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La libre administration des collectivités territoriales est-elle une liberté fondamentale?

Louis FAVOREU, André ROUX - Professeurs à l'Université d'Aix-Marseille III, GERJC CNRS-UMR 6055

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 12 (Dossier : Le droit constitutionnel des collectivités territoriales) - mai 2002

La question de savoir si la libre administration des collectivités territoriales constituait une liberté fondamentale a été posée récemment à propos de l'arrêt du Conseil d'État du 18 janvier 2001, Commune de Venelles(1). On sait que, saisi d'un « référé-liberté fondamentale » en vertu de la nouvelle loi du 30 juin 2000, entrée en vigueur le 1er janvier 2001, le Conseil d'État a répondu positivement à cette question et que le Conseil constitutionnel, en revanche, n'a pas tranché expressément. Certes, le Conseil constitutionnel a-t-il, dès 1979(2), reconnu valeur constitutionnelle au principe de libre administration des collectivités territoriales ; mais il n'a pas eu à qualifier expressément la libre administration des collectivités territoriales de liberté fondamentale car la question ne s'est pas posée, en ces termes, devant lui.

Il ne nous appartient pas de résoudre précisément la question ainsi soulevée mais d'envisager si, au regard notamment du droit constitutionnel comparé des libertés fondamentales, une réponse positive semble vraisemblable.

En fait, elle l'est si l'on s'interroge d'abord sur le point de savoir si des personnes morales, plus précisément des personnes morales de droit public, sont susceptibles d'être titulaires de droits et libertés fondamentaux ; elle l'est lorsque, ensuite, on se demande si la libre administration des collectivités territoriales est, en elle-même, une liberté fondamentale.

I. Les personnes morales de droit public peuvent être titulaires de libertés fondamentales

La qualification de liberté fondamentale attribuée à la libre administration des collectivités territoriales ne saurait être écartée au motif que seules les personnes physiques peuvent être titulaires de droits et libertés fondamentaux.

1 ° Si la problématique des libertés publiques excluait cette hypothèse, il n'en va nullement de même, comme on le sait, de celle des libertés fondamentales ; c'est d'ailleurs un des points sur lesquels se marque la différence entre libertés publiques et libertés fondamentales. Nous avions souhaité, dès 1991, que cette question fût éclaircie par la tenue d'un colloque international réunissant les spécialistes des principaux pays dans lesquels s'est développée la problématique des droits et libertés fondamentaux(3) : et, en effet, il fut constaté que tant en Allemagne, qu'en Italie, en Espagne ou en Autriche, cela faisait partie du droit constitutionnel positif. Les Constitutions modernes l'incluent désormais, d'ailleurs, dans leurs dispositions ; ainsi en est-il par exemple des textes fondamentaux allemand (art. 19-3 de la loi fondamentale) et portugais (art. 12-2 de la Constitution).

Le Conseil constitutionnel lui-même a, depuis 1980, procédé de la même manière, en déclarant notamment dans la décision Nationalisations du 16 janvier 198(4) que « le principe d'égalité n'est pas moins applicable entre les personnes morales qu'entre les personnes physiques ». Ont été reconnues comme bénéficiaires des droits et libertés fondamentaux, les personnes morales de droit privé (les associations, les syndicats - 22 juill. 1980 ; les sociétés - 16 janvier 1982, préc.; les établissements privés d'enseignement - 13 janv. 1994) comme les personnes morales de droit public (les établissements publics - 9 janv. 1980 ; les collectivités territoriales - 25 févr. 1982). Au-delà du principe d'égalité, ceci a été reconnu à propos d'autres droits fondamentaux, comme par exemple la liberté d'entreprendre(5).

2 ° Bien évidemment, les personnes morales ne bénéficient pas de tous les droits fondamentaux qui sont reconnus aux personnes physiques.

En effet, ainsi qu'il est souligné dans les textes allemand et portugais précités, il ne peut être question de droits fondamentaux pour les personnes morales que dans la mesure où « ils leur sont applicables en raison de leur nature » (art. 19-3, loi fondamentale) ou « sont compatibles avec leur nature » (art. 12-2, Constitution du Portugal). Il va sans dire qu'une personne morale ne peut demander l'asile politique ni prétendre bénéficier de la liberté d'aller et venir. En revanche, il est tout à fait concevable qu'une personne morale demande que lui soit reconnue la liberté d'expression, ou le droit de propriété, ou la liberté d'association, ou encore la liberté d'entreprendre ainsi que la liberté contractuelle. Ainsi qu'il est souligné dans notre manuel de Droit des libertés fondamentales (2e éd., nº 111, p. 99), « l'on peut appeler de telles applications, par analogie incomplète, des protections » aspectuelles « ou » par aspects ".

3 ° La question est cependant parfois posée de savoir si les personnes morales de droit public peuvent se voir reconnaître le bénéfice de droits et libertés fondamentaux.

Cette objection est parfois soulevée, en droit comparé, au motif que l'État ne saurait être le bénéficiaire de libertés fondamentales alors qu'il est le garant de ces libertés. Mais, outre que cette contradiction peut être résolue(6), on observera que cette objection ne saurait, en toute hypothèse, toucher les droits des personnes morales de droit public autres que l'État, tels que les établissements publics et les collectivités territoriales, qui sont parfois en situation de défendre ces droits contre l'État ou bien entre eux.

On fera d'ailleurs remarquer que le droit allemand a ouvert aux communes, notamment, le recours direct qui, comme on le sait, permet de soumettre à la Cour constitutionnelle les atteintes aux droits fondamentaux et est utilisé par ces communes pour défendre leur autonomie. Il en va de même en Espagne où l'amparo est ouvert aux collectivités locales contre toute atteinte portée à leurs droits.

Le Conseil constitutionnel a également consacré très tôt la possibilité pour les personnes morales de droit public d'être bénéficiaires ou titulaires de droits et libertés fondamentaux puisque les premières reconnaissances de ces droits au profit de personnes morales ont été faites à propos des établissements publics et des collectivités territoriales en 1982.

4 ° Une dernière précision est à apporter quant au point de savoir qui peut invoquer ou faire valoir les libertés fondamentales reconnues aux collectivités territoriales.

La réponse est simple : seuls, bien évidemment, les organes des personnes morales peuvent invoquer le bénéfice des libertés fondamentales au profit de celles-ci.

Dans l'affaire précitée (Commune de Venelles), la réclamation d'une partie des élus municipaux n'était pas recevable de ce seul fait, ainsi que nous l'avons déjà souligné(7). Les autorités qui sont habilitées à défendre les intérêts des collectivités territoriales en justice peuvent seules invoquer ces droits dont sont titulaires les personnes morales et non les personnes physiques. La protection de la libre administration des collectivités territoriales ne peut donc être demandée en justice que par les autorités territoriales compétentes, dès lors qu'elle constitue une liberté, ce qu'il convient d'examiner maintenant.

II. La libre administration considérée comme une liberté

A. La nature juridique de la libre administration

1 ° La nature juridique de « la libre administration des collectivités locales » peut prêter à discussion. Le débat, pour simplifier, porte sur la question de savoir si la libre administration constitue une véritable « liberté » ou s'il ne s'agit pas plutôt d'un principe d'organisation de l'État duquel découlerait certains droits ou libertés.

Michel Verpeaux, dans son commentaire de l'arrêt du Conseil d'État du 18 janvier 2001, Commune de Venelles c/ M. Morbelli (8), considère que « Le principe de libre administration des collectivités territoriales constitue... une garantie, au même titre que le principe de la séparation des pouvoirs. L'un comme l'autre ne constituent pas des droits mais peuvent être conçus comme des conditions jugées constitutionnellement nécessaires, par l'article 72 de la Constitution pour l'un, par l'article 16 de la Déclaration des droits pour l'autre, pour l'affirmation des libertés reconnues dans d'autres dispositions qui ne sont plus alors organiques mais qui concernent des droits substantiels. La libre administration peut d'ailleurs être conçue comme une forme de séparation verticale des pouvoirs tandis que la forme habituelle de la séparation serait horizontale. L'une comme l'autre ne sont pas des droits mais des moyens d'asseoir des droits ou des libertés, ils sont des moyens, ils ne constituent pas des buts ».

Constantinos Bacoyannis, dans sa thèse consacrée au « principe constitutionnel de libre administration des collectivités territoriales » (9), défend en revanche l'idée selon laquelle la libre administration ne se réduit pas à un simple principe d'organisation mais constitue bien une liberté.

Cette conception était déjà affirmée par certains auteurs du début du siècle dernier, pour qui la décentralisation représentait l'affirmation des libertés locales(10).

C'est également ce qui ressort des débats de la commission de la Constitution de 1946. L'inscription du principe de libre administration dans le texte de la Constitution de 1946(11) exprime la volonté des constituants de consacrer les libertés locales et pas simplement un principe d'organisation administrative(12).

La même conception a prévalu en 1958, les travaux préparatoires de la Constitution montrant que les expressions « libre administration », « libertés des collectivités locales », « liberté communale » et « libertés locales » étaient considérées comme synonymes(13). C'est ce qui fait dire à Maurice Bourjol que les collectivités territoriales, à partir de 1946, ont quitté la sphère de la « Constitution administrative » pour intégrer celle de la « Constitution politique » et c'est dans ce cadre que la Constitution a affirmé le principe de libre administration qui est « une liberté publique, parmi les plus anciennes, les libertés locales » (14).

2 ° Il conviendrait donc aujourd'hui de distinguer plus clairement les notions de décentralisation et de libre administration. Alors que la notion de « décentralisation », d'ailleurs ignorée par la Constitution, apparaît comme un principe gouvernant l'organisation administrative de l'État et repose sur une délégation de puissance publique que celui-ci consent aux collectivités locales(15), sur « une concession émanant de la collectivité supérieure » pour reprendre l'expression de Carré de Malberg(16), la « libre administration », en revanche, se présente comme une liberté constitutionnellement reconnue et garantie dont le respect s'impose au législateur.

Autrement dit, la décentralisation s'opère à partir de l'État au profit de collectivités envisagées comme de simples entités administratives dotées de la personnalité juridique, ce qui établit la primauté de celui-là et la subordination de celles-ci(17). La libre administration met l'accent, de son côté, sur l'existence des libertés locales, attachées au groupe humain, à la « société de citoyens » constituant la collectivité territoriale(18), lesquelles doivent être préservées non seulement des empiétements de l'État lui-même mais aussi de ceux pouvant émaner d'autres personnes publiques.

C. Bacoyannis souligne, en ce sens, que le droit de s'administrer librement n'est pas conféré à la personne morale « collectivité territoriale », mais au groupement naturel qui est délimité grâce à son rattachement à un territoire et qui préexistait à sa reconnaissance par l'État(19).

Cette explication, qui trouve incontestablement à s'appliquer à la commune, à qui le constituant n'aurait fait que reconnaître une liberté « naturelle », inscrite dans son long passé historique, ne peut toutefois valoir pour les autres collectivités (département, région...) qui n'ont jamais existé « en tant que groupements naturels territoriaux vivant indépendamment de l'existence et de la volonté de l'État »(20).

La reconnaissance de la libre administration, initialement aux départements et aux territoires d'outre-mer, s'explique en réalité par le souci du constituant d'étendre les libertés locales et d'annoncer les réformes administratives destinées à accroître l'autonomie du département (art. 89 de la Constitution de 1946 : « Des lois organiques étendront les libertés départementales et municipales... »). De plus, si les départements ont été considérés par quelques membres de la Commission de la Constitution de 1946 comme des créations arbitraires qui n'avaient pas réellement de vie propre, « la majorité a pensé qu'il n'y avait que des inconvénients à abandonner le département, auquel plus de cent-cinquante ans d'existence ont donné une vie particulière qu'on ne saurait totalement nier »(21).

Mutatis mutandis, le même raisonnement pourrait être développé aujourd'hui concernant les régions, qui, malgré leur consécration législative récente comme collectivités territoriales, et nonobstant un découpage à certains égards artificiel, renvoient à une réalité historique et sociologique bien plus ancienne.

La qualification de liberté appliquée à la libre administration peut aussi se justifier si l'on examine son contenu.

B. Le contenu de la libre administration

1 ° La notion de libre administration est, comme on a pu le souligner, « plus prometteuse que précise »(22). Comme la plupart des libertés elle est marquée par une certaine imprécision.

Dans un premier temps, le Conseil constitutionnel a été amené à clarifier les contours et le contenu de la libre administration afin de déterminer, dans le domaine de l'administration locale, la répartition des compétences entre la loi et le règlement national. On sait qu'il a adopté, dans ce domaine comme dans d'autres, une conception extensive de la compétence législative définie par l'article 34 de la Constitution selon lequel « la loi détermine les principes fondamentaux de la libre administration des collectivités locales, de leurs compétences et de leurs ressources ».

Sans reprendre ici l'analyse de cette jurisprudenc(23), il suffit de rappeler que seule la loi peut notamment imposer une sujétion ou une obligation nouvelle aux collectivités locales(24), ou encore instituer (ou supprimer) une garantie procédurale accordée aux collectivités(25), le Conseil constitutionnel n'hésitant pas à sanctionner l'incompétence négative du législateur(26). Cette jurisprudence, largement concordante avec celle du Conseil d'État en la matière(27), aboutit à gommer la distinction établie par l'article 34 de la Constitution entre les « règles » et les « principes fondamentaux » et contribue à mettre la libre administration à l'abri des atteintes du pouvoir réglementaire national.

Après s'être ainsi attaché à préserver la libre administration de l'emprise du pouvoir exécutif, le Conseil constitutionnel s'est employé, dans un second temps, à la préserver des atteintes du législateur, ce qui n'apparaissait pas avec évidence comme une exigence constitutionnelle. En effet, tel qu'il est affirmé par l'article 72 de la Constitution (les collectivités territoriales « s'administrent librement par des conseils élus et dans les conditions prévues par la loi »), le principe de la libre administration se présente essentiellement comme un principe de « nature institutionnelle ou organique » (28). Le législateur n'y trouve, a priori, de réserve à son intervention que celle résultant de l'exigence de conseil élu(29). C'est donc davantage la liberté « d'être » que la liberté « d'agir » des collectivités qui se trouve protégée par le texte constitutionnel(30). Pour les constituants de 1958, qui n'avaient fait que reprendre la conception admise par ceux de 1946, la liberté d'agir des collectivités territoriales restait placée sous la seule garantie du législateur, habilité à en fixer les conditions d'exercice et à en déterminer par là même l'étendue. Il était donc permis de voir dans la libre administration une liberté de simple valeur législative, car « placée sous la garde du législateur » (31).

Mais, qu'il s'agisse des libertés locales ou des autres libertés, l'intervention du législateur ne présente qu'une garantie relative. C'est pourquoi, afin d'encadrer le pouvoir discrétionnaire de ce dernier, le Conseil constitutionnel faisant incontestablement oeuvre créatrice, a consacré la valeur constitutionnelle du principe de libre administration dans la décision du 23 mai 1979, Territoire de Nouvelle-Calédonie, sans d'ailleurs se référer à un article précis de la Constitution(32), puis l'a utilisé « non plus comme fondement de la compétence législative mais comme norme de référence pour le contrôle des lois »(33).

Par-delà la Constitution, c'est donc le juge constitutionnel qui va devoir déterminer quel est le contenu de la libre administration et tracer ainsi les limites assignées à l'intervention du législateur qui, compétent pour mettre en oeuvre cette liberté, ne saurait la mettre en cause. La tâche est délicate, dans la mesure où les limites inférieures et supérieures à l'intérieur desquelles peut se déployer le pouvoir de ce dernier ne sont pas fixées précisément par la Constitution. C'est donc au cas par cas, à partir de l'examen in concreto des textes qui lui sont soumis, que le juge constitutionnel va apprécier si les variations affectant la libre administration restent comprises entre les seuils minima et maxima autorisés, seuils qu'il est d'ailleurs le seul à pouvoir apprécier. Cela explique que, suivant l'image évocatrice proposée par le doyen Vedel, le tracé des contours ressemble plutôt à un pointillé qu'à une ligne continue : « chaque réponse à une question concrète s'inscrit dans une suite et le pointillé s'enrichit, laissant de moins en moins d'espace non jalonné » (34).

Certes, on ne compte à ce jour que 4 décisions d'annulation directement fondées sur la violation du principe de libre administration(35), bien que celui-ci ait été invoqué à de multiples reprises par les auteurs des saisines. Mais, tout en rejetant à de nombreuses reprises les moyens tirés d'une violation de ce principe, le Conseil constitutionnel a été conduit à indiquer un certain nombre de limites qui s'imposaient au législateur, ce qui permet de mieux saisir le contenu de la libre administration aujourd'hui.

2 ° Si le respect des prérogatives de l'État et le caractère unitaire de celui-ci marquent les limites supérieures que ne peut franchir la libre administration, qui ne signifie à l'évidence ni libre réglementation, ni libre gouvernement - la nature administrative des collectivités territoriales s'y opposant - la jurisprudence constitutionnelle s'est attachée en fait à protéger la liberté de gestion des collectivités(36). Au-delà de la liberté « d'être », c'est donc la liberté « d'agir » des collectivités qui se trouve garantie par le juge constitutionnel.

« Cette liberté implique donc une autonomie à la fois institutionnelle et fonctionnelle »(37). Cette autonomie institutionnelle suppose des conseils élus(38), issus d'un suffrage qualifié de politique (déc. nº 82-146 DC du 18 nov. 1982), et elle interdit au législateur d'imposer que les séances des commissions permanentes régionales soient publiques « plutôt que de laisser au règlement intérieur du conseil régional le soin de déterminer cette règle de fonctionnement » (déc. nº 98-407 DC du 14 janv. 1999). Dans cette dernière décision, qui constitue l'une des quatre qui, à ce jour, a sanctionné une loi méconnaissant la libre administration, c'est bien la liberté d'organisation et de fonctionnement de la collectivité qui était en cause.

L'autonomie fonctionnelle découle quant à elle de l'existence « d'attributions effectives » que la loi doit reconnaître aux conseils élus (déc. nº 85-196 DC du 8 août 1985 ; déc. nº 87-241 DC du 19 janv. 1988). Cela suppose que les collectivités territoriales puissent disposer tout à la fois d'une réelle capacité de décision qui leur permette de gérer leurs propres affaires et d'un champ de compétences matérielles suffisamment large pour préserver leur liberté d'action.

Ainsi, le Conseil constitutionnel a-t-il censuré certaines dispositions de la loi relative à la fonction publique territoriale qui privaient les collectivités du droit de procéder librement à la nomination de leurs agents (déc. nº 83-168 DC du 20 janv. 1984, RD publ. 1984, p. 687, note L. Favoreu ; AJDA 1984, p. 258, note J.-Cl. Nemery), tout en affirmant clairement que la liberté de décision et de gestion des collectivités en matière de personnel était inhérente à la libre administration.

De même, la liberté contractuelle, dans la mesure où elle constitue un attribut de la libre administration, ne doit pas subir d'atteintes excessives de la part du législateur. Dans la décision « Prévention de la corruption » du 20 janvier 1993(39), le Conseil constitutionnel juge que « le législateur a imposé, sans justification appropriée, une contrainte excessive qui est de nature à porter atteinte à la libre administration des collectivités locales » en limitant les possibilités de prolongation d'une convention de délégation de service public(40). Dans la même décision, il a été jugé par ailleurs que la libre administration était méconnue par une disposition qui prévoyait la suspension automatique, pendant trois mois, de l'exécution des actes des collectivités locales en matière d'urbanisme, de marchés publics et de délégations de service public, lorsque le préfet en aurait demandé le sursis à exécution. C'est, là encore, une atteinte excessive à la capacité de décision et à la liberté d'action des collectivités qui se trouve sanctionnée.

Cette liberté d'action des collectivités dépend aussi des moyens financiers qui leur sont reconnus et garantis. Le Conseil constitutionnel a jugé en ce sens que les règles posées par la loi ne sauraient avoir pour effet de restreindre les ressources globales des collectivités locales ou même de réduire la part des recettes fiscales dans ces ressources au point d'entraver leur libre administration(41). Mais il n'a, à ce jour, invalidé aucune loi supprimant telle ou telle recette fiscale locale dès lors que cette suppression fait l'objet d'une compensation financière de la part de l'État(42).

De même, les collectivités doivent conserver la liberté d'utiliser leurs ressources, leur liberté de dépenser, si bien que les dépenses obligatoires prévues par le législateur doivent être définies « avec précision quant à leur objet et à leur portée et ne sauraient méconnaître la compétence propre des collectivités territoriales ni entraver leur libre administration » (déc. nº 90-274 DC du 29 mai 1990). Le Conseil constitutionnel a même ajouté de nouvelles conditions à l'intervention du législateur dans la décision nº 2000-436 DC du 7 décembre 2000 (loi sur la solidarité et le renouvellement urbains) en indiquant que les obligations et les charges auxquelles la loi assujettissait les collectivités territoriales ou leurs groupements devaient répondre à « des exigences constitutionnelles » ou concourir à « des fins d'intérêt général ». Dans cette même décision, s'il considère que l'obligation de création de logements sociaux mise à la charge des communes est suffisamment précisée et n'a pas pour conséquence d'entraver leur libre administration, il estime en revanche que les sanctions infligées aux communes n'ayant pas tenu leurs engagements en matière de réalisation de logements sociaux étaient, du fait de leur caractère automatique et indifférencié, incompatibles avec l'article 72 C.

De ce rapide survol de quelques décisions du Conseil constitutionnel en matière de libre administration et notamment de celles qui ont reconnu la violation de celle-ci, il apparaît bien que la libre administration peut être considérée comme la liberté pour des collectivités de gérer leurs propres affaires.

Certes, la libre administration comporte diverses facettes ; elle englobe plusieurs composantes, telle une liberté-gigogne : liberté de gestion du personnel territorial, liberté contractuelle, liberté de prendre des actes directement exécutoires, liberté d'organisation et de fonctionnement des organes des collectivités, liberté de percevoir des impôts et liberté de dépenser, etc.

Mais, après tout, ce n'est pas la seule liberté à comprendre de multiples dérivations ou ramifications, qu'il s'agisse par exemple de la liberté d'expression ou mieux encore, de la liberté individuelle(43). En forçant un peu le trait on pourrait d'ailleurs considérer que la libre administration est aux collectivités territoriales ce que la liberté individuelle est aux personnes physiques.

Comme celle-ci et comme toutes les libertés, elle est d'ailleurs loin d'être absolue et ses limites ont bien été marquées à plusieurs reprises par le juge constitutionnel. Mais ceci est une autre histoire... (44).

(1) CE, Sect., 18 janv. 2001, Commune de Venelles c/ M. Morbelli, concl. Laurent Touvet, RFD adm., n° 2-2001, pp. 378 à 388.
(2) Déc. n° 79-104 DC (Rec. p. 27), RJC I-69. V. not. la déc. nº 87-231 DC du 5 janv. 1988 (Rec. p. 7).
(3) Voir Cours constitutionnelles européennes et droits fondamentaux. Nouveau bilan : 1981-1991, Annuaire international de justice constitutionnelle, 1991, Economica-PUAM, 1992, pp. 69 à 360.
(4) Déc. n° 81-132 DC du 16 janv. 1982, (Rec. p. 18), RJC I-104 ; L. Favoreu et L. Philip_, Les grandes décisions du Conseil constitutionnel_, Dalloz, 11e éd., 2001, n° 31.
(5) Déc. n° 98-401 DC du 10 juin 1998, Loi d'orientation et d'incitation relative à la réduction du temps de travail, Rec. p. 258.
(6) Cf. Droit des libertés fondamentales, Dalloz, 2001, 2e éd., p. 100.
(7) L. Favoreu, La notion de liberté fondamentale devant le juge administratif, Dalloz 2001, p. 1739.
(8) RFD adm. nº 3, 2001, p. 684.
(9) Economia-PUAM, 1993.
(10) V. not. J. Barthélémy, « Les tendances de la législation sur l'organisation administrative depuis un quart de siècle », RD publ. 1909, p. 150-151 qui écrit que « Le point qu'il ne faut jamais perdre de vue, c'est que la décentralisation est une liberté... Elle a toujours suivi le sort des autres libertés... ». V. aussi H. Berthélémy, Traité élémentaire de droit administratif, éd. Rousseau et Cie, 1933, p. 210, ou encore L. Rolland, « La démocratie et la décentralisation en France », RD publ. 1926, p. 141.
(11) Article 87 : « Les collectivités territoriales s'administrent librement par des conseils élus au suffrage universel ».
(12) V. not. la déclaration d'André Philip, répondant aux députés Coste-Floret (MRP) et Bastid (Rassemblement des gauches) qui demandaient la suppression du titre consacré aux collectivités territoriales, lors de la séance du 26 juin 1946 de la deuxième Commission de la Constitution : « J'estime en mon nom personnel, qu'il est bon d'inscrire dans la Constitution les libertés locales... » ou encore, du même André Philip, s'adressant à André Marie qui s'interrogeait sur le point de savoir si la libre administration était une « liberté totale » : « Je ne sais pas ce que vous entendez par la liberté totale. Les uns et les autres, quand nous sortons d'ici nous avons la liberté de circuler ; mais cette liberté est soumise à un contrôle de la circulation qui ne porte pas atteinte à cette liberté, mais qui l'organise. Nous affirmons le principe des libertés locales pour les collectivités, aussi bien municipales que départementales, mais il est bien évident qu'elles s'exercent sous le contrôle administratif... » (cité par C. Bacoyannis, op. cit., pp. 96-97).
(13) V. C. Bacoyannis, op. cit., p. 98.
(14) V° Constitution, in J.-Cl. Collectivités locales, nº 46.
(15) V. not. M. Bourjol, J.-Cl. Collectivités locales, vº Constitution, nos 55 et 60.
(16) Contribution à la théorie générale de l'État, Sirey, 1920, p. 170.
(17) J.-M. Auby, Intervention au colloque d'Arc-et-Senans et Besançon des 19-20 avril 1984 sur la libre administration des collectivités locales, in La libre administration des collectivités locales, sous la direction de J. Moreau et G. Darcy, Economica-PUAM, p. 94.
(18) V. not. L. Favoreu, « La problématique constitutionnelle des projets de réforme des collectivités territoriales », RFD adm. 1990, p. 400 ; M. Bourjol et S. Bodart, Droit et libertés des collectivités territoriales, Masson, 1984, pp. 34-35.
(19) L'auteur montre que l'expression « collectivité territoriale », employée par L. Duguit dès 1903, par L. Michoud en 1906, R. Carré de Malberg en 1920 et L. Rolland à partir de 1935, désignait initialement un ensemble formé par tous les groupes humains défini par leur rattachement à un certain territoire.
(20) C. Bacoyannis, op. cit., p. 100.
(21) Rapport du député Arrès-Lapoque, JO, Documents de l'ANC. élue le 21 octobre 1945, doc. nº 885, p. 881.
(22) V. J. Boulouis, AJDA 1982, 304.
(23) V. not. B. Genevois, La jurisprudence du Conseil constitutionnel, principes directeurs, STH, 1987, nº 153 ; J. Bourdon, J.-M. Pontier et J.-C. Ricci, Droit des collectivités territoriales, coll. Thémis, PUF 1998, pp. 90 et s.; A.-S. Bouboutt, L'apport du Conseil constitutionnel au droit administratif, Economica-PUAM, 1987, p. 440 ; C. Bacoyannis, thèse préc., p. 297 et s.; F. et Y. Luchaire, Le droit de la décentralisation, coll. Thémis, PUF, 1983, p. 95 et s.; L. Favoreu, La décision de décentralisation et le statut des collectivités territoriales, in Fédéralisme et Décentralisation, Éd. universitaires de Fribourg, 1987, p. 57 ; L. Touvet, J. Ferstenbert, C. Cornet, Les grands arrêts du droit de la décentralisation, Dalloz, 1999, pp. 7 et s.; L. Favoreu et L. Philip, Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, Dalloz, 2001, p. 519.
(24) V. la déc. nº 83-168 DC du 28 déc. 1983, Rec. p. 77 ; RD publ. 1986, 396, comm. L. Favoreu ; voir également la déc. nº 76-89 L du 2 juin 1976 (Rec. p. 52), relative à l'obligation faite aux communes de déposer certains de leurs documents aux archives départementales ; voir aussi la déc. nº 88-154 L du 10 mars 1988 (Rec. p. 42 ; D. 1988, 501, note X. Prétot, RD publ. 1989, 399, chron. L. Favoreu), à propos de l'obligation faite aux collectivités territoriales de motiver les décisions de refus de communication des documents administratifs.
(25) V. not. la déc. nº 73-76 L du 20 févr. 1973 (Rec. p. 29) relative à l'obligation d'approuver un document d'urbanisme par décret en Conseil d'État en cas d'opposition de la collectivité intéressée ; voir aussi les déc. nº 75-84 L du 19 nov. 1975 (Rec. p. 35), nº 64-29 L du 12 mai 1964 (Rec. p. 31) et nº 80-120 L du 30 déc. 1980 (Rec. p. 78).
(26) V. supra, note 2.
(27) V. B. Genevois, note sous CE, Ass., 29 avril 1981, Ordre des architectes, AJDA 1981, 429.
(28) V. J. Chapuisat, « Libertés locales et libertés publiques », AJDA 1982, 354.
(29) Cf. J. Boulouis, AJDA 1982, 304.
(30) En ce sens, v. J. Chapuisat, art. préc., p. 355.
(31) C. Autexier, « L'ancrage constitutionnel des collectivités de la République », RD publ. 1981, 605.
(32) Déc. nº 79-104 DC (Rec. p. 27), comm. L. Favoreu, RD publ. 1979, 1695 ; note L. Hamon, Gaz. Pal., 1981, 12. Le législateur « n'a méconnu ni le principe de séparation des pouvoirs ni les dispositions constitutionnelles qui le mettent en oeuvre ou qui consacrent la libre administration des collectivités territoriales ».
(33) L. Favoreu, « Libre administration et principes constitutionnels », in La libre administration des collectivités locales (J. Moreau et G. d'Arcy dir.), Economica-PUAM, 1984, p. 68.
(34) G. Vedel, « Le droit au logement et le principe de la libre administration des collectivités locales », Pouvoirs locaux, nº 8, mars 1991, p. 18.
(35) Déc. nº 83-168 DC du 20 janv. 1984 ; déc. nº 92-316 DC du 20 janv. 1993 ; déc. nº 98-407 DC du 14 janv. 1999 ; déc. n° 2000-436 DC du 7 déc. 2000.
(36) Louis Favoreu, « Décentralisation et Constitution », RD publ. 1982, p. 1259.
(37) L. Touvet, J. Ferstenbert, C. Cornet, op. cit., p. 5.
(38) Comme doivent être également élus les bureaux des assemblées locales : déc. nº 90-280 DC du 6 déc. 1990.
(39) RFD adm. 1993, p. 902, note D. Pouyaud ; JCP 1993, I, 3670, note E. Picard ; Petites affiches, 2 juin 1993, p. 4, note B. Mathieu et M. Verpeaux ; RFD const. 1993, p. 375, note L. Favoreu, J. Frayssinet, X. Philippe, T.-S. Renoux, A. Roux.
(40) Limitation fixée à un tiers maximum de la durée initiale de la délégation dans l'hypothèse où le délégataire est contraint de réaliser des travaux non prévus au contrat initial.
(41) Déc. nº 91-298 DC du 24 juill. 1991 ; déc. nº 98-405 DC du 29 déc. 1998, déc. nº 2000-432 DC du 12 juill. 2000 ; déc. nº 2000-442 DC du 28 déc. 2000 ; déc. nº 2001-456 DC du 27 déc. 2001.
(42) V. not. L. Philip, « Les garanties constitutionnelles du pouvoir financier local », RFD adm. 1992, p. 450.
(43) V. not. L. Favoreu et autres, Droit des libertés fondamentales, Dalloz, 2001, p. 167 et s.
(44) V. par ex. A. Roux, Droit constitutionnel local, Economia, 1993 ; M. Verpeaux, « La Constitution et les collectivités territoriales », RD publ. 1998, p. 1379.