faudrait pas donner une signification substantielle. Elle s'expliquerait par le fait que la Cour de cassation « n'a pas coutume de viser expressis verbis une jurisprudence ou un arrêt, quels qu'ils soient »(27). Mais cette explication n'a plus la force qu'elle avait au moment où son auteur l'a donnée. S'il est incontestable que la Cour de cassation a très longtemps refusé de viser une jurisprudence au soutien de ses décisions, son attitude a changé. Il arrive parfois, par exemple, qu'elle vise expressément une jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme pour fonder sa propre décision(28). Elle pourrait donc pareillement viser la décision du Conseil constitutionnel qui a émis une réserve d'interprétation sur l'application d'une disposition légale. Ce visa pourrait d'autant plus intervenir que les décisions du Conseil constitutionnel s'imposent à elle en vertu de l'article 62 de la Constitution. Dans ces conditions, l'ignorance formelle des décisions du Conseil constitutionnel ne peut plus être seulement rapportée à la tradition. Sans doute pourrait-on la nuancer si elle était compensée par une véritable réception substantielle. Or, celle-ci est tout aussi décevante.

Il n'apparaît pas, en effet, que le juge pénal reprenne à son compte les réserves d'interprétation du Conseil constitutionnel(29). Les illustrations en ce sens ne sont pas significatives, parce qu'elles portent sur des exigences qui avaient été précédemment formulées par la chambre criminelle et que le Conseil constitutionnel avait ultérieurement reproduites dans ses réserves d'interprétation. C'est le cas, par exemple, de la subordination des contrôles d'identité de police administrative à l'existence de circonstances particulières « pouvant établir la réalité d'un risque sérieux et actuel d'une atteinte à l'ordre public ». L'exigence avait été préalablement posée par la chambre criminelle(30), de sorte que sa mise en oeuvre postérieure à la décision du Conseil constitutionnel s'explique plus par la continuité de la jurisprudence de la chambre criminelle que par l'application de la réserve d'interprétation émise par le Conseil constitutionnel. La même observation a pu être faite sur l'application par la chambre criminelle d'une réserve d'interprétation que la Conseil avait formulée sur la mise en oeuvre de l'article 733-1 du code de procédure pénale(31). Cette réserve reprenait là encore une exigence antérieure de la chambre criminelle, si bien que son application par celle-ci n'a pas véritablement réalisé une intégration substantielle de la réserve d'interprétation du Conseil constitutionnel à sa jurisprudence(32). Il ne semble donc guère exister d'exemples de réception substantielle par la chambre criminelle des réserves d'interprétation du Conseil constitutionnel. Celles-ci ne parviennent pas à pénétrer la jurisprudence pénale alors même qu'elles ont vocation à le faire.

Jointe à leur ignorance formelle, cette absence de réception substantielle des réserves d'interprétation pourrait témoigner d'une attitude délibérée de la chambre criminelle qui aurait choisi de ne pas s'en préoccuper. Cette position lui serait d'autant plus permise que sa soumission aux décisions du Conseil constitutionnel ne connaît pas de sanction. Le juge pénal ne semble en effet ni soucieux ni peut-être conscient de sa mission de garant de l'application constitutionnelle des dispositions légales accompagnées de réserves d'interprétation, puisqu'il ne s'emploie pas à les intégrer à sa jurisprudence.

Cette conclusion peut cependant être relativisée. Il apparaît que les réserves d'interprétation émises par le Conseil constitutionnel ont une portée générale qui n'en permet pas une mise en oeuvre précise et distincte. Elles recoupent souvent des principes que le juge pénal aurait de toute façon appliqués. Dans ces conditions, leur mise en oeuvre par celui-ci ne peut pas expressément ressortir de sa jurisprudence dès lors qu'il refuse de viser les décisions du Conseil constitutionnel qui les ont émises. La condition de prise en compte du contexte de menace ou de contrainte pour déterminer la peine applicable à une personne condamnée pour racolage passif relève, par exemple, d'une exigence d'individualisation des peines qui s'impose au juge pénal nonobstant la réserve d'interprétation du Conseil constitutionnel. Sa mise en oeuvre judiciaire est, à ce titre, invérifiable parce qu'elle est nécessairement intégrée à cette individualisation(33). Il en va de même pour l'exigence d'intentionnalité du délit de dépassement de plus de 50 km/h de la vitesse autorisée. Celle-ci se confond avec le principe de l'intention posé à l'article 121-3, alinéa 1er, du code pénal comme le Conseil constitutionnel l'avait lui-même rappelé(34). La même remarque vaut pour les réserves générales d'interprétation qui ont été émises quant à la mise en oeuvre de la procédure spéciale applicable à la criminalité et la délinquance organisées. Celles-ci recoupent les dispositions de l'article préliminaire du code de procédure pénale de sorte que leur future application par la chambre criminelle est exposée à demeurer inaperçue. Cette coïncidence entre les réserves d'interprétation du Conseil constitutionnel et des dispositions légales existantes ne permet pas de faire la part de celles-là et de celles-ci dans la jurisprudence pénale. La question se pose d'ailleurs des causes de ce conformisme du Conseil constitutionnel que le conduit au mieux à reprendre à son compte des solutions élaborées avant lui par d'autres et que ceux-ci appliquent déjà. Dans tous les cas, il n'est pas possible de conclure à une ignorance délibérée des réserves d'interprétation par la chambre criminelle. Il conviendra, à ce titre, d'attendre une réserve d'interprétation qui ne reprenne pas une jurisprudence existante ou qui ne recoupe pas une disposition légale. C'est alors qu'il sera possible de mesurer le véritable impact de la jurisprudence constitutionnelle sur la jurisprudence pénale quand les réserves d'interprétation du juge constitutionnel commanderont une application qui leur sera seule imputable. Cette occasion viendra peut-être avec les réserves d'interprétation émises sur la possibilité de recourir à la procédure spéciale applicable à la criminalité organisée en matière de vols criminels. La subordination de cette application à des « éléments de gravité suffisants » ne recoupe pas en effet les dispositions générales sur la mise en oeuvre de cette procédure. Il en résulte que la référence ultérieure à ces éléments ne pourra qu'être rapportée à une mise en oeuvre des réserves d'interprétation du Conseil constitutionnel. Ce sera l'occasion de connaître l'attitude du juge pénal à l'égard du juge constitutionnel. Ce pourrait être aussi le point de départ de l'intégration de la jurisprudence constitutionnelle dans la jurisprudence pénale.

Il est, en tout cas, certain que l'application future de la procédure pénale et du droit pénal spécial devra intervenir sur le double fondement de leurs dispositions légales et des réserves constitutionnelles d'interprétation qui pourront leur être apportées. La connaissance de la jurisprudence pénale devrait donc nécessiter celle de la jurisprudence constitutionnelle à mesure que celle-ci portera sur celle-là.

(1) Cons. const., 20 janv. 1981, n° 80-127 DC, D. 1982, jur. 441, note A. Dekeuwer.
(2) V. J. Le Calvez, « Les principes constitutionnels en droit pénal », JCP 1985.I.3198 ; L. Philip, « La constitutionnalisation du droit pénal », Rev. sc. crim. 1985, p. 711 ; L. Favoreu, « La constitutionnalisation du droit pénal et de la procédure pénale », Mélanges Vitu, Cujas, 1989, p. 169.
(3) V., par ex., pour le droit pénal général, G. Stefani, G. Levasseur, B. Bouloc, Droit pénal général, 18e éd., Dalloz, 2003, n° 102 ; J.-H. Robert, Droit pénal général, 5e éd., PUF, 2001, p. 120 et s.; F. Desportes, F. Le Gunehec, Droit pénal général, 9e éd., Economica, 2002, n° 271. V., par ex., pour la procédure pénale, S. Guinchard, J. Buisson, Procédure pénale, 2e éd., Litec, 2002, nos 74 et s.
(4) V. D. Rebut, « Le principe de la légalité des délits et des peines », in Droits et libertés fondamentaux, 9e éd., Dalloz, 2003, p. 509, spéc. n° 684.
(5) Cons. const., 19-20 janv. 1981, préc.
(6) Cons. const., 3 sept. 1986, déc. n° 86-215 DC ; Cons. const., 17 janv. 1989, déc. n° 88-248 DC ; Cons. const., 28 juill. 1989, déc. n° 89-260 DC ; Cons. const., 22 avr. 1997, déc. n° 97-389 DC.
(7) Cons. const., 12 janv. 1977, D. 1978, jur. 173, note L. Hamon et J. Leauté ; Cons. const., 18 janv. 1995, déc. n° 94-352.
(8) Cons. const., 2 févr. 1995, déc. n° 95-360.
(9) Cons. const., 19-20 janv. 1981, préc.; Cons. const., 3 sept. 1986, préc.; Cons. const., 2 févr. 1995, déc. n° 95-360.
(10) Cons. const., 16 juin 1999, déc. n° 99-411 DC.
(11) Cons. const., 29 août 2002, déc. n° 2002-461 DC, cons. 26.
(12) V. N. Molfessis, « La dimension constitutionnelle des libertés et droits fondamentaux », in Libertés et droits fondamentaux, 9e éd., Dalloz, 2003, p. 69, spéc. n° 159.
(13) Cons. const., 20 janv. 1981, préc.
(14) Cons. const., 2 févr. 1995, préc.
(15) Préc.
(16) Cons. const., 15 mars 1999, déc. n° 99-410 DC.
(17) CEDH, 26 avr. 1979, série A, vol. 30.
(18) V. les ouvrages préc.
(19) Crim., 21 janv. 1985, Bull. crim., n° 31 ; Crim., 20 déc. 1994, Bull. crim., n° 424 ; Crim., 29 mars 2000, Bull. crim., n° 146.
(20) V. sur l'ensemble de la question, T. Di Manno, « L'influence des réserves d'interprétation », La légitimité de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, coll. « Études juridiques », Economica, 1999, p. 189.
(21) Cons. const., 5 août 1993, déc. n° 93-323 DC.
(22) Cons. const., 16 juin 1999, préc.
(23) Cons. const., 13 mars 2003, déc. n° 2003-467 DC, cons. n° 63.
(24) Cons. const., 2 mars 2004, déc. n° 2004-492 DC, cons. nos 6, 17, 18, 33, 56, 65 et 107.
(25) V. supra.
(26) Crim., 17 déc. 1996, Bull. crim., n° 470, Rev. sc. crim. 1997, p. 401, obs. J.-P. Dintilhac, Procédures 1997, comm. 94, obs. J. Buisson ; Crim., 12 mai 1999, Bull. crim., n° 95, Dr. pén. 1999, comm. 124, obs. A. Maron, Procédures 1999, comm. 279, obs. J. Buisson.
(27) G. Rouhette, « L'effet des décisions du Conseil constitutionnel à l'égard des juridictions civiles », RID comp., n° spécial, vol. IX, 1987, p. 400. V. Dans le même sens, T. Di Manno, art. préc., spéc. p. 252 et .
(28) V., par ex., Civ. 1re, 26 nov. 1996, Bull. civ. I, n° 416.
(29) Il est patent, à ce titre, que l'auteur d'un ouvrage sur la question ait pu au mieux relever que la Cour de cassation appliquait « convenablement » ou « correctement » les réserves d'interprétation du Conseil constitutionnel (T. Di Manno, art. préc., spéc. pp. 25 et 259).
(30) Crim., 10 nov. 1992, Bull. crim., n° 370, D. 1993, Jur. 36, note D. Mayer.
(31) Cons. const., 3 sept. 1986, déc. n° 86-214 DC.
(32) Crim., 3 juill. 1989, pourvoi n° 88-87.190.
(33) Cons. const., 13 mars 2003, préc.
(34) Cons. const., 16 juin 1999, préc.