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L'autonomie financière des collectivités territoriales

Loïc PHILIP - Professeur émérite à l'Université d'Aix-Marseille III

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 12 (Dossier : Le droit constitutionnel des collectivités territoriales) - mai 2002

Le principe de libre administration comporte-t-il un volet financier ? En d'autres termes, ce principe implique-t-il un minimum d'autonomie financière et quelles sont la nature et la portée de cette autonomie ?

On peut envisager deux types de réponse à ces questions.

Selon une première analyse, il est possible de soutenir que l'autonomie financière n'a qu'une simple valeur législative. Certes, la libre administration a été consacrée comme principe constitutionnel depuis 1979(1), mais la Constitution précise que c'est à la loi d'en déterminer les principes fondamentaux(2). L'autonomie financière est certainement l'un de ces principes fondamentaux, cependant c'est au législateur de le concrétiser, ce qui devrait lui laisser toute latitude pour déterminer l'étendue du pouvoir budgétaire et fiscal des collectivités territoriales.

Selon une deuxième analyse on peut estimer que l'autonomie financière locale a elle-même valeur constitutionnelle, compte tenu de l'interprétation extensive donnée au principe de libre administration par le Conseil constitutionnel(3). Ce dernier principe implique l'existence de conseils élus et dotés d'attributions effectives(4). Or, il ne peut y avoir exercice d'attributions effectives sans un minimum d'autonomie financière ; celle-ci s'avère donc indissociable de la libre administration.

Pourtant, pendant les vingt premières années de la Cinquième République, le principe de libre administration, dont la valeur constitutionnelle elle-même n'était pas évidente, n'a débouché que sur une autonomie financière très limitée : les budgets locaux étaient soumis au contrôle de tutelle et les collectivités territoriales n'avaient pas le pouvoir de fixer elles-mêmes le taux de leurs différents impôts. C'est le législateur qui a accru leur autonomie financière en réformant la fiscalité directe locale avec les lois des 31 décembre 1973 et 29 juillet 1975 et en leur permettant, avec la loi du 10 janvier 1980, de fixer elles-mêmes le taux de leurs impôts. Surtout, la loi de 1982 sur la décentralisation et la suppression de la tutelle, bien que maintenant un certain contrôle préalable en matière budgétaire, a sensiblement renforcé leur autonomie financière. Ceci pourrait laisser penser que l'étendue de cette autonomie dépend de la seule volonté du législateur et non de celle du constituant. En effet, ce qu'une loi a apporté, une autre peut le retirer. Le législateur serait libre de rétablir le contrôle de tutelle, de supprimer le droit des collectivités de fixer elles-mêmes le taux de leurs impôts, voire de supprimer la fiscalité locale, s'il l'estimait opportun.

Le Conseil constitutionnel ne s'est jamais prononcé clairement sur ces problèmes si bien que l'on demeure dans une assez grande incertitude. Toutefois, il semble se refuser à reconnaître un pouvoir absolu au législateur dans la mesure où il répète inlassablement que celui-ci ne peut prendre de mesures ayant pour effet d'entraver la libre administration des collectivités territoriales. Ainsi, il lui est interdit de prendre des dispositions conduisant à la suppression d'attributions effectives, par exemple, priver les collectivités de leur liberté en matière de création ou suppression d'emplois et de gestion de personnel, ou réduire de manière excessive leurs ressources(5). Si l'autonomie financière des collectivités locales n'a pas valeur constitutionnelle, elle constituerait, pour le moins, une exigence constitutionnelle. On peut aussi considérer que le Conseil pourrait appliquer en ce domaine la jurisprudence du cliquet anti-retour, comme en matière de libertés fondamentales : l'autonomie financière locale ne pourrait aller qu'en s'accentuant et jamais en régressant.

Autre interrogation : quel est le contenu exact de cette autonomie financière ? Inclut-elle l'autonomie fiscale ou peut-elle se limiter à l'autonomie budgétaire ? La diminution constante de la fiscalité locale ces dernières années pourrait-elle, si elle se poursuivait, bien qu'étant compensée par le versement de contributions financières étatiques, être considérée un jour comme une atteinte à l'autonomie financière et, par contre-coup, au principe de libre administration ?

En dépit d'une jurisprudence relativement abondante, le Conseil constitutionnel n'a pas apporté de réponses précises à ces différentes questions. Il réaffirme régulièrement que le législateur ne peut prendre des mesures qui entravent la libre administration des collectivités locales, mais on a du mal à déterminer quels sont les éléments qui, en matière financière, peuvent constituer des entraves à la libre administration(6).

Compte tenu de l'importance et de l'actualité du débat sur la décentralisation, on peut regretter cette incertitude. Qu'il s'agisse de l'étendue du pouvoir des collectivités locales en matière de dépenses ou de l'autonomie fiscale et de la place qu'occupent les impôts locaux dans l'ensemble des recettes locales, les décisions rendues jusqu'à présent sur ces questions demeurent très évasives.

Il semble cependant possible de formuler deux propositions : la libre administration implique un certain pouvoir budgétaire, mais il n'est pas certain qu'elle exige un véritable pouvoir fiscal.

I. L'autonomie financière suppose un certain pouvoir budgétaire

La formule de l'article 72 de la Constitution et son interprétation jurisprudentielle supposent que les collectivités territoriales disposent d'un minimum d'autonomie financière c'est à dire d'un budget et de la libre disposition de ressources suffisantes. En effet, on peut difficilement imaginer une collectivité sans pouvoir budgétaire et sans moyens propres de financement car on passerait alors de la décentralisation à la déconcentration. Bien que le terme de décentralisation ne figure pas dans la Constitution, il a certainement une valeur constitutionnelle et le pouvoir budgétaire, consacré par les lois de 1871 sur le département et de 1884 sur la commune, bien que limité, constitue vraisemblablement un principe fondamental reconnu par les lois de la République. On peut d'ailleurs considérer que le Conseil constitutionnel a admis implicitement la nécessité de ce pouvoir lorsqu'il a déclaré que les modalités dérogatoires d'adoption du budget régional, loin de porter atteinte au principe de libre administration des collectivités locales, tendait, au contraire, à le rendre plus effectif(7).

De même, l'existence de ressources propres suffisantes est un élément indispensable. Plusieurs décisions ont en effet laissé entendre qu'une réduction trop importante des ressources d'une collectivité locale serait de nature à entraver sa libre administration(8).

Ceci étant, le législateur conserve la faculté d'encadrer le pouvoir budgétaire des collectivités territoriales. Ainsi, il lui est loisible de leur imposer un certain nombre de charges obligatoires ou de réduire une part de leur ressources, dès lors que ces contraintes n'entravent pas leur libre administration. Toute la question va alors être de savoir où se situe la ligne que le législateur ne saurait franchir.

A. Les limites dans l'imposition des charges

L'autonomie budgétaire suppose que les dépenses obligatoires auxquelles les collectivités territoriales sont contraintes ne soient pas excessives, car cela conduirait à annihiler leur possibilité de choix.

On trouve certains éléments concernant ces limites dans la décision de 1990 relative à la mise en oeuvre du droit au logement. Les requérants critiquaient une disposition de la loi qui obligeait le département à inscrire à son budget une dépense nouvelle sans pouvoir en maîtriser le montant, ce qui pourrait, estimaient-ils, le contraindre à renoncer à ses propres priorités budgétaires et portait ainsi atteinte à son autonomie de gestion. Dans sa réponse, le Conseil rappelle que le législateur peut définir des catégories de dépenses qui revêtent pour une collectivité territoriale un caractère obligatoire mais, ajoute-t-il, sous réserve de certaines conditions : les obligations mises à la charge d'une collectivité territoriale doivent être définies avec précision quant à leur objet et à leur portée et elles ne sauraient méconnaître la compétence propre des collectivités, ni entraver leur libre administration.

En l'espèce, la disposition prévoyant que la contribution du département au financement du fonds de solidarité pour le logement sera au moins égale à celle de l'État, ne porte pas atteinte au principe de libre administration : « compte tenu du rôle qui incombe dans la mise en oeuvre du plan départemental à des conventions auxquelles le département sera partie ». Le fait que la dépense ne soit pas imposée unilatéralement suffit à la rendre compatible avec l'autonomie de la collectivité. Cependant, une dépense excessive par rapport à l'État viderait de sa substance l'autonomie locale.

Il est toutefois difficile de tracer les limites des pouvoirs du législateur en ce domaine. Ce dernier a la possibilité d'imposer aux collectivités de nouvelles charges et d'allonger la liste des dépenses obligatoires, mais il ne peut le faire dans n'importe quelles conditions.

B. Les limites relatives à la réduction des ressources

L'autonomie budgétaire suppose aussi que les collectivités locales disposent de ressources suffisantes pour exercer effectivement leurs attributions. Par suite, une diminution trop importante de leurs ressources pourrait être de nature à entraver leur libre administration.

Le Conseil constitutionnel a implicitement reconnu ce principe dans sa décision de 1991 relative au fonds de solidarité des communes. À propos d'une disposition réduisant, pour certaines catégories de communes, la garantie de progression minimale des attributions de la dotation globale de fonctionnement, il a estimé que ses conséquences ne pouvaient être regardées comme constituant une entrave à la libre administration car cette disposition n'était susceptible d'entraîner, dans l'hypothèse la plus défavorable, qu'une diminution minime de la progression de leur dotation, laquelle ne constitue qu'une partie des recettes de fonctionnement des communes(9).

A contrario, cela signifie qu'une baisse significative des ressources, en l'occurrence de la DGF, non compensée par une augmentation d'autres ressources, pourrait être jugée inconstitutionnelle. La question qui se pose, ici aussi, est de savoir à partir de quel moment il pourrait être considéré qu'il y a entrave à la libre administration ? Dans la même décision, le Conseil considère que le prélèvement effectué sur les ressources fiscales de certaines communes de la région d'Ile-de-France, au profit d'autres communes, ne peut être jugé contraire à l'article 72 de la Constitution du fait qu'il ne pourra excéder 5 % du montant des dépenses réelles de fonctionnement de la commune. On pourrait donc légitimement penser qu'il y a là un seuil qui ne peut être franchi : le législateur ne pourrait prendre des mesures se traduisant par une baisse de ressources d'une collectivité supérieure à 5 % de ses dépenses de fonctionnement. En réalité ce critère n'est pas absolu, il peut y avoir des dérogations. Ainsi, le Conseil admet que quelques communes pourront subir une baisse plus importante du fait du cumul de la minoration de leur DGF et du prélèvement fiscal au profit d'autres communes. Et il accepte cette situation car elle ne concerne, en l'espèce, que des communes dont le potentiel fiscal par habitant est très élevé. En définitive, il existe deux éléments pour juger si une diminution des ressources est ou non excessive : elle ne doit pas être supérieure à 5 % des dépenses de fonctionnement, sauf cas particulier, par exemple s'il s'agit de collectivités à fort potentiel fiscal.

Par ailleurs, le législateur n'est pas tenu de compenser totalement, « au franc le franc », une mesure d'exonération d'impôt local, pas plus d'ailleurs qu'un transfert de compétences(10). Dans le même sens, aucun principe, non plus qu'aucune règle de valeur constitutionnelle, ne fait obstacle à ce qu'en matière de compensation de recettes fiscales, la loi pose le principe d'un seuil en deçà duquel il n'y a pas lieu à compensation, ce seuil pouvant être fixé en valeur absolue aussi bien qu'en pourcentage(11).

II. L'autonomie financière n'implique pas nécessairement un véritable pouvoir fiscal local

S'il n'est guère contestable que l'autonomie financière ne peut exister sans un certain pouvoir budgétaire, cela est moins évident en ce qui concerne le pouvoir fiscal local(12). Celui-ci ne paraît pas bénéficier d'une protection constitutionnelle dans la mesure où la fiscalité relève, en principe, de la seule appréciation du législateur. En effet, l'article 34 de la Constitution dispose que la loi fixe les règles concernant l'assiette, le taux et les modalités des impositions de toutes natures, ce qui inclut les impôts locaux. En outre, la reconnaissance d'un pouvoir fiscal local de rang constitutionnel se heurte à deux grands principes garantis par la Constitution : la légalité fiscale et l'égalité devant l'impôt, lesquels sont difficilement conciliables avec la reconnaissance d'une trop large autonomie fiscale locale(13).

Toutefois, il nous semble excessif d'écrire comme le fait Dominique Rousseau que, selon le Conseil constitutionnel, la Constitution ne reconnaît aucun pouvoir fiscal aux collectivités territoriales(14). Certes, le législateur est libre de déterminer l'étendue de la compétence des collectivités locales en ce domaine, mais il est aussi tenu, selon la jurisprudence constitutionnelle, de respecter certaines limites dans l'exercice de son propre pouvoir fiscal.

A. La détermination par le législateur de l'étendue du pouvoir fiscal local

Le Conseil constitutionnel a refusé de consacrer l'argument avancé par certains requérants selon lequel le principe de libre administration impliquerait qu'une commune puisse déterminer seule le montant de ses impôts locaux et la destination des fonds ainsi prélevés(15). Sur le plan constitutionnel, cela ne paraît en effet, pas crédible. De même, il nous semble difficile de soutenir qu'il ne peut y avoir libre administration si une collectivité ne peut décider d'accroître sa fiscalité afin de financer de nouvelles dépenses de fonctionnement car l'autonomie locale n'est pas liée à l'importance de la fiscalité locale.

Mais, bien que le législateur détienne l'exclusivité de la compétence fiscale, il n'a pas l'entière liberté d'annuler ce qu'il a accordé, de retirer toute compétence fiscale aux collectivités territoriales ou même de décider la suppression de la fiscalité locale. La jurisprudence, bien que pas parfaitement claire sur ce point, reconnaît implicitement une protection constitutionnelle à une certaine part du pouvoir fiscal local en affirmant que les règles posées par la loi ne sauraient avoir pour effet de restreindre les ressources fiscales des collectivités territoriales « au point d'entraver leur libre administration »(16).

Cette formule est particulièrement floue. Nul ne sait à partir de quel moment les initiatives du législateur pourraient être jugées excessives. On a pu écrire, à propos de la compensation de la suppression de la part régionale de la taxe d'habitation, que c'est au cas par cas que le Conseil se prononce sur la question de savoir si le seuil de dépendance critique est ou non dépassé au regard des exigences constitutionnelles(17). En d'autres termes, le juge constitutionnel disposerait en ce domaine d'un total pouvoir d'appréciation. C'est une façon peu satisfaisante de régler le problème. En fait on peut se demander si le but de cette jurisprudence n'est pas simplement de mettre en garde le législateur en l'incitant à une certaine modération en ce domaine. Et l'on peut, à cet égard, compter sur le Sénat pour tirer la sonnette d'alarme, en cas de risque d'abus, au cours de la procédure d'élaboration de la loi(18).

B. Fiscalité locale et libre administration

Dans sa décision de 1998 le Conseil considère que la suppression par le législateur d'un impôt perçu par la ville de Paris n'a pas pour effet de restreindre les ressources fiscales de la collectivité au point d'entraver sa libre administration, compte tenu du montant du prélèvement en cause par rapport à l'ensemble des recettes de fonctionnement du budget de la ville de Paris(19). La loi peut donc décider la suppression, sans compensation, d'un impôt local dés lors qu'il ne représente qu'une faible part des recettes de la collectivité. Ceci signifie qu'inversement la suppression, sans compensation, d'un impôt local important pourrait être jugée inconstitutionnelle. Mais, à partir de quel montant une telle suppression serait-elle sanctionnée ? L'abrogation d'un impôt qui rapportait 10 % des recettes ordinaires serait-elle jugée contraire à la Constitution ? La solution pourrait-elle varier selon qu'il s'agit d'une petite ou d'une grosse collectivité ?

Dans la décision 432 DC relative à la suppression de la part régionale de la taxe d'habitation, les parlementaires qui avaient saisi le Conseil soutenaient que cette mesure portait atteinte à plusieurs titres à la libre administration. En premier lieu elle amputait de 22,5 % les recettes de fiscalité directe perçues par les régions et de 7,2 % leurs recettes totales hors emprunt. Ensuite, cette suppression n'était que partiellement compensée par l'État. Enfin, elle ajoutait ses effets à ceux de la réforme de la taxe professionnelle. Les requérants estimaient aussi qu'il convenait de fixer une limite au remplacement des impôts locaux par des dotations de l'État, car la capacité de mobilisation autonome des ressources était un élément essentiel de la libre administration des collectivités territoriales.

Le Conseil a rejeté l'argumentation en considérant que si la disposition critiquée réduisait de nouveau la part des recettes fiscales des régions dans l'ensemble de leurs ressources, elle n'avait pour effet ni de restreindre la part de ces recettes, ni de diminuer les ressources globales des régions au point d'entraver leur libre administration. Pourtant, en l'occurrence, la baisse des recettes fiscales était importante, mais elle faisait l'objet d'une compensation de la part de l'État si bien que les ressources globales demeuraient pratiquement identiques.

Jusqu'à présent, le Conseil constitutionnel n'a jamais sanctionné une mesure législative supprimant une recette fiscale locale ou réduisant l'importance de la fiscalité locale. Aussi on ne peut savoir où se situe le seuil à partir duquel une telle réduction pourrait être considérée comme une entrave à la libre administration. Selon J.-E. Schoettl, ce n'est que si les recettes fiscales propres des collectivités territoriales devenaient négligeables par rapport aux subventions de l'État que le principe de libre administration pourrait être méconnu. Il considère qu'il n'y aurait pas libre administration si, faute de pouvoir déterminer le taux de l'impôt, une collectivité territoriale ne pouvait arbitrer entre une charge nouvelle entraînant un surcroît d'imposition et le statut quo (20).

Cette analyse nous paraît assez discutable car peu réaliste(21). On voit mal où situer le seuil à partir duquel la baisse de la fiscalité locale pourrait être considérée comme une atteinte à la libre administration. Faudrait-il que les recettes fiscales représentent, par exemple, moins de 25 % des recettes ordinaires de la collectivité, ou 20 %, ou 10 %, ou 5 %? Peut-on envisager qu'une diminution de 40 % à 10 % des recettes fiscales dans le montant global des recettes ne soit pas sanctionnée et qu'une réduction de 10 à 9 % le soit ?

En réalité, aucune décision n'a clairement formulé le principe selon lequel il ne pourrait y avoir libre administration sans l'existence d'un minimum de ressources fiscales. Cela paraît d'ailleurs difficile, car la libre administration implique aussi le pouvoir de ne pas recourir à la fiscalité locale, ce qui est le cas de certaines collectivités. Par ailleurs, on peut fort bien imaginer une réforme supprimant purement et simplement la fiscalité directe locale en la remplaçant par un système de subventions incitatives permettant aux collectivités de conserver le pouvoir d'arbitrer entre une charge nouvelle et le statut quo. Enfin, on voit mal comment le Conseil constitutionnel pourrait, après avoir accepté pendant des années une réduction de l'importance de la fiscalité locale, décider brusquement qu'il y a atteinte au principe de libre administration, dès lors que le niveau de cette fiscalité passerait au-dessous d'un certain seuil. Certes, au sujet du découpage électoral et de la représentation démographique, il a bien considéré qu'un écart de 113 % était manifestement excessif, tandis qu'un écart de 82 % pouvait être admis(22). Mais, en matière fiscale, on ne dispose d'aucune décision de ce type et la fixation d'un seuil précis est beaucoup plus difficile. En réalité, la référence, ce n'est pas le niveau de la fiscalité locale, ni même son existence, c'est l'exercice effectif d'une libre administration, ce qui relève d'une appréciation subjective.

Conclusion

Chaque fois que le législateur, au cours de ces dernières années, a supprimé un impôt local ou en a réduit le taux, les requérants parlementaires, et plus particulièrement les sénateurs, ont invoqué la violation de l'article 72 de la Constitution. Ils estimaient que cela se traduisait par une perte de recettes pour les budgets locaux car la compensation étatique s'avérait souvent insuffisante. Ils soutenaient aussi que la diminution régulière du pourcentage des recettes fiscales, par rapport à l'ensemble des recettes de la section de fonctionnement des budgets, réduisait la marge de libre administration des conseils locaux.

Le Conseil constitutionnel n'a jamais tranché clairement ces questions. D'une part, il rappelle invariablement qu'aux termes de l'article 34 de la Constitution, c'est au législateur qu'il appartient de fixer les règles relatives aux impositions de toutes natures et de déterminer les principes fondamentaux de la libre administration des collectivités locales, de leurs compétences et de leurs ressources. D'autre part, il ajoute que les règles posées par la loi ne sauraient avoir pour effet d'entraver leur libre administration.

On en est réduit à des supputations.

La libre administration implique l'existence d'un pouvoir budgétaire, donc d'un budget pour chaque collectivité, d'un pouvoir d'appréciation en matière de dépenses, ce qui suppose des ressources suffisantes pour l'exercice des compétences locales. Il en résulte, qu'en principe, les dépenses obligatoires mises à la charge d'une collectivité, de même qu'une baisse imposée de ses ressources, ne sauraient revêtir un caractère excessif sous peine d'inconstitutionnalité de la loi qui le déciderait.

La jurisprudence est encore plus imprécise s'agissant du pouvoir fiscal. Certes, on peut penser que la suppression d'une imposition locale, non compensée par l'État, et représentant une part importance des recettes d'une catégorie de collectivités locales, serait jugée contraire à la Constitution. Il semble, de même, qu'une réduction trop forte de la part des recettes fiscales par rapport aux recettes totales pourrait être jugée contraire à l'article 72, mais cela ne signifie pas nécessairement que la suppression de la fiscalité locale serait jugée contraire à la Constitution. Une telle réforme pourrait être admise dans la mesure où elle n'entraînerait pas une remise en cause de l'autonomie financière locale.

La notion d'entrave à la libre administration permet au Conseil constitutionnel de se réserver un très large pouvoir d'appréciation. Manifestement, il hésite à fixer des seuils au delà desquels il serait tenu de sanctionner des dispositions législatives réduisant le pouvoir financier des collectivités locales. Il préfère se réserver la possibilité de sanctionner un usage abusif par le législateur de son pouvoir de délimiter l'autonomie financière des collectivités territoriales. On ne peut le lui reprocher bien que cela soit source de nombreuses incertitudes. Il serait souhaitable que le constituant intervienne pour déterminer, comme c'est le cas dans de nombreux pays, l'étendue et les limites de la compétence financière des collectivités territoriales.

(1) Déc. 104 DC du 23 mai 1979, Territoire de la Nouvelle-Calédonie.
(2) Déc. 291 DC du 6 mai 1991, cons. 11. C. Autexier, « L'ancrage constitutionnel des collectivités de la République », RD publ., 1981, 581.
(3) C. Bacoyannis, Le principe constitutionnel de libre administration des collectivités territoriales, Economica-PUAM, 1993. A. Roux, « Le principe constitutionnel de la libre administration des collectivités territoriales », RFD adm., 1992, p. 435.
(4) Déc. 196 DC du 8 août 1985, cons. 10.
(5) Déc. 168 DC du 20 janv. 1984, cons. 10 ; 291 DC du 6 mai 1991, cons. 13 ; 397 DC du 6 mars 1998, cons. 5 et 6 ; 405 DC du 29 déc. 1998, cons. 50.
(6) L. Philip, « Les garanties constitutionnelles du pouvoir financier local », RFD adm., n° 3, mai-juin 1992.
(7) Déc. 397 DC du 6 mars 1998, cons. 12.
(8) Par ex., déc. 298 DC du 24 juill. 1991, cons. 38.
(9) Déc. 291 DC du 6 mai 1991, cons. 13.
(10) Déc. 432 DC du 12 juill. 2000, note Schoettl, AJDA 2000, n° 9.
(11) Déc. 237 DC du 30 déc. 1987, cons. 4.
(12) L. Philip, « Le pouvoir fiscal local bénéficie-t-il d'une protection constitutionnelle ? », Pouvoirs locaux, n° 46, sept. 2000.
(13) L. Philip, « Liberté et spécificité locales face au principe d'égalité fiscale », in A.-M. Le Pourhiet, Droit constitutionnel local, Economica, PUAM, 1999.
(14) Le Pourhiet, op. cit., p. 229.
(15) Déc. 291 DC du 6 mai 1991, cons. 27 et 29.
(16) Déc. 277 DC du 25 juill. 1990, cons. 14 ; 298 DC du 24 juill. 1991, cons. 38 ; 358 DC du 26 janv. 1995, cons. 37 ; 405 DC du 29 déc. 1998, cons. 49 ; 432 DC du 12 juill. 2000, cons. 5.
(17) J.-E. Schoettl, AJDA, 2000, n° 9, p. 740.
(18) A. Delcamp, Le Sénat et la décentralisation, Economica, 1991, not. p. 345 et s.
(19) Déc. 298 DC.
(20) J.-E. Schoettl, AJDA, 2000, n° 9, p. 740.
(21) V. notre commentaire de la décision 432 DC, RFFP, n° 44, p. 831.
(22) Déc. 196 DC du 8 août 1985, cons. 16 et 197 DC du 23 août 1985, cons. 35.