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Le juge, l'élu et la Constitution

François LUCHAIRE - Président honoraire de l'Université de Paris-I, ancien membre du Conseil constitutionnel, membre de la Commission de réflexion présidée par le professeur Pierre Avril, sur le statut pénal du président de la République

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 14 (Dossier : La justice dans la constitution) - mai 2003

L'élu peut-il être jugé par le magistrat ou par d'autres élus ? Le magistrat est-il bien placé pour condamner un comportement en partie politique ? À l'inverse l'élu est-il bien placé pour décider qu'un tel comportement est pénalement responsable ? Au total l'élu est-il un justiciable comme toute autre personne ?

À ces questions il est permis de trouver dans la Constitution des éléments de réponse qui concernent le président de la République, le ministre et le parlementaire.

I. Le président de la République

D'après la Constitution de 1958 (art. 67) complétée par l'ordonnance portant loi organique du 2 janvier 1959, la Haute Cour de justice compétente pour juger le président de la République ne comporte que des élus (12 députés, 12 sénateurs); mais en amont la commission d'instruction et le ministère public sont confiés à des magistrats. Cette participation (exclusive) des élus au jugement pouvait se comprendre dans la mesure où la Haute Cour ne paraissait avoir compétence que lorsque le président de la République était accusé de haute trahison (art. 68 de la Constitution). Cette incrimination n'était définie nulle part, pas plus d'ailleurs que sa sanction, son aspect politique justifiant le rôle des élus.

Mais avec la décision du Conseil constitutionnel du 22 janvier 1999 (408 DC), la responsabilité pénale du chef de l'État ne peut être mise en cause pendant l'exercice de ses fonctions que devant la Haute Cour de justice. Les élus qui la composent devront donc se prononcer à propos d'infractions, qui pour le justiciable ordinaire seraient jugées par les institutions judiciaires [Cette décision peut être rapprochée de celles rendues en 1967 (2 juin, 29 juin et 12 juill.) d'après lesquelles en raison de la compétence de la Haute Cour de justice, le Conseil constitutionnel n'a pas qualité pour se prononcer sur la conformité à la Constitution d'une déclaration du chef de l'État relative aux élections législatives].

La Cour de cassation, le 10 octobre 2001 n'a pas admis ce privilège de juridiction et l'a remplacé par une immunité temporaire. Elle a en effet considéré que l'article 68 ne donnait compétence à la Haute Cour de justice qu'en cas de haute trahison. Elle a donc jugé que le président de la République pouvait être poursuivi pour des actes sans rapport avec ses fonctions mais pas tant qu'il exerce celles-ci. Une fois ces dernières terminées, il pouvait être poursuivi devant les juridictions de droit commun, tous les délais de prescription étant suspendus pendant la durée de ses fonctions.

La commission chargée par le président de la République de faire toutes propositions utiles sur la responsabilité pénale du chef de l'État a remis le 12 décembre 2002 à ce dernier un rapport qui sous la présidence du professeur Avril propose de séparer totalement le judiciaire du politique.

D'une part, pour la commission, tant qu'il est en fonction, le chef de l'État ne pourrait faire l'objet de poursuites ou même être obligé de comparaître en tant que témoin, étant précisé que les procédures pourraient être reprises après la cessation des fonctions ; sur ce point la commission a donc rejoint la Cour de cassation.

Mais d'autre part, le Parlement constitué en Haute Cour pourrait destituer le chef de l'État en cas de « manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat ». La notion de haute trahison disparaît, elle est remplacée non seulement par des actes politiques contraires à la Constitution, mais aussi par des infractions particulièrement graves portant atteinte à la dignité de la fonction présidentielle.

C'est donc la fonction qui est protégée plutôt que son titulaire. Statuant uniquement sur la destitution, le Parlement ne se prononce que sur l'incidence politique des faits reprochés et nullement sur leur caractère pénalement répréhensible.

Cet examen reviendrait au juge de droit commun soit immédiatement si le président est destitué, soit à la fin de ses fonctions dans le cas contraire.

On comprend alors pourquoi la Haute Cour qui n'est plus « de justice » ne comprend aucun magistrat mais seulement des élus dont la décision ne lierait absolument pas le juge répressif. Le président destitué pourrait-il être acquitté ? Certainement ; il ne récupérerait pas son mandat mais pourrait simplement se présenter à l'élection présidentielle suivante. Beaucoup de bons esprits objectent qu'en raison de la composition politique des deux assemblées, il serait illusoire de penser que le chef de l'État puisse être destitué. Ce n'est pas faux, mais la commission a proposé que la loi organique précise que si le dixième des membres d'une assemblée dépose une résolution tendant à la destitution, cette résolution soit publiquement discutée dans un délai maximum de 14 jours. Certes il y a peu de chances qu'elle aboutisse mais du moins les faits reprochés au président de la République feront l'objet d'une discussion publique.

Les décisions du Parlement restent uniquement d'ordre politique et ne déterminent pas celles du juge. On comprend pourquoi le Parlement est constitué en Haute Cour et non en Haute Cour de justice.

II. Les ministres

La séparation fondamentale entre le politique et le judiciaire ne peut se poursuivre pour ce qui concerne la responsabilité pénale des ministres. En effet leur responsabilité politique résulte de l'article 49 de la Constitution qui permet à l'assemblée nationale de censurer le gouvernement ; le juge n'a pas à intervenir. Par contre, cette même Constitution (art. 68-1) dispose que « les ministres du gouvernement sont pénalement responsables des actes accomplis dans l'exercice de leurs fonctions et qualifiés crimes ou délits au moment où ils ont été commis ». « Ils sont jugés par la Cour de justice de la République ». Le lien entre l'infraction et la fonction suppose une appréciation qui, à l'évidence, a un certain caractère politique. On comprend que les élus y participent. Depuis la loi constitutionnelle du 27 juillet 1993 (art. 68-2 de la Constitution), la Cour de justice de la République comprend six députés, six sénateurs et trois magistrats de la Cour de cassation, dont l'un préside la Cour de justice.

Mais, en amont, la procédure est entièrement dans la main des magistrats : la loi organique du 23 novembre 1993 prévoit un filtrage confié à une commission des requêtes de sept magistrats (trois de la Cour de cassation, deux du Conseil d'État et deux de la Cour des comptes); l'instruction est assurée par trois magistrats du siège de la Cour de cassation ; le ministère public est assuré par le procureur général près la Cour de cassation.

Le rôle des magistrats permet d'éviter la plupart des conflits de compétence (mais pas tous) à propos de la notion « d'actes accomplis dans l'exercice de leurs fonctions » ministérielles. Cela est vrai pour les conflits positifs : on voit mal un juge répressif affirmer sa compétence à propos d'un acte qu'il estime sans rapport avec la fonction ministérielle, alors qu'une jurisprudence déjà établie de la Cour de cassation estime que cet acte est accompli dans l'exercice des fonctions (c'est le cas pour les délits de diffamation). Par contre un conflit négatif est toujours possible lorsque le juge ordinaire s'estime incompétent et qu'à un stade quelconque de la procédure conduisant à la Cour de justice (ou même par une décision de celle-ci), sa compétence serait écartée. Si la première décision est définitive, l'infraction ne pourra pas être sanctionnée.

Sous cette réserve, ce jugement en commun par des magistrats et des élus est-il satisfaisant ?

Les élus ont certainement quelques gênes à statuer sur le sort de ministres qui sont le plus souvent d'anciens collègues et parfois des amis ou encore qui ont des conceptions différentes (mais très estimables) des nécessités nationales. Les magistrats peuvent craindre d'être mal placés pour apprécier si un acte dommageable n'est pas commandé par des raisons (politiques) très pressantes et qui résultent de l'intérêt général ; cela d'autant plus que la décision gouvernementale dépend de plusieurs ministères et administrations.

On peut répondre que ce sont des domaines de réflexion dans lesquels élus et magistrats peuvent s'éclairer mutuellement.

Ce ne sont pas les seules difficultés rencontrées par la Cour de justice de la République : elle ne peut juger que les ministres et non leurs collaborateurs, les coauteurs de l'infraction. De plus, les victimes de celle-ci ne peuvent se porter partie civile devant la Cour ; leurs actions en réparation des dommages ne peuvent être portées que devant les juridictions de droit commun (art. 19 de la loi organique du 23 nov. 1993).

Les rapports du ministre avec le juge connaissent encore une autre restriction : si, pour les actes sans rapport avec ses fonctions, le ministre est un justiciable comme les autres, il ne peut toutefois comparaître comme témoin qu'après autorisation donnée par décret en Conseil des ministres, sur le rapport du ministre de la justice.

III. Le parlementaire

L'article 26 de la Constitution accorde au parlementaire une immunité et une inviolabilité. Ces avantages, considérés comme nécessaires à l'exercice du mandat, portent atteinte au principe d'égalité. C'est pourquoi ils paraissent aujourd'hui limités le premier par la jurisprudence, le second par la loi constitutionnelle.

Le premier alinéa de l'article 26 dispose qu'« aucun membre du Parlement ne peut être poursuivi, recherché, détenu ou jugé à l'occasion des opinions ou votes émis par lui dans l'exercice de ses fonctions ».

Comme tout acte privilégié, cette irresponsabilité ne peut être interprétée que restrictivement ; c'est pourquoi, les propos - écrits ou oraux - émis par un parlementaire dans l'exercice d'une mission que lui a confiée le gouvernement ne sont pas couverts par l'irresponsabilité (Cons. const., 262 DC du 7 nov. 1989); l'atteinte au principe d'égalité serait d'autant plus évident qu'une mission de cette nature peut être confiée à un non parlementaire.

Ce même article 26, dans sa rédaction originelle, disposait qu'« aucun membre du Parlement ne peut, pendant la durée des sessions, être poursuivi ou arrêté en matière criminelle ou correctionnelle qu'avec l'autorisation de l'assemblée dont il fait partie, sauf le cas de flagrant délit ». Certes, d'après le Conseil constitutionnel (18 DC du 10 juill. 1962), la démarche de levée de l'immunité ne conduit l'Assemblée à se prononcer que sur « le caractère sérieux, légal et sincère de la demande ». Il n'empêche que l'Assemblée se prononçait en fonction des faits eux-mêmes et effectuait ainsi une sorte de jugement sur les faits.

En modifiant cet article 26, la loi constitutionnelle du 4 août 1995 a accompli un nouveau pas dans le sens de la séparation des appréciations judiciaires et politiques : désormais l'autorisation, d'ailleurs donnée par le bureau de l'Assemblée et non par celle-ci, n'est nécessaire que pour une arrestation ou tout autre mesure restrictive de liberté, sauf le cas de flagrant délit. Les quelques affaires soumises aux bureaux des assemblées témoignent de ce que ces bureaux examinent si les faits présentés justifient pareille mesure. Mais surtout, si aucune demande d'arrestation ou de contrôle judiciaire n'est formulée avant la fin d'une procédure, le caractère définitif d'une condamnation permet l'arrestation sans autorisation [Il en était déjà ainsi avant la loi constitutionnelle du 4 août 1995 mais seulement lorsque la poursuite avait été engagée en dehors des sessions du Parlement]. Ainsi l'élu aura été jugé, condamné et arrêté sans l'intervention de ses pairs. La séparation du judiciaire et du politique est alors complète.

Le Conseil constitutionnel, si l'on veut bien le considérer comme une juridiction, intervient dans la situation du parlementaire. D'abord il contrôle la régularité de son élection ainsi que de son suppléant, mais non de son remplacement par ce suppléant (16 avr. 1986, Rec. Cons. const., p. 41 ; 29 juill. 1986, Rec. Cons. const., p. 116).

Il peut déclarer démissionnaire d'office un parlementaire qui se maintient dans une fonction incompatible.

Enfin et surtout, c'est lui qui prononce la déchéance d'un parlementaire, sans pour autant se substituer au juge. Il lui appartient seulement de vérifier si l'élu a subi une condamnation définitive entraînant la déchéance.

IV. Conclusion

Les professeurs de Villiers et Renoux ont très justement écrit (Cons. const., p. 361) qu'avec les immunités reconnues aux parlementaires, « c'est le mandat qui est protégé et non la personne ». On peut en dire autant pour le président de la République et les ministres. Il faut comprendre en ce sens les règles constitutionnelles. Mais leur évolution conduit à compléter cette orientation. Le Parlement, s'il peut destituer le chef de l'État, laisse au juge le soin d'engager sa responsabilité pénale. Le parlementaire peut être condamné sans l'intervention de ses pairs. Seul le ministre, et uniquement pour les actes accomplis dans l'exercice de ses fonctions, mis en accusation par des magistrats, peut être jugé par une cour comprenant des élus et des magistrats. Pour le reste, la séparation de la fonction politique et de la fonction judiciaire n'est pas un vain mot.