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Documents et procédures

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 12 - mai 2002

Depuis 1983, les saisines sont publiées au Journal officiel à la suite des décisions du Conseil constitutionnel. Il en va de même, depuis 1995, des observations en réponse présentées par le gouvernement.

Il a paru cependant opportun de porter à la connaissance du public, avec l'autorisation de leurs auteurs, certains autres documents de procédure, parmi les plus intéressants.

Ainsi pourra-t-on trouver ci-dessous les mémoires en réplique de plus de soixante sénateurs relatifs :

  • à la loi de financement de la sécurité sociale pour 2002,

  • et à la loi relative à la Corse.


Décision n° 2001-453 DC du 18 décembre 2001

Loi de financement de la sécurité sociale pour 2002

Mémoire en réplique de plus de soixante sénateurs

Les observations présentées par le gouvernement appellent de la part des sénateurs, auteurs de la saisine sur la loi de financement de la sécurité sociale pour 2002, les réflexions suivantes.

Les requérants soulignent tout d'abord que le gouvernement ne répond pas à un grand nombre de leurs moyens ou observations. Par exemple, rien ne vient justifier la pertinence des conventions comptables utilisées pour fixer les objectifs de dépenses, et notamment celui de la branche famille.

- Sur les critiques dirigées contre l'ensemble de la loi

Concernant l'annulation de l'ensemble de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2002, le gouvernement objecte qu'« on ne saurait critiquer utilement des dispositions contenues dans une telle loi au seul motif que leur impact sur l'une des branches ou sur l'un des organismes concourant au financement de la sécurité sociale serait négatif ».

Certes. Mais le raisonnement poursuivi par les requérants est que ces « impacts négatifs » sur les branches ou sur les organismes concourant au financement des régimes de base sont systématiques et s'exercent en sens unique, c'est-à-dire au détriment de la sécurité sociale dans son ensemble : c'est cette multiplicité qu'il est demandé de sanctionner.

S'agissant des prévisions de recettes, le gouvernement se prévaut d'une révision à la hausse de la prévision de croissance de la masse salariale pour 2001 (+6,5 % au lieu de +5,9 %), qui aurait une incidence positive sur les comptes 2002, en raison d'un « effet base ». Cette argumentation aurait été plus convaincante si les prévisions de recettes révisées pour 2001 avaient été réévaluées, comme l'Assemblée nationale avait la possibilité de le faire, en nouvelle lecture. Le gouvernement aurait eu alors le loisir de maintenir inchangées les prévisions de recettes pour 2002, l'effet base 2001 neutralisant une révision à la baisse de la prévision de croissance de la masse salariale pour l'exercice 2002, cette révision apparaissant davantage conforme aux évolutions macro-économiques. Le gouvernement confirme en quelque sorte que de telles rectifications auraient été justifiées lorsqu'il indique, dans ses observations sur l'article 76, que « l'on sait que le contexte de l'année 2002 sera moins bon que celui de 2001 ».

Le gouvernement se targue « dans un souci de sincérité et d'exactitude » d'avoir retenu « comme base pour bâtir ces agrégats révisés [pour 2001] les dernières prévisions de dépenses et de recettes établies à l'occasion de la réunion de la Commission des comptes de la sécurité sociale de septembre 2001 ». Ce postulat serait cohérent si la contribution sociale de solidarité sur les sociétés n'avait pas fait l'objet d'une réévaluation par rapport aux prévisions établies lors de la réunion de la Commission des comptes de la sécurité sociale. Aucun motif ne vient justifier ce traitement « différencié » : le gouvernement se contente ainsi d'apporter des compléments utiles à l'information du Conseil, venant corroborer en tous points l'analyse présentée par les requérants.

S'agissant du taux de croissance de l'ONDAM, le fait qu'il soit un « objectif de dépenses » et non pas une « enveloppe budgétaire limitative » ne présente aucune incidence sur la nécessité de fixer un objectif réaliste et sincère. L'argument selon lequel « les dépassements constatés dans le passé » n'aient « en définitive pas remis en cause les équilibres globaux de l'assurance maladie » est contestable : seules des plus values de recettes, constatées dans l'ensemble des branches, ont permis de compenser au niveau du solde global du régime général les dépassements de dépenses d'assurance maladie. Les conditions générales de l'équilibre financier de la sécurité sociale ne s'analysent pas seulement au niveau de l'évolution du seul « solde global », abstraction faite de l'évolution des recettes et des dépenses. De plus, l'expression utilisée par le gouvernement (« les équilibres globaux de l'assurance maladie ») montre que l'objectif constitutionnel d'équilibre de la sécurité sociale, dans son esprit, va bien au-delà d'un simple équilibre global, contrairement à ce qu'il soutient précédemment : cet objectif s'analyse branche par branche. En tout état de cause, « les équilibres globaux de l'assurance maladie » ont bien été affectés, comme en témoignent l'évolution des soldes de la CNAMTS pour 1999, 2000 et 2001, au regard des prévisions retenues par les lois de financement de la sécurité sociale pour 1999, 2000 et 2001.

- Sur les dispositions ayant une incidence sur l'exercice 2000 (articles 12, 59 et 68)

S'agissant des " reports à nouveau inscrits aux comptes de bilan après la clôture de ces derniers ", le gouvernement estime qu'aucune disposition constitutionnelle ou organique ne fait obstacle à ce que le législateur se prononce sur leur utilisation. Cette argumentation est contestable : elle reviendrait à créer un mécanisme parallèle de recettes et de dépenses, échappant aux prévisions de recettes et aux objectifs de dépenses prévus par la loi organique du 22 juillet 1996. Si l'on peut avancer, sur le plan politique, que de nouvelles dépenses sont financées, en quelque sorte, par les excédents de l'exercice 2000, il importe, sur le plan juridique, que ces dépenses soient retracées sur l'exercice 2002, ce qui n'est pas le cas. L'argument selon lequel ces dispositions affectent « directement la trésorerie du régime général et les conditions de son équilibre financier » et « entrent ainsi dans le champ de la loi de financement de sécurité sociale » est particulièrement spécieux : n'importe quelle disposition relative au revenu minimum d'insertion (RMI) et à l'allocation adultes handicapés (AAH), dont les dépenses transitent par la trésorerie du régime général, pourrait par exemple, si l'on suivait un tel raisonnement, entrer dans le champ de la loi de financement de la sécurité sociale.

Concernant l'article 12, le gouvernement estime qu'un éventuel vote du Parlement sur des comptes modifiés « n'est pas prévu par les dispositions organiques régissant les lois de financement ». Effectivement, le législateur organique n'avait pas imaginé que l'on puisse modifier les comptes de l'exercice n-2. Le gouvernement ajoute que ce vote serait « en toute hypothèse, sans objet car ces lois n'adoptent pas des comptes en tant que tels mais des objectifs de recettes et de dépenses ». Cette lapalissade ne doit pas faire oublier que « les lois de financement de la sécurité sociale déterminent les conditions générales de son équilibre financier et, compte tenu de leurs prévisions de recettes, fixent ses objectifs de dépenses, dans les conditions et sous les réserves prévues par une loi organique », selon l'antépénultième alinéa de l'article 34 de la Constitution : l'article 12 a bien pour objet de bouleverser l'équilibre retenu par la loi de financement de la sécurité sociale pour 2000. Enfin, le fait que les objectifs aient été adoptés en encaissement/décaissement, et non en droits constatés, est inopérant : les prévisions de recettes retenues par la loi de financement de la sécurité sociale pour 2000 intégraient bien la compensation intégrale des exonérations de cotisations de sécurité sociale. Contrairement à ce qu'affirme le gouvernement, la rectification explicite des montants sur lesquels le législateur s'était alors prononcé aurait eu, sur le plan comptable, « du sens ». Le gouvernement n'a pas proposé une telle rectification car elle aurait été, sur le plan politique et juridique, « explicitement » absurde, car remettant en cause des comptes clos.

- Sur l'article 18

Les sénateurs requérants notent avec intérêt que le gouvernement reconnaît que les points I et II « ne découlent pas nécessairement des dispositions adoptées en première lecture ». L'argument selon lequel « en matière de relations entre l'assurance maladie et les professionnels de santé, il est nécessaire, pour légiférer efficacement, de mener à bien une concertation associant les caisses, les partenaires sociaux et les syndicats représentants les professionnels de santé » est juridiquement inopérant. Enfin, le gouvernement se prévaut d'un avis favorable de la CNAMTS, à l'unanimité, lors de la séance de son conseil d'administration du 20 novembre 2001 : or, la date de cette réunion est postérieure à celle de la commission mixte paritaire.

- Sur l'article 42

Pour justifier la contribution de la CNAMTS au fonds de concours finançant l'achat de produits destinés à lutter contre les effets du bioterrorisme, le gouvernement invoque le « précédent » de la participation de ladite CNAMTS au financement de l'établissement français du sang ou de l'établissement français des greffes. Or, l'action de ces organismes n'est pas exercée à l'endroit des conséquences « d'une calamité nationale », ainsi que le dispose l'alinéa 12 du préambule de 1946. C'est bien au regard du caractère de calamité nationale, impliquant la solidarité et l'égalité de tous les Français devant leur conséquence, que la rupture d'égalité est ici constituée.

- Sur l'article 56

Le gouvernement n'explique ni ne justifie la différence de traitement retenu pour le traitement comptable du congé de paternité, inscrit dans l'objectif de dépenses de la branche famille, et de l'assurance vieillesse parents au foyer (AVPF).

Après avoir admis que le congé de paternité était « juridiquement une prestation de l'assurance maladie », il explique que le congé de paternité fait incontestablement partie de la politique familiale. Ces considérations de nature politique pourraient tout aussi bien s'appliquer au « risque maternité » lui-même. L'argument de « bonne gestion » avancé par le gouvernement ne saurait être ici reconnu : la rédaction de l'article 55 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2002, qui englobe dans le champ d'application de l'assurance maternité l'octroi des indemnités journalières résultant du congé de paternité, montre que la nouvelle assurance ainsi créée est la copie conforme des indemnités journalières résultant du congé de maternité. Ni l'origine différente du financement, ni le traitement divergent dans les agrégats de dépenses ne sont ainsi justifiés.

- Sur l'article 76

Les sénateurs requérants observent que le gouvernement n'apporte aucune justification sérieuse concernant le plafond d'avances de trésorerie du régime général pour 2002. Les informations concernant l'évolution de la trésorerie de ce régime en 2001 confirment le montant mentionné dans leur saisine : la trésorerie du régime général, en 2002, bénéficiera ainsi d'une base de départ encore plus favorable que celle précisée à l'annexe c) du projet de loi.

Le gouvernement semble se méprendre sur l'argumentation utilisée à l'encontre du plafond prévu pour la CNRACL : les sénateurs requérants estiment qu'il est sous-estimé, au regard des prévisions comptables calamiteuses de la CNRACL pour 2002, et non surestimé.

Enfin, s'agissant des régimes des mines et des ouvriers de l'État, le gouvernement infirme désormais les informations données par l'annexe c) du projet de loi : ce revirement est troublant au regard des exigences de sincérité que doit respecter la fixation des montants de plafonds de trésorerie.

- Sur le rattachement de certaines dispositions au domaine des lois de financement de la sécurité sociale

Les sénateurs requérants se bornent tout d'abord à constater, s'agissant du III de l'article 30, que les observations présentées par le gouvernement contredisent les déclarations tenues au Sénat, le 14 novembre 2001, par M. Bernard Kouchner, ministre délégué à la santé. Les arguments utilisés sont particulièrement spécieux, puisque le gouvernement détaille les conséquences éventuellement dommageables, pour les intéressés comme pour les caisses de sécurité sociale, de l'absence d'une correction de la loi n° 2001-647 du 20 juillet 2001 relative à l'allocation personnalisée d'autonomie. Or, le gouvernement précise lui-même que la rédaction actuelle de l'article L. 232-8 du code de l'action sociale et des familles s'explique, en raison d'une « erreur matérielle », et non du fait « de l'intention des rédacteurs de la loi du 20 juillet 2001 ». Il est difficile d'imaginer qu'une telle « erreur matérielle », contraire à l'intention de la loi, puisse avoir un quelconque impact.


Décision n° 2001-454 DC du 17 janvier 2002

Loi relative à la Corse

Mémoire en réplique de plus de soixante sénateurs

Les Sénateurs auteurs de la saisine constatent que les observations présentées par le gouvernement ne retirent en rien leur validité aux motifs qu'ils ont avancés à l'appui de leur recours. C'est pourquoi, pour ces mêmes motifs ils réaffirment que les articles premier, 7, 9, 12, 17, 18, 19, 23, 24, 25, 26, 28, 43 et 52 de la loi relative à la Corse sont contraires aux règles et aux principes de valeur constitutionnelle tels qu'ils résultent de la Constitution, de la Déclaration de 1789, du Préambule de la Constitution de 1946 et des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République.

En réponse aux observations du gouvernement, ils souhaitent néanmoins apporter les précisions complémentaires suivantes, portant plus particulièrement sur les articles premier et 7 de la loi déférée.

I. Sur l'article premier

A. Le gouvernement fait valoir qu'en reconnaissant à la collectivité territoriale de Corse la compétence pour régler par ses délibérations « les affaires de la Corse », la loi déférée se bornerait à « préciser, dans le strict respect des dispositions de l'article 72 de la Constitution qui prévoient que les collectivités locales s'administrent librement par des conseils élus, que l'Assemblée de Corse constitue l'organe collégial compétent pour gérer les affaires de cette collectivité territoriale que constitue la Corse ».

Si cette interprétation était la bonne, elle impliquerait que la loi déférée n'aurait procédé qu'à une modification de simple portée rédactionnelle par rapport au droit en vigueur qui limite cette compétence aux règlements des « affaires de la collectivité territoriale de Corse ».

Or, force est de constater que l'article premier de la loi déférée n'a pas simplement opéré une modification de portée rédactionnelle mais qu'il reconnaît à la collectivité territoriale de Corse une compétence générale pour régler par ses délibérations l'ensemble des affaires de la Corse et non plus seulement - comme le prévoient les dispositions actuellement en vigueur - « les affaires de la collectivité territoriale de Corse ». II anticipe, en réalité, sur une « deuxième étape » envisagée par le gouvernement à l'expiration du mandat de l'Assemblée de Corse en 2004, qui devrait notamment se traduire par la création d'une collectivité unique. Or, comme le gouvernement l'avait lui-même relevé, dans l'exposé des motifs du projet de loi initial, cette « deuxième étape » exigerait une révision préalable de la Constitution.

Ce faisant, l'article premier de la loi déférée méconnaît les compétences reconnues aux communes et aux départements par l'article 72 de la Constitution et, par là même, porte atteinte au principe de libre administration des collectivités territoriales affirmé par cet article.

B. Ne sont pas non plus fondés les arguments développés par le gouvernement quant à la constitutionnalité du II de l'article L. 4424-2 habilitant la collectivité territoriale de Corse à disposer d'un pouvoir réglementaire d'application et d'adaptation des règles nationales.

1) Sur cette question de l'existence d'un pouvoir réglementaire local et de son champ d'application, il importe de revenir de manière détaillée car les observations du gouvernement ne fournissent qu'une partie des données et de manière non convaincante. On soulignera notamment que l'Institut de la Décentralisation qui, « dans un contexte de relance des débats sur l'avenir de la décentralisation... a travaillé pendant près d'un an, avec d'éminents juristes, des personnalités indépendantes et des élus politiques de tous bords » n'a pas jugé, quant à lui, que la question était résolue puisque l'une de ses propositions de révision constitutionnelle consiste à modifier la Constitution « pour accorder un pouvoir réglementaire aux collectivités locales ». Cette modification étant ainsi rédigée (cf. le rapport établi au nom de l'Institut de la décentralisation par Hugues Portelli et préfacé par J.-P.Balligand, P. Méhaignerie, R. Savy, A. Zeller et publié in Les cahiers de l'institution de la décentralisation, n° 5, juin 2001):

« Art. 72 C, nouveau [...] ces collectivités territoriales s'administrent et se gèrent librement par des conseils élus. Elles exercent le pouvoir réglementaire dans les domaines de compétences que leur attribue la loi. »

Ceci fait d'ailleurs écho à la proposition de loi constitutionnelle Defferre, Mitterrand, Mauroy qui, en 1980, prévoyait de modifier la Constitution pour accorder un pouvoir normatif aux collectivités territoriales.

2) Après les lois Defferre, il a d'abord été soutenu qu'en vertu de l'article 72 de la Constitution, garantissant la libre administration des collectivités territoriales, les lois de décentralisation ne pourraient être mises en oeuvre que par le pouvoir réglementaire local, la compétence du pouvoir réglementaire national étant exclue. Cette thèse a été immédiatement démentie par une décision du Conseil constitutionnel du 20 janvier 1984 admettant que les lois sur la fonction publique territoriale renvoient à des dizaines de décrets pour leur application. Position confirmée par la décision 90-274 DC du 29 mai 1990. C'est ce que note le rapport Portelli précité (p. 27).

Il a, alors, été affirmé que si le pouvoir réglementaire national pouvait intervenir, c'était uniquement au cas où sa compétence serait expressément prévue par la loi. Or, dans un arrêt du 1er avril 1996 (département de la Loire), le Conseil d'État déclare que même si la loi n'a pas expressément renvoyé à un décret, il découle des dispositions des articles 20 et 72 de la Constitution que le pouvoir réglementaire national, non seulement peut mais doit intervenir pour mettre en oeuvre la loi même s'il s'agit d'une matière locale. Il ressort clairement de l'arrêt qu'une compétence réglementaire nationale minimum est nécessaire.

Et le Conseil constitutionnel n'a nullement dénié au pouvoir réglementaire nationale la capacité d'intervenir dans une matière locale dans sa décision n° 92-316 DC du 20 janvier 1993 comme le soutient le gouvernement car il ne s'agissait pas, en l'espèce, de protéger la compétence du pouvoir réglementaire local mais la liberté contractuelle des collectivités territoriales.

Enfin, il a été soutenu qu'un arrêt du Conseil d'État du 13 février 1985 (cité par le gouvernement p. 4) autorisait la mise en oeuvre directe de la loi par les règlements locaux en vertu de l'article 72 de la Constitution. Mais il n'avait pas échappé aux commentateurs attentifs que, comme le note d'ailleurs le rapport Portelli (p. 28), le juge administratif se fondait non sur l'article 72 de la Constitution (non mentionné) mais sur « le pouvoir d'organisation du service de la collectivité ».

3) De ce qui précède, il découle qu'il n'est pas possible d'admettre que le législateur affirme de manière générale à l'article L. 4424-2 (II) que « le pouvoir réglementaire de la collectivité territoriale de Corse s'exerce dans le cadre des compétences dévolues par la loi ».

Cette affirmation est en elle-même inconstitutionnelle car c'est à la Constitution et à elle seule, sous la Ve République, qu'il revient de définir les sphères de compétence respectives de la loi et du règlement, à la différence de ce qui se passait sous les IIIe et IVe Républiques. C'est ce qu'a rappelé le Conseil constitutionnel déjà à propos de la Corse, en marquant que les articles 74 et 76 de la Constitution limitent aux seuls TOM « la possibilité pour le législateur de déroger aux règles de répartition des compétences entre la loi et le règlement » (91-290 DC, 9 mai 1991, § 18).

Cette affirmation est également inconstitutionnelle dans l'application qui en est faite dans la phrase suivante, car, ce faisant, elle s'oppose à ce que le pouvoir réglementaire national puisse intervenir pour appliquer les dispositions législatives relatives à la Corse. Quid en effet de la régularité d'un décret qui réglementerait les matières que la loi a confiées au pouvoir réglementaire local ? II serait contraire à la loi et pourrait être annulé, bien que conforme à l'article 21 de là Constitution, car la loi ferait écran entre le décret et la Constitution.

4) Et la disposition critiquée est d'autant plus inconstitutionnelle qu'en autorisant le pouvoir réglementaire local à adapter la législation aux spécificités de l'île, elle viole doublement l'article 73 de la Constitution, dans la mesure où celui-ci ne prévoit l'adaptation de la législation nationale que pour les DOM, et où, même dans ce cas, cette compétence d'adaptation n'appartient qu'aux seules autorités normatives nationales. Il serait paradoxal de permettre aux autorités locales corses ce qui est exclu pour les autorités des quatre DOM !

5) En définitive, et pour récapituler :

- il ne peut être attribué aux autorités corses un pouvoir d'adaptation de la législation nationale qui ne s'exerce que dans les DOM et en toute hypothèse sur intervention soit du législateur lui-même soit du pouvoir réglementaire national (n° 82-152 DC, 14 janv. 1983);

- même s'agissant de l'application des lois un minimum d'intervention du pouvoir réglementaire national est nécessaire (CE, 1er avr. 1996, Département de la Loire);

- attribuer le pouvoir réglementaire d'application de la loi à une autorité autre que le Premier ministre n'est possible, pour le législateur, qu'au profit d'une « autorité de l'État » (2001-451 DC, 27 nov. 2001, § 10);

- le législateur ne peut affirmer que « le pouvoir réglementaire (d'une) collectivité territoriale s'exerce dans le cadre des compétences qui lui sont dévolues par la loi » que s'il est expressément habilité à le faire par la Constitution, ainsi qu'il en est pour les TOM en vertu de l'article 74 de la Constitution (91-290 DC du 9 mai 1991, § 18);

- le fait que la collectivité territoriale de Corse constitue à elle seule une catégorie de collectivité territoriale ne justifie pas une dérogation aux règles habituelles de répartition des compétences normatives (comme il a été souligné ci-dessus) mais simplement un aménagement différent de l'organisation de la collectivité territoriale : on voit mal en effet sinon comment une catégorisation décidée par le seul législateur aurait plus d'effet qu'une disposition spécifique prévue par le pouvoir constituant au profit des DOM, lesquels cependant ne peuvent nullement prétendre, comme il a été souligné plus haut, à la reconnaissance d'un pouvoir réglementaire d'exécution des lois de même nature que celui qui est attribué à la collectivité territoriale de Corse par la loi critiquée ;

- l'admission, au profit du législateur, de la possibilité d'attribuer un pouvoir réglementaire d'application de la loi à la collectivité territoriale de Corse, est la porte ouverte à une mise en cause du principe d'indivisibilité de la République car on peut s'attendre alors non seulement à ce que les DOM revendiquent une semblable compétence mais encore que d'autres régions demandent à être considérées comme formant à elles seules une catégorie de collectivité territoriale, au nom de spécificités diverses, afin de pouvoir diversifier le droit applicable dans chacune de ces régions.

6) En conclusion, ne pas invalider les dispositions contenues dans le II de l'article L. 4424-2 serait une décision très lourde de conséquences, non seulement en ce qui concerne le statut de la Corse mais encore, quant à la question générale de l'équilibre entre l'État et les collectivités territoriales, et ce même si des précautions étaient prises. Et ce risque considérable est, involontairement mais clairement, mis en lumière par le gouvernement lui-même lorsqu'il affirme (p. 6): « Le Premier ministre tient directement sa compétence de la Constitution et peut l'exercer sans qu'il soit besoin d'une habilitation expresse du législateur ; a contrario, s'agissant d'une collectivité locale, ce pouvoir, réserve faite de celui détenu pour l'organisation de ses services, n'existe que pour autant que le législateur le lui a attribué... » Or ce raisonnement, qui est juridiquement inexact ainsi qu'il a été abondamment démontré, risque d'être ainsi entériné si le Conseil constitutionnel ne prononce pas l'inconstitutionnalité des dispositions critiquées et ne les annule pas en conséquence.

C. La réponse faite par le gouvernement à l'argumentation selon laquelle la Constitution interdit au législateur de confier à la collectivité territoriale de Corse, même à titre expérimental, la possibilité de modifier des dispositions législatives, est rien moins que convaincante.

Elle consiste essentiellement à invoquer le précédent que constituerait la décision du 28 juillet 1993. Or cette décision concerne des établissements publics et non des collectivités territoriales et elle autorise des dérogations à des dispositions législatives et non à des dispositions constitutionnelles comme en l'espèce : son invocation est donc doublement inadéquate.

En fait, si dans le cas précédent, le législateur se plaçait dans la situation d'appliquer l'article 73 de la Constitution à la Corse, ici c'est l'article 74 auquel fait penser l'autorisation donnée à des autorités locales de modifier des dispositions législatives : or si la Corse n'est pas un DOM, elle est encore moins un TOM.

Qui plus est, le législateur voudrait autoriser l'autorité réglementaire locale à modifier des dispositions législatives, ce que ne peut faire le Premier ministre lui-même sauf à passer par la procédure de délégalisation de l'article 37, alinéa 2 de la Constitution ou la procédure d'habilitation de l'article 38.

Les dispositions critiquées sont donc incontestablement inconstitutionnelles.

II. Sur l'article 7

Quoi qu'en dise le gouvernement, le refus, opposé aux sénateurs, de préciser le caractère facultatif de l'enseignement de la langue corse dans le texte de l'article L. 312-11-1 du code de l'éducation est significatif, l'inscription dudit enseignement « dans le cadre de l'horaire normal » rend en fait cet enseignement obligatoire car le système de la classe unique dans l'école maternelle ou élémentaire est incompatible avec un régime différencié : affirmer que les élèves non désireux de suivre un enseignement de langue corse suivront « d'autres activités scolaires » est fallacieux.

En outre, une liberté n'est pleinement reconnue que si le bénéficiaire n'a pas à opérer un choix négatif : car la nécessité pour l'élève ou ses parents de déclarer qu'il demande un aménagement particulier de ce qui constitue « l'horaire normal » est une contrainte susceptible de restreindre la liberté de choix et à la limite, de la supprimer.

Enfin, il n'est pas inutile de rappeler qu'en nouvelle lecture du texte au Sénat, le gouvernement s'est opposé aux précisions apportées par le Sénat, également écartées par l'Assemblée nationale en lecture définitive et qui, reprenant les conditions posées par le Conseil constitutionnel, permettaient d'affirmer le caractère facultatif d'un tel enseignement.