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Le principe d'égalité entre collectivités locales

Ferdinand MELIN-SOUCRAMANIEN - Professeur de droit public - Université Montesquieu-Bordeaux IV

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 12 (Dossier : Le droit constitutionnel des collectivités territoriales) - mai 2002

« C'est précisément parce que la force des choses tend toujours à détruire l'égalité que la force de la législation doit toujours tendre à la maintenir... »
Jean-Jacques Rousseau

Tout d'abord, il importe de souligner qu'en France le principe constitutionnel d'égalité est bien applicable entre collectivités locales, ce qui n'allait pas forcément de soi puisque les textes constitutionnels français ne désignent explicitement que les hommes ou les citoyens comme bénéficiaires du principe d'égalité et de non-discrimination(1). On aurait naturellement pu en inférer que les collectivités infra-étatiques en elles-mêmes ne peuvent être bénéficiaires et, encore moins, titulaires des droits fondamentaux reconnus aux individus. D'ailleurs, au moins deux arguments de logique penchent en ce sens. L'un est lié à la nature des personnes publiques susceptibles d'être tantôt débitrices, tantôt créancières des droits fondamentaux. En effet, dans la mesure ou les collectivités infra-étatiques constituent des démembrements de l'État, leur reconnaître un « droit aux droits » revient à admettre que l'État peut être à la fois débiteur et créancier des droits fondamentaux. Pour le juge constitutionnel allemand, par exemple, cette possible confusion des genres interdit que les personnes morales de droit public puissent être reconnues comme bénéficiaires des droits fondamentaux(2). L'autre argument tient davantage à la cohérence interne de la jurisprudence constitutionnelle française. Alors que le Conseil constitutionnel maintient sa jurisprudence fondée sur une conception universaliste de l'unicité de la République consistant à dénier tous droits spécifiques aux groupes ou communautés(3), comment expliquer que le même juge admette sans difficulté apparente que des collectivités locales puissent bénéficier de droits fondamentaux comme le principe d'égalité ?

En réalité, ceci démontre que le principe constitutionnel d'égalité ne saurait être appréhendé comme un droit fondamental classique. En effet, outre les garanties directes qu'il offre aux individus en termes de droits subjectifs, il revêt aussi et surtout une dimension de droit objectif dans la mesure où il représente une condition d'exercice des autres droits fondamentaux. C'est pourquoi, il a pu être qualifié de « droit-tuteur » afin de souligner qu'une des dimensions du principe d'égalité est d'être un support sur lequel peuvent s'épanouir les autres droits fondamentaux(4).

Dès lors, il ne paraît pas illogique que le principe d'égalité puisse s'appliquer entre collectivités locales car, considéré sous cet angle purement formel, il constitue un vecteur du principe constitutionnel de libre administration des collectivités locales. Néanmoins, le principe d'égalité représente aussi une limite au plein exercice de l'autonomie locale. Ce n'est pas le moindre des paradoxes de ce droit fondamental : s'il permet que soient opérées des différenciations importantes entre collectivités locales afin que vive le principe de libre administration ; pour que survive néanmoins l'unicité de la République, il interdit que soit porté atteinte au noyau dur de la souveraineté interne de l'État, à savoir, selon nous, la protection des droits fondamentaux assurée par le juge constitutionnel. C'est autour de cette réversibilité qui fait tout le sel du principe d'égalité que nous voudrions formuler quelques réflexions centrées sur la question du statut des collectivités locales françaises.

I. Le principe d'égalité permet la pluralité statutaire

Il ne fait plus guère de doute désormais que le principe constitutionnel d'égalité, peut-être davantage en France qu'ailleurs en raison des sempiternelles remises en cause de la légitimité du Conseil constitutionnel, se résume avant tout en un principe de différenciation justifiée qui ménage une part importante de pouvoir discrétionnaire au profit du législateur. Comme cette question a déjà largement été explorée s'agissant des politiques publiques territoriales(5), il ne paraît pas nécessaire d'y revenir ici.

D'autant que la question de la différenciation statutaire au regard du principe constitutionnel d'égalité et de son corollaire le principe d'unicité de la République soulève des difficultés conceptuelles autrement plus importantes. On sait que sous réserve de nuances plus ou moins sensibles entre leurs projets respectifs, les deux principaux responsables de la conduite des affaires publiques en France se sont prononcés récemment en faveur de « statuts différenciés » ou encore de « statuts à la carte » pour les collectivités d'outre-mer. On sait également que de toutes parts fusent des projets de révision, voire de changement, de la Constitution du 4 octobre 1958 qui aux yeux de certains apparaît aujourd'hui comme une monture fourbue d'avoir porté trop de cavaliers. Le récent rapport de l'Institut de la décentralisation illustre bien cette tendance au réformisme constitutionnel qui marque ce début de troisième millénaire. Il serait nécessaire, voire impérieux, de « repenser » le lien qui unit l'État et ses collectivités locales et, bien évidemment, cette vaste entreprise passe par une refonte de la norme fondamentale. Le point commun de toutes ces démarches qui sont le plus souvent animées par des esprits bien intentionnés, est de reposer sur l'idéologie selon laquelle la décentralisation, ou plus généralement la proximité entre l'auteur d'une décision et son destinataire, serait la condition sine qua non de la démocratie. On pourrait aussi y retrouver des traces d'une autre idéologie, celle selon laquelle le droit doit forcément s'adapter aux faits.

Ce qui est frappant c'est qu'en vérité ces différenciations statutaires peuvent être réalisées, et d'ailleurs l'ont été le plus souvent, sans que la Constitution ait dû être révisée au préalable. Dans certains cas, c'est le texte même de la Constitution qui contient une habilitation expresse à créer des statuts particuliers. On peut penser ici bien sûr à l'article 74 de la Constitution qui prévoit que les territoires d'outre-mer " ... ont une organisation particulière tenant compte de leurs intérêts propres ". Dans d'autres cas, c'est simplement l'interprétation de la Constitution par son juge naturel qui ouvre la porte aux différenciations statutaires. Comme on le sait, l'un des apports essentiels de la décision Statut de la Corse du 9 mai 1991 est d'avoir proposé une lecture compréhensive de la seconde phrase de l'article 72, premier alinéa, de la Constitution revenant à considérer que le législateur peut créer une catégorie de collectivité territoriale composée d'un seul élément. D'ailleurs, les pouvoirs publics ne sont pas privés du droit d'utiliser cette ressource, par exemple, pour fixer le statut pour le moins ambigu de « collectivité départementale » pour l'île de Mayotte. Ce cap devrait être maintenu dans la mesure où, pour les régions mono-départementales d'outre-mer, la loi d'orientation du 13 décembre 2000 prévoit que c'est une institution locale nouvelle : le Congrès des élus départementaux et régionaux qui reçoit compétence pour formuler des « propositions d'évolution institutionnelle » (6). Il ne fait pas de doute que la reconnaissance de cette faculté de proposition au plan régional, qui existe déjà au profit de l'Assemblée de Corse depuis 1991, ne peut que contribuer à renforcer les particularismes locaux puisqu'elle inverse formellement la compétence d'initiation des projets de réforme statutaire. Envisagée hors de son contexte, cette évolution ne paraît pas négative s'agissant de l'outre-mer français. L'Histoire, la sociologie, la démographie, etc., de chacune de ces régions est si spécifique que l'on se situe dans l'Océan Indien ou Atlantique, qu'il ne paraît pas en soi inopportun d'opérer de telles différenciations de traitement. L'exemple récent de l'échec de la bi-départementalisation à La Réunion sous l'influence conjointe de la pression populaire et d'une crainte de censure du texte gouvernemental par le Conseil constitutionnel est révélateur à cet égard de la spécificité des liens qui unissent chacune des régions ultra-marines à la métropole. Il est indéniable que les « quatre vieilles » (Guadeloupe, Guyane, Martinique et La Réunion) pour ne parler que d'elles ne forment pas un bloc monolithique pouvant être appréhendé sans nuances.

La seule réserve que l'on pourrait formuler est qu'on ne voit pas au nom de quel argument juridique ce raisonnement qui est aujourd'hui tenu pour l'outre-mer et la Corse, ne pourrait pas être suivi demain pour les autres collectivités locales comprises cette fois sur le territoire métropolitain. On atteint ici une des limites du principe d'égalité utilisé comme « principe à tout faire », ou comme principe de différenciation justifiée. Dès lors que l'on admet que des situations différentes peuvent, et parfois doivent, justifier un traitement différencié, rien ne paraît interdire logiquement que, même sur le plan statutaire, soit retenue la spécificité de telle ou telle fraction du territoire métropolitain. Rien, si ce n'est le principe d'égalité précisément...

II. Le principe d'égalité préserve l'unicité de la République

C'est évidemment là que réside tout le paradoxe du principe d'égalité qui fondamentalement est bien un « Janus constitutionnel » comme avait pu l'écrire le président Luchaire(7). Alors même que son interprétation compréhensive repousse un peu plus loin les limites de la différenciation statutaire, il demeure malgré tout l'ultime rempart préservant le coeur de l'unicité de la République.

Il paraît inutile à ce propos de rappeler la jurisprudence bien établie du Conseil constitutionnel qui, appliquant le principe d'égalité comme un droit subjectif, considère toujours qu'a priori le droit français ne fait pas de place à des groupes minoritaires formés à partir de critères tels que la langue, l'appartenance ethnique, les attaches territoriales, etc. Si l'on s'en tient strictement au sujet de l'égalité entre collectivités locales, on a tôt fait d'apercevoir, ce qui aujourd'hui, aux yeux du juge constitutionnel français apparaît comme le centre de gravité de la souveraineté interne de l'État. En effet, la jurisprudence du Conseil constitutionnel a déduit du principe d'égalité que : " ... Le principe de libre administration des collectivités territoriales ne saurait conduire à ce que les conditions essentielles de mise en oeuvre des libertés publiques et, par suite, l'ensemble des garanties que celles-ci comportent dépendent des décisions de collectivités territoriales et, ainsi, puissent ne pas être les mêmes sur l'ensemble du territoire de la République. « Cette jurisprudence établie depuis la décision du 18 janvier 1985, Loi Chevènement(8), confirmée en 1994(9) et 1997(10), vient d'être réitérée dans la décision du 17 janvier 2002 relative à la Corse(11). Elle implique l'homogénéité de l'application des droits fondamentaux sur le territoire national et de la sorte pose une limite précise à la » territorialisation " du droit. Cette ligne de force de la jurisprudence constitutionnelle est parfaitement cohérente avec l'ensemble de la jurisprudence administrative ou constitutionnelle relative au principe d'égalité dont il a été montré qu'elle variait non seulement au regard des domaines où est opérée une différenciation de traitement, mais surtout en fonction des types de discriminations créées par l'autorité normative(12). Ainsi, il apparaît que le Conseil constitutionnel exerce un contrôle strict du principe d'égalité lorsque la différenciation de traitement envisagée pourrait avoir pour effet de remettre en cause l'exercice de droits fondamentaux. Dans ce cas, le principe d'égalité joue quasiment un rôle de garantie de procédure, dans la mesure où c'est de son respect que découle celui des droits fondamentaux substantiels.

Dans le même esprit, lorsque le Conseil constitutionnel censure l'article 2 de la loi relative à la Corse visant à conférer un pouvoir législatif à l'Assemblée de Corse, à titre expérimental et sur habilitation du Parlement, dans sa décision du 17 janvier 2002 au motif " ... qu'en dehors des cas prévus par la Constitution, il n'appartient qu'au Parlement de prendre des mesures relevant du domaine de la loi ; qu'en particulier, en application de l'article 38, seul le Gouvernement peut, pour l'exécution de son programme, demander au Parlement l'autorisation de prendre par ordonnances, pendant un délai limité, des mesures qui sont normalement du domaine de la loi ; que le législateur ne saurait déléguer sa compétence dans un cas non prévu par la Constitution « a id="note-13" href="#ref-note-13">(13), il nous semble qu'une des raisons de l'annulation, au-delà de la violation flagrante d'une règle de compétence édictée par la Constitution, réside dans le souci de préserver une application uniforme des droits fondamentaux sur l'ensemble du territoire national. En effet, si cette faculté, même assortie de précautions avait été reconnue au profit de l'Assemblée locale, rien ne lui aurait interdit d'intervenir dans le domaine réservé à la loi par excellence, à savoir la fixation » ... des règles civiques et des garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques ", pour reprendre les termes du premier alinéa de l'article 34 de la Constitution.

On trouve également une confirmation de ce raisonnement dans le dispositif mis en place depuis 1998 afin de permettre l'accession à l'indépendance de la Nouvelle-Calédonie. La reconnaissance d'un pouvoir législatif dans certaines matières au profit du Congrès de Nouvelle-Calédonie s'est accompagnée de la prévision d'un contrôle juridictionnel des lois de pays exercé directement par le Conseil constitutionnel. Nul doute que cette juridiction qui est devenue le juge naturel des droits fondamentaux constitutionnels depuis 1971 exercera un contrôle sourcilleux de leur respect par ces lois de pays(14). Ce contrôle est primordial car il nous semble que le véritable danger qui menace les collectivités locales s'engageant sur la voie de l'autonomie ou de l'indépendance ce n'est plus tant la résurgence d'une forme de « néo-colonialisme » de la République française, mais bien plutôt le risque de dérive vers le totalitarisme dont malheureusement la période post-coloniale a fourni tant d'exemples.

En somme, la thèse défendue ici est que sous l'influence de la jurisprudence constitutionnelle à titre principal, le contenu de la souveraineté interne de l'État a considérablement évolué. Sans chercher à formuler une nouvelle théorie de la souveraineté dans l'État, on voudrait simplement souligner qu'aujourd'hui plus précisément que la compétence normative primaire du législateur national, ce que garantit avant tout le juge constitutionnel français c'est l'égalité entre collectivités locales au regard de la protection des droits fondamentaux constitutionnels. Cette grille de lecture de la jurisprudence constitutionnelle, bien évidemment, conduit à formuler une nouvelle équation concernant les rapports entre l'État républicain et ses collectivités locales. Les termes de cette équation ne sont plus l'uniformité des statuts et l'autorité sans partage de l'État central, mais plutôt la garantie des droits fondamentaux et le contrôle du juge constitutionnel. Ces nouveaux rapports nous paraissent dessiner les contours d'un État de droit véritablement adapté aux nécessités de son temps.

(1) L. Favoreu et autres, Droit des libertés fondamentales, éd., Dalloz, 2002, pp. 149 et s.
(2) Sur l'ensemble de la question, cf. la remarquable thèse du professeur David Capitant : Les effets juridiques des droits fondamentaux en Allemagne, Paris I, 1996.
(3) Déc. n° 99-412 DC du 15 juin 1999, Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, RD publ., n° 4, 1999, p. 985.
(4) F. Mélin-Soucramanien, Le principe d'égalité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Economica-PUAM, 1997, pp. 251 et s.
(5) Cf. entre autres : C. Bacoyannis, Le principe constitutionnel de libre administration des collectivités locales, Economica-PUAM.
(6) Art. L. 5911-1 et s. du Code général des collectivités territoriales.
(7) RD publ., 1986, p. 1229.
(8) RJC, I, p. 219.
(9) Déc. du 13 janv. 1994, Révision de la loi Falloux, RJC, I, p. 562.
(10) Déc. du 9 avr. 1996, Autonomie de la Polynésie française I, RJC, I, p. 660.
(11) www.conseil-constitutionnel.fr, cons. 12.
(12) F. Mélin-Soucramanien, Le principe d'égalité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, op. cit., pp. 130 et s.
(13) Préc., cons. 20.
(14) Pour la première occurrence de ce contrôle, cf.: déc. n° 2001-LP du 27 janv. 2000, Taxe générale sur les services, http://www.conseil-constitutionnel.fr.