Page

Comment garantir la stabilité des situations juridiques individuelles sans priver l'autorité administrative de tous moyens d'action et sans transiger sur le respect du principe de légalité ? Le difficile dilemme du juge administratif

Sophie BOISSARD - Maître des requêtes au Conseil d'État

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 11 (Dossier : Le principe de sécurité juridique) - décembre 2001

Dans un environnement marqué par la multiplication des règles de droit et par l'encadrement croissant, par les autorités publiques, nationales ou communautaires, des activités privées, la sécurité juridique, entendue comme la nécessité pour les autorités administratives d'assurer la stabilité des situations juridiques individuelles dans le temps, d'une part, ainsi que de veiller à la clarté et la prévisibilité des normes d'autre part, jouit depuis quelques années d'un regain d'intérêt en France, comme en témoigne le grand nombre d'articles, de travaux de recherche et d'ouvrages dont elle fait l'objet(1).

Estimant que les règles de droit positif ne permettent pas aujourd'hui d'en garantir suffisamment l'effectivité, certains plaident pour que les juges, et en particulier le juge administratif, chargé de contrôler l'activité des autorités administratives, érigent ce concept au rang de principe général du droit, à l'exemple du juge constitutionnel allemand ou du juge communautaire(2).

Jusqu'à présent, le juge administratif est resté sourd à ces appels, se bornant à faire application du principe de sécurité juridique, et de son corollaire, la protection de la confiance légitime, dans l'ordre communautaire et non dans l'ordre interne.

Cela ne signifie pas, pour autant, que la notion de sécurité juridique, inhérente à l'idée même de droit, soit absente de la jurisprudence administrative. Elle y est au contraire largement prise en compte, à travers un certain nombre de principes dérivés plus ciblés. Mais elle n'a qu'une valeur relative : elle trouve ses limites dans la nécessité pour le juge de veiller au respect du principe de légalité et de permettre à l'administration d'adapter son action à l'environnement social ou économique.

Le point d'équilibre, forcément instable, atteint par le juge administratif entre ces différents impératifs fait parfois la part trop belle aux principes de légalité et de mutabilité. De plus, les instruments dont il disposait jusqu'à présent ne lui ont pas permis de lutter efficacement contre toutes les causes d'insécurité juridique, et en particulier celles qui résultent de l'action du législateur.

Sous l'influence du droit communautaire et du droit européen, le juge administratif est aujourd'hui en mesure de renouveler son approche de l'impératif de sécurité juridique, d'une part en incitant l'administration à mieux protéger les situations juridiques individuelles, d'autre part, en veillant à prévenir les effets parfois déstabilisateurs que peut avoir sa propre action.

Partie I :

Si le juge communautaire, s'inspirant du droit allemand, a depuis longtemps élevé la sécurité juridique au rang de principe général du droit communautaire, le juge administratif français s'est pour l'instant refusé à s'engager sur cette voie dans l'ordre interne, et ne reconnaît l'existence de ce principe que dans l'ordre communautaire.

A

La sécurité juridique compte au nombre des principes généraux du droit communautaire dégagés par la Cour de justice des Communautés européennes.

1) Le juge communautaire a été amené à identifier, à partir des règles écrites ou non écrites communes aux différents États membres, des principes généraux du droit communautaires (CJCE, 12 juill. 1957, Algera c/ Assemblée commune de la CECA, aff. 7/56-3 à 7/57, Rec. p. 81). Parmi ceux-ci figure notamment le principe de la sécurité juridique (CJCE, 13 juill. 1961, Meroni c/ Haute Autorité de la CECA, aff. 14/60 et s., Rec. p. 319 et 9 juill. 1969, Portelange c/ Smith Corona Marchant international, aff. 10/69, Rec. p. 309), principe inspiré du droit allemand qui lui reconnaît une valeur constitutionnelle.

Toutefois, il n'a jamais donné une définition précise de ce principe, l'utilisant moins comme une norme en soi que comme un impératif ou un « principe matriciel », pour reprendre l'expression employée par le professeur Mathieu(3), dont il déduit de façon prétorienne un certain nombre de principes dérivés ou d'exigences s'imposant aux institutions communautaires ou aux États membres dans la mise en oeuvre du droit communautaire. Cette démarche, parfois empirique, et à tout le moins peu explicite, rend assez difficile la synthèse de sa jurisprudence.

Au risque de simplifier exagérément les choses, on peut retenir cinq applications principales du principe de sécurité juridique par la Cour de Luxembourg.

La première tend à garantir les droits définitivement acquis par les particuliers sous l'empire d'une réglementation donnée. Elle se concrétise en particulier par l'interdiction faite aux institutions communautaires d'édicter des normes rétroactives (CJCE, 22 févr. 1984, Kloppenburg, aff. 70/83, Rec. p. 1075) ou de revenir, au-delà d'un délai raisonnable, sur des décisions individuelles favorables illégales (CJCE, 9 mars 1978, Herpels c/ Commission, aff. 54/77, Rec. p. 585).

La deuxième, qui prolonge la première, vise à protéger « la confiance légitime » des particuliers à l'égard des institutions communautaires, (CJCE, 19 mai 1983, Mavridis c/ Parlement, aff. 289/81, Rec. p. 1731) (4), c'est-à-dire, pour reprendre la définition donnée par le professeur Fromont (5), « la confiance que les destinataires de règles ou de décisions [...] sont normalement en droit d'avoir dans la stabilité, au moins pour un certain temps, des situations établies sur la base de ces règles ou de ces décisions ».

Ce principe trouve surtout à s'appliquer dans le contentieux économique ou en matière de fonction publique.

Dans certaines hypothèses, peu nombreuses, la Cour juge qu'il fait radicalement obstacle à la modification pour l'avenir d'un règlement pour de purs motifs d'opportunité, dès lors que les destinataires de l'acte modifié pouvaient compter sur la permanence de ce dernier pendant une période déterminée à l'avance (ainsi, à propos d'une décision du Conseil modifiant les règles d'évolution de la rémunération des agents de la Commission, CJCE, 5 juin 1973, Commission c/ Conseil, aff. 81/72, Rec. p. 575). Il en va de même pour le retrait, quelques semaines après son édiction, d'une décision individuelle favorable illégale mais présentant aux yeux de son destinataire toutes les apparences de la régularité (CJCE, 17 avr. 1997, De Compte c/ Parlement, aff. 90/95, Rec. p. I, 1999).

Le plus souvent, elle en tire la conséquence que la modification, pour l'avenir, d'un règlement doit être accompagnée de mesures d'information permettant aux destinataires de l'acte de prendre leurs dispositions en conséquence ainsi que, le cas échéant, de mesures transitoires limitant pour ces derniers les effets défavorables du changement de réglementation. Faute de prendre de telles dispositions, les autorités communautaires s'exposent à devoir verser des indemnités à l'égard des personnes lésées par le changement de réglementation (CJCE, 14 mai 1975, CNCTA c/ Commission, aff. 74/74, Rec. p. 533).

Mais les cas dans lesquels le juge communautaire estime que le principe de confiance légitime a été méconnu du fait d'un changement de réglementation sont finalement assez rares. En règle générale, il considère que les personnes concernées devaient s'attendre, eu égard à la nature même de la réglementation en cause et compte tenu de la marge d'appréciation dont jouissent les institutions communautaires, à une évolution des règles applicables (CJCE, 14 févr. 1990, Delacre c/ Commission, aff. 350/88, Rec. p. I-395).

Au-delà de ces deux manifestations, les plus notables, du principe de sécurité juridique, le juge communautaire en tire aussi des règles de conduite pour les autorités communautaires ou les États membres dans l'application du droit communautaire. Au nombre de celles-ci figurent le principe de bonne foi ou la règle selon un État membre ne peut être réputé s'être acquitté de ses obligations en matière de transposition que lorsqu'il a abrogé les dispositions contraires en droit national, afin de garantir la clarté des règles applicables (cf., s'agissant d'un recours en manquement : CJCE, 4 avr. 1974, Commission c/ France, aff. 167/73, p. 359).

L'impératif de sécurité juridique fournit encore à la Cour de Luxembourg une clé d'interprétation des normes de droit communautaire. Elle juge ainsi qu'une directive ou un règlement ne peuvent être interprétés qu'à la lumière de données contemporaines à leur édiction et non à la lumière de données postérieures (CJCE, 18 mars 1975, Deuka, aff. 78/74, Rec. p. 421 et 18 mars 1986, Ethicon, aff. 58/85, Rec. p. 1131).

Enfin, le juge communautaire prend en compte le principe de sécurité juridique pour déterminer la portée de ses propres décisions.

Il en déduit par exemple que les décisions qu'il rend sur renvoi préjudiciel des juridictions nationales ont nécessairement un effet ultra partes, afin d'assurer la même application du droit communautaire sur tout le territoire de l'Union (CJCE, 13 mai 1981, SPA International Chemical Corporation, aff. 60/80, Rec. p. 1191).

Par ailleurs, il peut être amené, toujours pour des motifs tenant à la clarté de la règle de droit et à la stabilité des situations individuelles, à moduler la portée de ses décisions dans le temps, au-delà même de ce que prévoient les stipulations du traité de Rome, qui ne lui ouvrent explicitement cette possibilité que dans le cadre d'un recours en annulation (art. 174, aujourd'hui repris à l'art. 231 du traité CE). Ainsi, dans certaines hypothèses, il a décidé de maintenir provisoirement en vigueur une directive reconnue illégale pour des raisons tenant à ses modalités d'élaboration, dans l'attente de l'élaboration d'un nouveau texte (CJCE, 7 juill. 1992, Parlement c/ Conseil, aff. 295/90, Rec. p. 5299) ou de limiter les effets de l'annulation qu'il prononce pour l'avenir (CJCE, 3 juill. 1986, Conseil c/ Parlement, aff. 34/86, Rec. p. 2155), ceci afin d'éviter la naissance d'un vide juridique. Par extension, il juge dans certaines hypothèses que les décisions qu'il rend à la suite d'un renvoi préjudiciel quant à la portée ou la validité d'une règle communautaire ne valent que pour l'avenir (CJCE, 8 avr. 1976, Defrenne c/ Sabena, aff. 43/75, Rec. p. 454), allant même jusqu'à exclure qu'elles puissent s'appliquer au cas de l'espèce (CJCE, 15 oct. 1980, SA Roquette, aff. 145/79, Rec. p. 2948).

2) Toutefois, le respect dû au principe de sécurité juridique, dans ses différentes manifestations, n'est pas absolu. Il est mis en balance avec d'autres impératifs, au premier rang duquel se trouvent l'intérêt communautaire et la nécessité pour les autorités d'adapter leur action à l'environnement économique.

Il peut ainsi être dérogé au principe de non-rétroactivité « à titre exceptionnel, lorsque le but à atteindre l'exige et que la confiance légitime des intéressés est dûment respectée » (CJCE, 25 janv. 1979, A. Racke c/ Hauptzollamt Mainz, aff. 98/78, Rec. p. 69, § 20). En pratique, cette double condition se trouve assez souvent remplie : ainsi, la Cour de Luxembourg admet que, eu égard à la nature même du système des montants compensatoires monétaires et à l'objectif poursuivi, les règlements instituant ou modifiant ces montants peuvent avoir une portée rétroactive durant une période limitée, dès lors que les opérateurs du secteur ont été avertis en temps utile des intentions de la Commission (même décision).

B

Pour sa part, le juge administratif français ne reconnaît pas l'existence d'un principe de sécurité juridique, ou de son corollaire, la protection de la confiance légitime, dans l'ordre interne

1) Il accepte de les appliquer dans l'ordre communautaire, en application des stipulations de l'article 6 du traité CE, qui incluent les principes généraux du droit communautaire au nombre des normes que l'Union doit respecter(6), c'est-à-dire lorsqu'il a à connaître d'une situation juridique directement régie par le droit communautaire (cf. notamment CE, 30 nov. 1994, SCI Résidence Dauphine, Rec. Leb. p. 515, Ass. 17 févr. 1995, Meyet, Rec. Leb. p. 78, concl. H. Toutée, AJDA 1995.223, Ass. 5 mars 1999, Rouquette et autres, Rec. Leb. p. 37 et, explicitant pour la première fois ce raisonnement, CE, 9 mai 2001, Entreprise personnelle Transports Freymuth et Soc. Mosellane de Traction, 2 esp., à mentionner aux tables).

Il juge ainsi qu'est opérant le moyen tiré de l'atteinte au principe de confiance légitime lorsqu'il est invoqué au soutien d'un recours dirigé contre un décret modifiant le régime de soutien direct aux agriculteurs français dans le cadre tracé par les règlements régissant la politique agricole commune (CE, Ass., 5 juill. 2001, FNSEA et autres, à paraître au recueil), l'écartant en l'espèce comme non fondé.

Il n'a pas encore eu l'occasion de préciser quelle est la place exacte occupée par ce principe dans la hiérarchie des normes. Mais il faut sans doute considérer que les principes généraux du droit communautaire ont, comme les stipulations des traités et les actes de droit dérivé, une valeur supérieure à celle des lois (cf., implicitement, Meyet, préc.).

2) Dans tous les autres cas de figure, la Haute Assemblée estime que les principes de sécurité juridique ou de confiance légitime ne peuvent être utilement invoqués devant elle, que ce soit en excès de pouvoir ou en plein contentieux, même lorsque la matière en cause est indirectement régie par le droit communautaire (_Entreprise Freymut_h, préc.).

Ce faisant, elle n'a suivi aucune des deux voies qu'avaient explorées deux juridictions subordonnées, le tribunal administratif de Strasbourg et la Cour administrative d'appel de Nancy.

S'inspirant du raisonnement suivi par le juge communautaire, le tribunal administratif de Strasbourg avait, par un jugement remarqué (8 déc. 1994, Entreprise de transports Freymuth, concl. J. Pommier, AJDA 1995.555, note M. Heers, RFD adm. 1995.963) admis l'existence en droit français d'un principe de " confiance légitime [des particuliers] dans la clarté et la prévisibilité des règles juridiques et de l'action administrative " et en avait déduit qu'un opérateur économique était fondé à demander réparation à l'État du préjudice anormal résultant pour lui d'une modification inutilement soudaine des règles régissant l'exercice de son activité. Il avait d'ailleurs en l'espèce reconnu la responsabilité de l'État sur ce terrain, à la suite de la modification inopinée des règles régissant l'importation de déchets ménagers.

Statuant en appel sur cette affaire par un arrêt rendu le 17 juin 1999 (Ministre de l'Environnement c/ Entreprise transports Freymuth, concl. P. Vincent, RFD adm. 2000.254), la Cour administrative d'appel de Nancy a pour sa part retenu une solution plus en retrait, en refusant de reconnaître l'existence d'un principe de droit interne comme le lui proposait pourtant son commissaire du gouvernement, mais en estimant en contrepartie que le principe de droit communautaire pouvait être invoqué dans un litige indirectement régi par le droit communautaire comme c'était le cas en l'espèce. En cassation, le Conseil d'État a écarté l'une et l'autre de ces deux solutions.

Ce refus de faire de la sécurité juridique un principe général du droit dans l'ordre interne ne signifie évidemment pas que le juge administratif français ne tient aucun compte de cet impératif dans l'exercice de son contrôle. Il le fait à travers un certain nombre de principes plus ciblés, qui ont d'ailleurs inspiré la jurisprudence communautaire, comme la prohibition du retrait ou de l'abrogation des décisions créatrices de droit devenues définitives ou la non-rétroactivité des actes administratifs, tout en le conciliant avec le principe de légalité et en s'efforçant d'assurer à l'action administrative une certaine souplesse.

Partie II :

Ce refus de faire de la sécurité juridique un principe général du droit dans l'ordre interne ne signifie évidemment pas que le juge administratif français ne tient aucun compte de cet impératif dans l'exercice de son contrôle. Il le fait à travers un certain nombre de principes plus ciblés, qui ont d'ailleurs inspiré la jurisprudence communautaire, comme la prohibition du retrait ou de l'abrogation des décisions créatrices de droit devenues définitives ou la non-rétroactivité des actes administratifs, tout en le conciliant avec le principe de légalité et en s'efforçant d'assurer à l'action administrative une certaine souplesse.

A

Il a très tôt pris conscience des contrecoups que pouvait avoir l'action des autorités administratives sur la situation juridique des personnes privées en relation avec elles. Il a donc cherché, tant dans le contentieux de la légalité et notamment de l'excès de pouvoir qu'en plein contentieux, à dégager des règles permettant de circonscrire ou de contrebalancer ces effets.

1) Ainsi, il a posé en principe l'interdiction, pour une autorité administrative, de remettre en cause les actes créateurs de droits, même lorsqu'ils s'avèrent illégaux, une fois qu'ils sont devenus définitifs, autrement dit, une fois que le délai de recours à leur encontre a expiré sans qu'aucune contestation n'ait été formée. Il juge en effet que le respect des droits acquis par leurs destinataires fait obstacle à leur retrait (CE, 3 nov. 1922, Dame Cachet, Rec. Leb. p. 790, GAJA, Dalloz, 13e éd., n° 40) comme à leur abrogation (CE, Sect., 30 nov. 1990, Association Les Verts, Rec. Leb. p. 339) et ce, pendant toute la durée de leur période de validité, s'il s'agit d'actes ayant des effets continus dans le temps (cf. à propos d'un décret approuvant la concession d'une autoroute CE, 26 mars 2001, Association pour la gratuité de l'autoroute A 8, à mentionner aux tables).

Plus largement, s'inspirant de la règle figurant à l'article 2 du Code civil, il a posé en principe l'interdiction pour l'administration de prendre des actes réglementaires ou non réglementaires à effet rétroactif (CE, Ass., 25 juin 1948, Société du journal l'Aurore, Rec. Leb. p. 289, GAJA, Dalloz, 13e éd., n° 64). Cela signifie d'une part qu'un acte administratif ne peut produire effet à une date antérieure, selon les cas, à sa publication ou à sa notification et, d'autre part, que les situations définitivement fixées dans le passé ne peuvent être remises en cause pour l'avenir : ainsi, en matière fiscale, les règles gouvernant le calcul de la dette des contribuables ne peuvent être modifiées postérieurement à la date correspondant au fait générateur de l'impôt, date à laquelle leur situation à l'égard du Trésor public est réputée définitivement cristallisée (CE, Ass., 16 mars 1956, Garrigou, Rec. Leb. p. 121).

Au-delà de ces deux manifestations transversales de l'impératif de sécurité juridique, le juge administratif a aussi consacré des principes plus spécialisés.

Ainsi, tout récemment, à l'occasion d'un renvoi préjudiciel effectué par la Cour de cassation à propos de la légalité de dispositions figurant dans le règlement du personnel de la SNCF, le Conseil d'État a reconnu l'existence d'un principe général de stabilité du contrat de travail, tiré des articles 1134 du Code civil et L. 121-1 du Code du travail, principe qui s'applique à l'ensemble des salariés de droit privé, y compris ceux qui sont employés dans des entreprises ou établissements à statut, et qui fait obstacle à ce qu'une modification du contrat de travail puisse intervenir sans l'accord des deux parties, l'employeur et le salarié. Il en a déduit qu'un statut ne pouvait légalement contenir des dispositions autorisant de façon très large l'employeur à rétrograder ses agents en cas d'échec à un examen professionnel (CE, Ass., 29 juin 2001, Berton c/ SNCF, à paraître au Rec. Leb., chron. M. Guyomar et P. Collin, AJDA 2001.648).

2) Certaines des solutions retenues en plein contentieux sont par ailleurs dictées par le souci manifesté par le juge de réparer, à défaut d'avoir pu les prévenir, les atteintes aux situations individuelles causées par l'action de l'administration.

La responsabilité pour faute d'une collectivité publique se trouve engagée lorsqu'elle induit en erreur les particuliers, et notamment les opérateurs économiques sur son comportement futur. Il en va ainsi lorsqu'elle prend à leur égard des engagements illégaux ou qu'elle n'est pas en mesure de tenir (ainsi, à propos de la promesse d'octroyer à une société un certain contingent d'exportation sur une période de 10 ans : CE, Sect., 24 avr. 1964, Société des huileries de Chauny, Rec. Leb. p. 245, concl. G. Braibant, ou encore, à propos de l'assurance donnée à un promoteur immobilier quant à la délivrance d'un permis de construire : 26 oct. 1973, SCI Résidence Arcole, Rec. p. 601). Il en va également ainsi lorsqu'elle ne donne pas suite à un projet après avoir réalisé un appel d'offres (CE, 10 juin 1970, Mendelssohn, Rec. Leb. p. 495), ou encore lorsque, sans s'engager elle-même, elle donne des renseignements erronés et conduit ainsi les personnes qui se sont adressées à elle à prendre une décision qui s'avère préjudiciable pour eux (CE, 20 janv. 1988, Aubin, Rec. Leb. p. 19).

De plus, la jurisprudence admet, à titre exceptionnel il est vrai, que la responsabilité de l'État puisse être engagée en l'absence de toute faute de sa part, à raison du préjudice subi par un particulier à la suite d'une modification de la législation ou de la réglementation applicable (CE, Ass., 14 janv. 1938, Société anonyme La Fleurette, Rec. Leb. p. 25, GAJA, Dalloz, 13e éd., nos 54 et s.; 27 janv. 1961, Vannier, Rec. Leb. p. 60, concl. J. Kahn). Pour que cette responsabilité puisse jouer, deux séries de conditions doivent être remplies : d'une part, l'indemnisation ne doit pas avoir été exclue, implicitement ou explicitement, lors du changement de réglementation ; d'autre part, le préjudice à indemniser doit être anormalement grave et spécial. Compte tenu de la sévérité de ces conditions, cette hypothèse de responsabilité sans faute ne trouve en pratique que rarement à s'appliquer.

B

La sécurité juridique n'est toutefois pas le seul ni même le principal impératif que le juge administratif prend en considération dans l'exercice de son office. Sa première mission est en effet de veiller au respect du principe de légalité par les autorités administratives. Par ailleurs, il doit tenir compte de la nécessité, pour l'État et les différentes collectivités publiques, d'adapter leur action en fonction des contraintes économiques et sociales et donc de faire évoluer la réglementation applicable. La conciliation de ces différents objectifs, parfois contradictoires, peut conduire à des solutions peu respectueuses de la sécurité juridique des particuliers.

1) La première limite rencontrée est celle qui résulte de l'application du principe de légalité, principe cardinal du droit public.

Bien sûr, le principe selon lequel l'administration est tenue, sous le contrôle du juge, de conformer son action aux règles de droit n'est pas par lui-même inconciliable avec l'impératif de sécurité juridique. Il tend au contraire dans la plupart des cas à le conforter. Pour reprendre les termes employés par le président Labetoulle, « parce qu'il limite l'arbitraire, le principe de légalité est, tout particulièrement en droit public, porteur de sécurité »(7).

Mais le principe de légalité ne signifie pas seulement que l'administration est tenue, a priori, de respecter les lois et règlements en vigueur, auquel cas il n'entrerait jamais, ou quasiment jamais en contradiction avec l'impératif de sécurité juridique. Il signifie également qu'elle est tenue, au besoin après intervention du juge de l'excès de pouvoir, de remédier a posteriori aux différentes illégalités qui ont pu entacher son action normative. Et c'est dans cette mesure qu'il peut être facteur d'insécurité pour les destinataires des actes de cette dernière.

Au nom du principe de légalité, l'administration doit d'abord remédier aux illégalités qu'elle constate pour l'avenir. Il lui faut ainsi s'abstenir d'appliquer un règlement illégal, même lorsque cet acte n'a pas été censuré par le juge de l'excès de pouvoir et est donc encore en vigueur (CE, Sect., 14 nov. 1958, Ponard, Rec. Leb. p. 554). Plus encore, saisie d'une demande en ce sens, elle est tenue d'abroger un règlement illégal, soit en raison d'un vice originel soit à la suite d'un changement dans les circonstances de droit ou de fait (CE, Ass., 3 févr. 1989, Compagnie Alitalia, Rec. Leb. p. 44). Il en va de même pour les décisions non réglementaires qui ne créent pas de droits, catégorie qui recouvre un grand nombre de décisions (cf. infra). Il en résulte que les administrés n'ont aucune garantie quant à la permanence et à la fiabilité des textes de droit positif, y compris lorsque l'autorité administrative ne manifeste aucune intention de les remettre en cause pour des raisons d'opportunité.

Plus délicat au regard de l'impératif de sécurité juridique, l'autorité administrative peut aussi être conduite, toujours pour se conformer au principe de légalité, à remédier à l'illégalité constatée pour le passé, en dérogeant au principe de non-rétroactivité. En effet, un acte administratif illégal peut, et dans certaines hypothèses, doit être retiré tant qu'il n'est pas devenu définitif, soit parce que le délai de recours contentieux n'a pas encore expiré, soit, par extension, parce qu'un recours, administratif ou contentieux, a été formé contre lui. Il en va ainsi quels que soient la nature de l'acte, réglementaire ou non, et ses effets, créateurs de droit ou non (CE, Ass., 6 mai 1966, Ville de Bagneux, Rec. Leb. p. 303 et 9 juill. 1997, Commune de Théoule-sur-Mer, Rec. Leb. p. 295).

Enfin, l'intervention du juge de l'excès de pouvoir, qui peut être très facilement déclenchée, compte tenu du libéralisme de la jurisprudence en matière d'intérêt pour agir, est évidemment susceptible d'entraîner elle aussi une remise en cause pour le passé de l'ordonnancement juridique. Pour cette raison, alors même qu'elle vise à rétablir le requérant dans ses droits lorsque ceux-ci ont été lésés et contribue dans cette mesure à renforcer la sécurité juridique, elle a pour effet de fragiliser indirectement la situation des tiers et peut devenir ainsi facteur d'insécurité.

Tout comme un acte retiré par l'autorité administrative, un acte annulé par le juge administratif est en effet réputé n'avoir jamais existé (CE, Ass. 26 déc. 1925, Rodière, Rec. Leb. p. 1025, GAJA, Dalloz, 13e éd., n° 44). De plus, en exécution de la chose jugée, les effets de droit qu'il a produits durant le laps de temps pendant lequel il a été appliqué doivent être entièrement effacés, ce qui peut, dans certaines hypothèses, déboucher sur la remise en cause d'autres décisions pourtant devenues définitives et fragiliser ainsi gravement la situation de leurs destinataires.

Le contentieux de la fonction publique en fournit maints exemples : ainsi, l'annulation de la nomination d'un stagiaire impose à l'autorité compétente de revenir sur la décision de titularisation prise à l'issue de la période de stage, même si cette dernière décision, créatrice de droits, n'a pas été attaquée (CE, Sect., 3 nov. 1995, Velluet, Rec. Leb. p. 389, concl. R. Schwartz, AJDA 1996, note V. Tchen, D. 1996, J. 433). De même, l'annulation d'un tableau d'avancement ou d'une liste d'aptitude impose la révision des mesures de nomination et de promotion incompatibles avec l'annulation contentieuse, alors même que celles-ci sont devenues définitives et ont créé des droits au profit des agents qu'elles visent (CE, Sect., 4 févr. 1955, Sieur Marcotte, Rec. Leb. p. 70, Ass., 10 juin 1970, Puisoye, Rec. Leb. p. 387, 25 mai 1979, Secrétaire d'État aux universités c/ Mme Toledano-Abitbol, Rec. Leb. p. 228). Enfin, lorsqu'une mesure d'éviction d'un agent a été annulée, il peut s'avérer nécessaire de remettre en cause la nomination de son successeur. Il en va ainsi lorsque la nature propre des fonctions exercées impose que l'agent illégalement écarté soit réintégré dans l'emploi même qu'il occupait (CE, Ass., 27 mai 1949, Véron-Reville, Rec. Leb. p. 246, GAJA, 13e éd., Dalloz, n° 65, 1er sept. 1961, Bréart de Boisanger, Rec. Leb. p. 676).

Il en va de même en matière de remembrement rural : l'annulation de la décision de la commission départementale d'aménagement foncier en tant qu'elle concerne l'un des propriétaires fonciers est susceptible de remettre aussi en cause les décisions d'attribution visant les autres propriétaires concernés par le remembrement (CE, 11 déc. 1970, Schwetzhoff, Rec. p. 765).

Conscient qu'une telle solution débouche sur des situations inextricables, le juge administratif s'efforce cependant de circonscrire au maximum ces effets de dominos. Ainsi, pour ne prendre que des exemples récents, il a jugé, en matière de fonction publique, que l'annulation d'un concours de recrutement était sans incidence sur les nominations intervenues à l'issue de ce concours, dès lors que celles-ci n'avaient pas elles-mêmes fait l'objet d'un recours contentieux (CE, Sect., 10 oct. 1997, Lugan, Rec. Leb. p. 346, concl. V. Pécresse, chron. D. Chauvaux et T.-X. Girardot ; AJDA 1997.952, note G. Pélissier ; Petites Affiches 1998, n° 22, p. 10). Dans la même logique, il a également jugé que l'annulation de la décision par laquelle l'autorité de régulation compétente avait refusé d'attribuer une fréquence à une société de radiodiffusion sonore ne remettait pas en cause les autorisations accordées aux sociétés concurrentes à l'issue du même appel à candidature (CE, Sect., 10 oct. 1997, Société Strasbourg FM, Rec. Leb. p. 355, concl. V. Pécresse, chron. D. Chauvaux et T.-X. Girardot ; AJDA 1997.952, note G. Pélissier, Petites Affiches 1998, n° 22, p. 10). Mais il peut difficilement pousser plus loin cette logique sans priver les décisions d'annulation qu'il rend de tout effet autre qu'indemnitaire, ce qui aboutirait, au nom de la sécurité juridique, à bafouer les droits de la partie gagnante.

2) Au-delà du respect dû au principe de légalité, l'impératif de sécurité juridique trouve aussi ses limites dans la nécessité d'assurer à l'administration une certaine marge de manoeuvre pour lui permettre de remplir au mieux sa mission de service public. Poussée à l'extrême, la logique de l'intangibilité des situations individuelles pourrait la réduire en effet à l'immobilisme en rendant très difficile l'évolution des règles de droit pour l'avenir.

C'est pour cette raison que le juge administratif consacre le principe selon lequel nul n'a de droit acquis au maintien d'un règlement (CE, 25 juin 1954, Syndicat national de la meunerie à seigle, Rec. Leb. p. 379 et s.; 27 janv. 1961, Vannier, préc.) et reconnaît à l'autorité administrative le pouvoir de modifier à tout moment la réglementation en vigueur, y compris lorsque celle-ci avait été édictée pour une durée déterminée à l'avance.

La seule limite à ce pouvoir d'adaptation tient à l'obligation qu'elle a d'assurer l'application de la loi et des textes juridiquement supérieurs (CE, Ass., 27 nov. 1964, Ministre des Finances c/ Dame Veuve Renard, Rec. Leb. p. 590), ce qui fait sans doute obstacle à ce qu'elle abroge un texte indispensable à leur mise en oeuvre.

Le principe de mutabilité vaut également pour les actes non réglementaires non créateurs de droit, qui peuvent être abrogés à tout moment pour de simples raisons d'opportunité, sauf dispositions législatives contraires.

De même, le juge administratif reconnaît à l'administration le pouvoir d'imposer à ses cocontractants des modifications des contrats qu'elle a passés avec eux pour assurer l'exécution de ses missions de service public, écartant ainsi tout principe de stabilité des contrats administratifs (CE, 11 mars 1910, Compagnie générale française des tramways, Rec. p. 216, concl. L. Blum et Sect., 9 déc. 1983, Société d'Étude, de participation et de développement, Rec. Leb. p. concl. B. Genevois, RFD adm. 1984, n° 0, p. 39).

Le point d'équilibre trouvé par le juge entre la nécessité de garantir aux personnes privées en relation avec l'administration une certaine zone de stabilité, celle d'assurer le plein respect du principe de légalité, et le maintien, au profit des autorités publique, d'une certaine marge de manoeuvre, pour leur permettre d'exercer leurs missions constitue nécessairement un compromis. Comme tel, il n'est pas exempt de critiques.

Partie III :

Sur certains points, il semble en effet faire la part trop belle aux principes de légalité et de mutabilité. Par ailleurs, les solutions dégagées jusqu'ici par le juge administratif ne permettent pas de prendre en compte toutes les causes d'insécurité juridique qui affectent aujourd'hui notre système de droit.

A

La zone de stabilité reconnue aux administrés à l'égard de l'action administrative s'avère en pratique relativement réduite.

1) Cela tient d'abord à la conception relativement stricte de la notion de décision créatrice de droit développée par la jurisprudence. Sont en effet exclues de cette catégorie un certain nombre de décisions individuelles qui ont pourtant des incidences directes sur la situation juridique de leurs destinataires et influent sur le comportement qu'ils sont susceptibles d'adopter.

C'est le cas par exemple des différentes autorisations requises pour l'exercice d'une activité privée. Leurs titulaires ne bénéficient d'aucune garantie quant à la permanence de ces autorisations dans le temps et sont donc, sauf disposition législative contraire, à la merci d'un éventuel retrait en cas d'illégalité ou d'une abrogation pour des motifs qui peuvent être de pure opportunité (CE, Ass., 4 juill. 1958, Graff, Rec. Leb. p. 414 ou Sect., 1er févr. 1980, Rigal, Rec. Leb. p. 64), ceci alors qu'ils ont été conduits à réaliser des investissements parfois coûteux.

Il en va de même pour les décisions octroyant à leur bénéficiaire un avantage pécuniaire. De telles décisions sont en effet le plus souvent considérées comme recognitives, car ne faisant que constater l'existence au profit d'une personne déterminée d'un droit résultant d'un autre texte (8). Il en résulte qu'elles ne sont pas par elles-mêmes créatrices de droit et peuvent de ce fait être abrogées voire retirées à tout moment, même en l'absence de toute fraude de leur bénéficiaire (CE, Sect., 15 oct. 1976, Buissière, Rec. Leb. p. 419, concl. contr. D. Labetoulle). Là encore, cette solution peut conduire à fragiliser la situation des destinataires de ces décisions qui ont parfois été conduits à faire des choix difficilement réversibles en fonction des droits qu'ils croyaient détenir et risquent voir leurs prévisions démenties, comme en témoigne l'affaire Buissière (9). De plus, à moins de démontrer que l'administration a commis une faute à leur égard, ce qui n'est pas toujours possible, ils ne sont pas assurés d'obtenir une réparation au moins partielle de leur préjudice devant le juge de plein contentieux

La seule limite au pouvoir de révision dont dispose l'administration à l'égard de ces décisions financières tient à l'existence de délais de prescription. Toutefois, lorsqu'il n'existe pas de dispositions législatives spécifiques, comme c'est le cas pour le versement de l'allocation de revenu minimum d'insertion (art. 28 de la loi du 1er déc. 1988 relative au revenu minimum d'insertion), cette garantie est bien théorique. C'est en effet le délai de droit commun de trente ans qui trouve alors à s'appliquer. En tout état de cause, les délais de prescription, même raccourcis, se comptent presque toujours en années.

Si les décisions octroyant un avantage pécuniaire à titre recognitif ne font pas naître de droits, il en va bien sûr de même lorsque l'administration s'abstient de réclamer une somme qu'elle est en droit de recouvrer. Ainsi, en matière de recours en récupération sur la succession des bénéficiaires de l'aide sociale prévu par l'ancien article 146 du Code de la famille et de l'aide sociale, recours qui n'a pas de caractère automatique, la collectivité qui a versé les prestations peut décider à tout moment, dans la limite du délai de prescription de droit commun, d'exercer un tel recours, alors même que la succession a déjà été liquidée et que les ayant droit du défunt sont entrés en possession de leur héritage, sans avoir été nécessairement eu connaissance des dettes dont il était susceptible d'être grevé (CE, 25 nov. 1998, Département de la Moselle, Rec. Leb. p. 438).

2) Restreint dans son champ, le régime des actes créateurs de droit s'avère en outre relativement vulnérable dans les garanties concrètes qu'il offre à ses bénéficiaires.

En effet, si de telles décisions ne peuvent être remises en cause, à législation ou réglementation constante, une fois qu'elles sont devenues définitives, les conditions requises pour qu'elles acquièrent ce caractère sont extrêmement strictes, puisqu'il faut que le délai de recours ait expiré non seulement à l'égard de leur destinataire mais aussi à l'égard des tiers (CE, Ass., 14 mai 1966, Ville de Bagneux, préc.). Or, faute de mesures d'information adéquates, il peut arriver que ce délai ne commence jamais à courir et que les décisions restent de ce fait durablement fragiles.

Le juge s'est efforcé de circonscrire ce facteur d'incertitude dans deux hypothèses. D'une part il a jugé, s'agissant des décisions tacites d'acceptation, que l'administration se trouvait en principe dessaisie à compter de la date à laquelle la décision était réputée être née (CE, Sect., 14 nov. 1969, Ève, Rec. Leb. p. 498, concl. Bertrand), sauf mesures particulières de publicité. D'autre part, il a considéré qu'elle ne pouvait de son propre chef revenir sur une décision passé le délai de deux mois suivant sa notification, même lorsque le délai de recours contentieux ouvert au bénéficiaire de l'acte ou aux tiers n'avait pas expiré (CE, Ass., 24 oct. 1997, de Laubier, Rec. Leb. p. 371, concl. V. Pécresse ; RFD adm. 1998.527, chron. AJDA, D. Chauvaux et T.-X. Girardot 1997.936).

Il reste qu'en l'état actuel de la jurisprudence, l'intervention d'un tiers, qui sera le plus souvent possible sans condition de délai en l'absence de publicité de la décision, est susceptible d'aboutir à un retrait immédiat de celle-ci, quelle que soit la valeur intrinsèque du recours de ce tiers, à condition bien sûr que l'administration estime avoir commis une illégalité. Le bénéficiaire de la décision retirée n'aura alors le plus souvent d'autre solution que de saisir le juge de l'excès de pouvoir pour tenter d'obtenir le rétablissement de ses droits.

3) Au-delà des limites du régime destiné à assurer la protection des actes créateurs de droit, les particuliers apparaissent surtout insuffisamment garantis à l'égard des changements de réglementation. S'il n'est évidemment pas question de contester la nécessité pour l'autorité administrative de pouvoir faire évoluer les règles de droit en fonction des nécessités sociales et économiques du moment, il faut reconnaître qu'à l'heure actuelle, cet impératif prime absolument sur la protection des situations individuelles et que les administrés n'ont que peu de moyens pour se prémunir contre un changement inopiné de réglementation qui viendrait interférer avec leurs projets.

Cela tient d'abord à la conception stricte de la rétroactivité privilégiée par la jurisprudence administrative. Seules se trouvent en effet juridiquement protégées contre un éventuel changement des règles applicables les situations considérées comme définitivement constituées sous l'empire de la réglementation antérieure. En revanche, rien n'interdit qu'un texte puisse attacher des effets de droit nouveaux à une situation passée ou modifier une situation en cours. Ainsi, le taux d'une cotisation sociale peut être modifié en cours d'année, alors même qu'une partie des salaires sur lesquels elle est assise ont d'ores et déjà été perçus, puisque le fait générateur de la dette coïncide avec la fin de l'année civile (CE, Sect., 7 sept. 1952, Houillères du bassin du Nord et du Pas-de-Calais, Rec. Leb. p. 501). De même, un nouveau régime de scolarité peut être appliqué à des élèves en cours d'études qui n'ont pas encore obtenu leur diplôme (CE, Sect., 19 déc. 1980, Revillod, Rec. Leb. p. 479). Autre exemple, lorsqu'il sollicite la délivrance d'une autorisation, un administré se voit dans la plupart des cas appliquer la réglementation en vigueur à la date à laquelle l'administration statue, même si celle-ci lui est moins favorable que celle qui était applicable à la date à laquelle il a déposé sa demande (CE, Sect., 7 mars 1975, Commune de Bordères-sur-l'Échez, Rec. Leb. p. 178) (10). Le juge administratif n'a pas consacré en effet, même s'agissant des règles touchant au domaine des libertés publiques, un mécanisme d'effet de cliquet semblable à celui qu'a dégagé le Conseil constitutionnel dans sa décision des 10 et 11 octobre 1984 à propos de la loi sur les entreprises de presse (n° 84-181 DC) (11).

Puisque l'administration peut légalement se saisir des situations en cours, elle n'est pas davantage tenue d'assortir les changements de réglementation de mesures transitoires ou de différer leur entrée en vigueur afin de permettre aux destinataires des nouveaux textes de s'y préparer. Il en va ainsi même si la précédente réglementation avait été édictée pour une durée déterminée à l'avance. Par exemple, en matière de sécurité sociale, l'autorité ministérielle peut légalement réviser à la baisse les tarifs applicables aux prestations pratiquées par les médecins en cours d'année, alors que ceux-ci ne sont en principe revus qu'une fois par an, sur la base de l'objectif de dépenses déterminé par le Parlement (CE, 7 mai 1999, Fédération des médecins radiologues et autres, à mentionner aux tables). De la même façon, elle peut renoncer à une hausse des tarifs dont le calendrier avait pourtant été précisément fixé par un précédent arrêté (CE, Sect., 29 mars 2000, Confédération nationale des syndicats dentaires, à paraître au Rec. Leb., concl. P. Fombeur ; RFD adm. 2000.1021).

Dans ces différentes hypothèses, les opérateurs n'ont quasiment aucune chance d'obtenir une indemnité, même s'ils subissent effectivement un préjudice du fait du changement de réglementation, compte tenu des conditions restrictives gouvernant la mise en cause de la responsabilité sans faute de l'État du fait des lois.

B

La relative fragilité des situations juridiques individuelles à l'égard de l'action publique tient pour une part à l'orientation de la jurisprudence administrative, centrée sur le respect des principes de légalité ou de mutabilité. Mais elle s'explique aussi, et peut-être surtout, par d'autres facteurs dont le juge administratif n'a pas toujours les moyens de se saisir efficacement.

1) Le premier de ces facteurs tient au fait que le principe de non-rétroactivité n'a pas, sauf en matière pénale, valeur constitutionnelle, ce qui autorise le législateur, souvent à l'instigation du Gouvernement, à adopter des lois ayant une portée rétroactive.

La principale catégorie de lois rétroactives correspond à celle des lois de validation, c'est-à-dire des lois qui sont destinées soit à prévenir soit à limiter les effets d'une décision de justice.

Certaines de ces lois sont exclusivement dictées par des considérations de sécurité juridique. C'est le cas des textes destinés à valider des décisions individuelles qui, bien que devenues définitives, se trouvent remises en cause à la suite de l'annulation contentieuse de l'acte non réglementaire sur le fondement duquel elles ont été prises, par exemple des nominations intervenues à la suite d'un concours dont les résultats ont été annulés.

Mais elles servent aussi trop souvent à permettre à l'État de sortir victorieux d'un contentieux mal engagé pour lui en procédant, avant que le juge n'ait statué définitivement, à une réécriture a posteriori des règles contestées, ce qui ne contribue ni à la clarté du droit, ni à la stabilité des situations individuelles, puisque les justiciables peuvent ainsi se voir privés d'un avantage auquel ils avaient pourtant, en l'état des règles alors applicables, incontestablement droit(12).

Confronté à des dispositions législatives rétroactives destinées à faire échec à son action, le juge administratif n'avait jusqu'à tout récemment d'autre choix que de s'incliner et de tenir compte de ces dispositions pour se prononcer, quelles que soient les atteintes portées au droit des parties. Sous l'influence du droit international, ce constat doit aujourd'hui être nuancé (cf. infra).

2) Un autre facteur d'insécurité juridique, souvent dénoncé(13), tient à la multiplication des textes normatifs et à leur insuffisante clarté. Or, si le juge communautaire peut condamner un État membre qui ne transpose pas avec suffisamment de rigueur les normes de droit communautaire, dans le cadre d'un recours en manquement, le juge administratif n'a quant à lui pas de moyens efficaces pour lutter contre la médiocre qualité de la production normative des autorités administratives. Il ne peut en effet annuler un acte parce qu'il est peu précis ou prête à confusion (CE, Ass., févr. 1999, Rouquette et autres, Rec. Leb. p. 37), ni, a fortiori, juger que la responsabilité de l'État se trouve engagée du fait de cette imprécision. Son rôle consiste au contraire à interpréter et à tenter de donner un sens. Tout juste peut-il censurer les règlements qui sont entachés d'une contradiction interne qui les rend inapplicables (cf. concl. J. Rigaud sur CE, Sect., 7 mai 1965, Blanc et Truchet, AJDA 1965.529) ou encore qui sont tellement imprécis qu'ils font obstacle à la mise en oeuvre des dispositions législatives pour l'application desquelles ils interviennent (CE, 12 juin 1998, Fédération des aveugles et handicapés visuels de France, à mentionner aux tables, RFD adm. 1998.902).
3) L'intervention même du juge administratif ne contribue pas toujours à la clarté et la stabilité des règles applicables.

C'est d'abord vrai dans le contentieux de l'excès de pouvoir.

Par sa nature même, l'annulation d'un acte administratif par le juge a, comme on l'a vu, des effets perturbateurs sur l'ordonnancement juridique et peut donner lieu, dans certaines hypothèses, à des problèmes d'exécution redoutables.

Parfois, elle peut même déboucher sur un vide qu'il est impossible de combler, alors même que l'illégalité censurée était en réalité mineure. Il arrive ainsi qu'après avoir été annulée pour un vice de forme, une mesure ne puisse plus, alors même qu'elle a été entièrement exécutée avant que le juge n'ait statué, être légalement reprise par l'autorité administrative parce que les règles applicables ont été entre-temps modifiées, situation qui se présente fréquemment dans le contentieux de l'urbanisme. Le bénéficiaire de la mesure annulée se trouve alors placé dans une situation difficile.

De façon plus générale, la décision par laquelle le juge est amené, quel que soit le type de recours dont il est saisi (excès de pouvoir, appréciation de légalité, responsabilité) à constater a posteriori l'illégalité d'un acte administratif, même sans l'annuler, peut bouleverser l'économie des règles applicables.

Tout récemment, le Conseil d'État a ainsi été amené à juger que certaines clauses figurant dans un contrat d'assurance type applicable aux centres de transfusion sanguine, clauses qui avaient été définies par un arrêté ministériel en date du 27 juin 1980, étaient illégales depuis l'origine, remettant ainsi en cause, plus de vingt après, l'équilibre financier des contrats passés en application de cet arrêté ainsi que celui de nombreux autres contrats construits sur le même modèle (CE, 29 déc. 2000, Consorts Beule et Association pour l'Essor de la transfusion sanguine, à paraître au recueil, concl. S. Boissard ; Petites Affiches 2001, n° 99, p. 14). Imparable en droit, cette décision a des répercussions économiques très lourdes pour tout le secteur de l'assurance.

Partie IV :

Sans aller nécessairement jusqu'à ériger la sécurité juridique en principe général du droit, il est souhaitable que le juge administratif s'efforce, en tirant parti des possibilités ouvertes par le droit communautaire et européen, d'une part, et des nouveaux instruments dont il dispose dans l'exercice de sa mission, d'autre part, d'inciter l'administration à mieux garantir la stabilité des situations individuelles. Il peut également utilement s'engager dans une réflexion sur la portée de ses propres décisions et sur leur contribution à la stabilité et à la clarté de la règle de droit.

A

La première question que l'on peut se poser porte sur la nécessité, pour le juge administratif, comme l'y invite une partie de la doctrine, de faire évoluer sa jurisprudence afin de faire une plus large application du principe communautaire de sécurité juridique voire de consacrer l'existence d'un principe autonome de sécurité juridique en droit interne pour mieux marquer les termes de son contrôle.

Selon nous, aucune de ces deux solutions ne s'impose à l'heure actuelle.

1) Outre que les fondements juridiques d'une telle solution seraient pour le moins incertains, une application plus large, par le juge administratif français, du principe communautaire de sécurité juridique ne déboucherait pas nécessairement sur une amélioration des garanties offertes aux justiciables.

Dans certaines hypothèses, en effet, compte tenu de l'orientation de la jurisprudence de la Cour de Luxembourg, elle aboutirait paradoxalement à des solutions moins favorables que les solutions retenues jusqu'ici par le juge administratif, comme en témoigne la récente décision rendue le 5 juillet dernier par l'Assemblée du contentieux (FNSEA, préc.).

S'inspirant des solutions retenues par le juge communautaire, celle-ci a jugé qu'un décret aux effets incontestablement rétroactifs puisque produisant effet à une date antérieure de plusieurs semaines à sa publication ne méconnaissait pas le principe de confiance légitime, dès lors que les producteurs concernés par ces dispositions avaient été informés près d'un an à l'avance de l'existence de ce projet.

Il est évident qu'une telle solution, qui autorise le Gouvernement à faire rétroagir un acte réglementaire à la seule condition qu'il ait pris la peine d'informer au préalable les opérateurs du secteur de ses intentions, aurait été difficilement concevable au regard des principes généraux du droit interne. La situation des destinataires des règles s'en trouve incontestablement fragilisée. Apprendre, par voie de presse ou par l'intermédiaire des organisations professionnelles concernées, qu'une réforme, dont les modalités ne sont pas encore définitivement arrêtées, est à l'étude n'est évidemment pas équivalent au fait de prendre connaissance des termes d'un règlement régulièrement signé et publié au Journal officiel.

Dans d'autres cas, elle ne changerait pas grand chose à l'état actuel de la jurisprudence, compte tenu de la proximité existant entre le raisonnement suivi par le juge communautaire et celui suivi par le juge français.

En définitive, le seul point, certes important, sur lequel le juge administratif français pourrait utilement tirer profit des solutions dégagées par le juge communautaire touche au contrôle exercé sur les changements de réglementation. Mais, comme nous essaierons de le montrer un peu plus loin, il dispose, sans nécessairement recourir au principe de confiance légitime, des moyens de resserrer son contrôle sur ce point.

2) La seconde solution à laquelle on peut songer - ériger la sécurité juridique en principe général du droit français - ne nous paraît pas beaucoup plus fructueuse.

Bien sûr, le juge administratif pourrait certainement trouver dans l'ordonnancement juridique, et en particulier dans l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen relatif à la garantie des droits(14) une source d'inspiration lui permettant de consacrer l'existence d'un tel principe. Il pourrait même se passer de toute référence explicite, la reconnaissance de principes généraux du droit constituant en réalité, pour reprendre les termes employés par le président Genevois, « une oeuvre créatrice (15) » à laquelle le juge se livre en tenant compte de l'esprit des lois en vigueur et des attentes du corps social.

Mais la consécration d'un tel principe ne changerait en pratique pas grand chose aux garanties concrètes apportées aux particuliers. Comme en témoigne le caractère foisonnant et parfois contradictoire de la jurisprudence communautaire, la notion de sécurité juridique est un concept si général que l'on peut lui faire dire ce que l'on veut. En tant que tel, il n'est donc pas directement opérationnel pour le juge, notamment dans le contentieux de la légalité : pour lui donner une portée réelle, celui-ci doit nécessairement s'appuyer, pour lui donner sa pleine portée, sur des principes dérivés plus ciblés, comme il le fait déjà à l'heure actuelle. Faire du principe de sécurité juridique un principe général du droit aurait donc une portée symbolique mais ne doterait pas le juge d'instruments nouveaux dans l'exercice de son contrôle sur l'action administrative.

B

Sans en passer par la reconnaissance d'un nouveau principe général du droit, solution qui a d'ailleurs été écartée jusqu'ici, nous pensons que le juge administratif français peut d'ores et déjà mieux prendre en compte l'impératif de sécurité juridique dans l'exercice de sa mission et remédier aux insuffisances qui affectent aujourd'hui son contrôle. Nous voudrions ici évoquer quelques unes des voies qui s'ouvrent à lui.

1) Il dispose d'ores et déjà des moyens, prolongeant le contrôle a priori qu'exerce le Conseil constitutionnel(16), de faire échec à l'application des lois rétroactives qui porteraient une atteinte trop importante à la stabilité des situations juridiques individuelles. L'instrument de ce contrôle lui est fourni par les normes de droit international et en particulier par les stipulations de la Convention européenne de sauvegarde des droit de l'homme et des libertés fondamentales.

En premier lieu, se fondant sur les stipulations de l'article 6, § 1, de ce texte, il peut être amené à écarter une disposition législative rétroactive qui, intervenant dans un processus juridictionnel en cours dans lequel sont en jeu des « droits et obligations de caractère civil » au sens de cet article et dans lequel l'État est partie, porterait une atteinte à l'égalité des armes entre les parties qui ne serait pas justifiée par des motifs d'intérêt général suffisants (CE, Ass., avis, 5 déc. 1997, Ministre de l'Éducation nationale, de la Recherche et de la Technologie c/ OGEC de Saint-Sauveur-le-Vicomte, Rec. Leb. p. 464, concl. L. Touvet). Ce contrôle de conventionnalité n'est pas de pure forme : en effet, le Conseil d'État a d'ores et déjà été conduit à neutraliser une loi de validation sur ce terrain (CE, 28 juill. 2000, Tête, à paraître au Rec. Leb.).

En second lieu, il peut également être conduit à s'assurer qu'une loi remettant rétroactivement en cause des droits patrimoniaux régulièrement acquis ne porte pas, au regard des objectifs qu'elle poursuit, une atteinte disproportionnée au droit de toute personne au respect de ses biens, tel qu'il est garanti par l'article 1er du premier protocole additionnel à la Convention européenne. Ainsi, tout récemment, une loi précisant rétroactivement les modalités d'attribution d'une prime à des agents publics, afin de contredire l'interprétation donnée par le juge administratif, a été jugée incompatible avec ces stipulations (CE, Ass., 5 juill. 2001, Ministre de la Défense c/ M. Préaud, à paraître au Rec. Leb.). Cette jurisprudence pourrait connaître une certaine postérité notamment en matière fiscale.

L'invocation des stipulations de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ne conduira pas évidemment à écarter toutes les dispositions législatives rétroactives. Il n'en ira ainsi que s'il apparaît que de telles dispositions portent effectivement atteinte à l'un des droits protégés par ces stipulations (droit au procès équitable dans les litiges portant sur des droits et obligations de caractère civil ou droit au respect des biens) et que cette atteinte n'est pas justifiée par des motifs d'intérêt général suffisants. Mais elle permettra de neutraliser celles de ces dispositions qui ont les effets les plus déstabilisateurs pour les situations individuelles. Par ailleurs, elle exercera nécessairement un effet dissuasif pour le Gouvernement qui hésitera sans doute dorénavant à recourir à la facilité que représente souvent pour lui la validation législative.

2) Au-delà des perspectives nouvelles ouvertes par les normes de droit international, le juge administratif dispose aussi des moyens d'adapter ses propres instruments de contrôle de l'action administrative.

En premier lieu, il serait sans doute opportun qu'il réexamine sa jurisprudence sur les actes créateurs de droit, d'une part en améliorant les garanties existant en matière de retrait ou d'abrogation et d'autre part en étendant le champ d'application de ce régime à d'autres mesures individuelles favorables qui s'en trouvaient jusqu'à présent exclues.

Il pourrait tout d'abord, poursuivant dans la voie tracée par la décision Laubier (préc.), dissocier plus nettement les pouvoirs de retrait de l'administration des modalités d'exercice du recours contentieux, soit en interdisant tout retrait d'un acte créateur de droit même illégal après l'expiration d'un délai de deux mois suivant la notification ou la publication de cet acte, soit, solution moins radicale, en n'autorisant le retrait qu'en cas de recours recevable et fondé formé par un tiers. L'assemblée du contentieux du Conseil d'État devrait être amenée prochainement à débattre de cette question.

Par ailleurs, la catégorie des actes créateurs de droit pourrait sans doute être utilement étendue aux décisions octroyant un avantage pécuniaire ou autorisant l'exercice d'une activité privée, hors les cas de fraude ou de fausse déclaration de la part de leurs destinataires.

En second lieu, il nous semble que le juge de l'excès de pouvoir, sans renoncer bien sûr au principe de mutabilité, gagnerait à renforcer son contrôle sur les décisions réglementaires par lesquelles l'autorité administrative modifie la réglementation applicable, notamment lorsque celle-ci a des incidences économiques, afin d'inciter l'administration à mieux prendre les incidences des réformes qu'elle envisage sur la situation des opérateurs concernés.

Rappelons en effet que, si l'autorité administrative dispose d'un pouvoir discrétionnaire pour décider de modifier ou de compléter les règlements qu'elle a elle-même édictés, dans le respect de la hiérarchie des normes, ce pouvoir est d'ores et déjà soumis au contrôle du juge de l'excès de pouvoir qui s'assure notamment qu'elle ne commet pas d'erreur manifeste d'appréciation (CE, Sect., 25 avr. 1980, Ministre de l'Éducation c/ Institut technique de Dunkerque, Rec. Leb. p. 196 et concl. P. Fombeur sur la décision Confédération nationale des syndicats dentaires, préc.).

Rien n'interdirait donc au juge de prendre explicitement en compte, au titre du contrôle qu'il exerce sur les motifs de l'acte, l'ampleur du bouleversement apporté aux règles jusque-là applicables et le caractère plus ou moins justifié de ce dernier. Il pourrait ainsi se trouver amené à censurer comme entachée d'une erreur manifeste d'appréciation une modification inopinée qui interviendrait avant une échéance déterminée à l'avance par le pouvoir réglementaire et qui n'apparaîtrait pas justifiée par des considérations tenant à la situation particulière du secteur concerné.

Au-delà de ce contrôle sur l'ampleur et sur le calendrier de la réforme, contrôle qui serait nécessairement à manier avec une extrême précaution, le juge administratif pourrait aussi être amené à porter une attention plus marquée aux modalités d'application des textes dans le temps, et notamment à la place faite, le cas échéant, aux mesures transitoires, prolongeant ainsi l'action des sections administratives du Conseil d'État, qui font preuve d'ores et déjà d'une grande vigilance sur ce point lorsque le Gouvernement les consulte sur des projets de textes législatifs ou réglementaires.

On pourrait tout à fait imaginer qu'il soit ainsi amené, non à censurer un règlement modificatif dans son ensemble, mais à l'annuler en tant qu'il ne prend pas en compte la situation particulière de telle ou telle catégorie de destinataires ou en tant qu'il fixe une date d'entrée en vigueur trop proche et à prescrire, au besoin d'office, comme il l'a fait tout récemment (CE, Ass., 29 juin 2001, Vassilikiotis, à paraître au recueil), à l'autorité compétente d'y remédier dans un bref délai. Le développement de ses pouvoirs d'injonction lui permet désormais de recourir facilement à de telles annulations « en tant que ne pas » qui auraient paru dénuées de toute portée concrète il y a quelques années et d'envisager, sans crainte excessive, d'interférer ainsi dans le processus d'élaboration des actes réglementaires.

Ajoutons que les destinataires des actes entachés de telles illégalités seraient ensuite fondés, s'ils estimaient avoir subi individuellement un préjudice, à recherche la responsabilité pour faute de l'État.

Cette extension du contrôle du juge de l'excès de pouvoir permettrait donc d'aboutir, par un raisonnement très différent et plus adapté à la structure traditionnelle du contentieux administratif, à un résultat voisin de celui recherché par le juge communautaire à travers la protection de confiance légitime.

3) Enfin, il est sans doute souhaitable que le juge administratif réfléchisse aux moyens de contrebalancer les effets nécessairement déstabilisateurs qu'entraîne parfois sa propre action, en particulier dans le contentieux de l'excès de pouvoir.

Certes, ces effets sont pour une large part inhérents à la nature même de la mission qui lui est impartie : le contrôle efficace de la légalité de l'action administrative passe par la remise en cause a posteriori des décisions qui ont été prises illégalement. Il n'en reste pas moins qu'ils paraissent dans certaines hypothèses disproportionnés, notamment lorsque le vice dont est entaché l'acte attaqué est véniel.

Plusieurs voies peuvent être envisagées pour remédier à ces inconvénients.

En premier lieu, il est indispensable que l'action du juge administratif s'exerce dans le laps de temps le plus bref possible, afin que les actes qu'il est amené à annuler n'aient pas eu le temps de produire des effets de droit trop importants. La mise en place, par la loi du 30 juin 2000, d'un référé-suspension constitue à cet égard une avancée importante qui devrait contribuer à réduire dans nombre de cas les difficultés liées à l'exécution des décisions des juridictions administratives. Mais, au-delà du progrès apporté par la réforme des procédures d'urgence, il faut aussi que les délais de jugement au fond se réduisent significativement. La situation s'est nettement améliorée devant le Conseil d'État, qui statue aujourd'hui en premier ressort souvent en moins d'un an. Mais toutes les juridictions administratives ne sont pas dans une situation aussi favorable.

En deuxième lieu, il est impératif que le juge administratif dispose, dans le contentieux de la légalité, d'une panoplie plus étendue que l'alternative habituelle annulation-rejet afin de pouvoir le cas échéant soit corriger lui-même un acte entaché d'une illégalité vénielle ou limitée, soit ordonner à l'administration d'y procéder sous son contrôle.

L'une des solutions pourrait être d'étendre le plein contentieux dit objectif à d'autres pans du contentieux administratifs que ceux pour lequel il existe déjà, à savoir le contentieux fiscal, celui des installations classées, de l'aide sociale ou des mesures prises par les organismes de régulation économique. Toutefois, il n'est pas évident que cela puisse résulter d'une simple évolution jurisprudentielle.

De façon plus novatrice, le juge administratif pourrait envisager de modifier la portée des décisions qu'il rend en matière d'excès de pouvoir, portée qui a été définie jusqu'ici exclusivement par voie jurisprudentielle, afin de mieux prendre en compte, au stade de l'annulation, les éventuelles difficultés liées à l'exécution de ses décisions.

C'est dans cette voie que le Conseil d'État semble s'être engagé par une récente décision rendue le 27 juillet 2001, Titran, à paraître au recueil Lebon. Saisi d'un recours dirigé contre le refus d'un ministre d'abroger deux règlements relatifs au fonctionnement du fichier des procédures pénales, il a constaté que ces textes étaient effectivement illégaux en ce qu'ils ne prévoyaient pas, en particulier, la suppression des données nominatives à l'expiration d'un certain délai, comme l'avait pourtant demandé la Commission nationale de l'informatique et des libertés lorsqu'elle avait eu à émettre un avis sur ces règlements. Toutefois, après avoir relevé que ce fichier était indispensable au bon fonctionnement du service public de la justice, il n'a pas annulé le refus opposé par le ministre, comme on pouvait s'y attendre, mais a imparti à ce dernier un délai de deux mois pour corriger ses deux arrêtés ou prendre un décret sur avis conforme du Conseil d'État permettant de passer outre les réserves de la commission nationale de l'informatique et des libertés. Cette décision, qui fera date, procède du souci de concilier au mieux respect de la légalité et nécessaire préservation de la stabilité de l'ordonnancement juridique. Elle donne au juge de l'excès de pouvoir la possibilité de doser avec précision les effets des décisions qu'il rend.

En troisième et dernier lieu, au-delà de la modulation « dans l'espace » des effets de ses décisions, dans la logique de l'arrêt Titran, le juge de la légalité pourrait également envisager de moduler ceux-ci dans le temps, en mettant en balance la gravité du vice qui entache l'acte litigieux, d'une part, et les répercussions qu'auraient son annulation ou le constat de son illégalité sur l'ordonnancement juridique, d'autre part, à l'instar de ce que font depuis longtemps certaines juridictions étrangères, comme le juge allemand, ou le juge communautaire.

Bien sûr, c'est une démarche qui peut sembler à première vue, en l'absence de tout fondement textuel, tout à fait étrangère à la logique objective et binaire qui sous-tend le contentieux de la légalité. Mais le juge administratif y a déjà eu recours par le passé. Il suffit de penser à la théorie du fonctionnaire de fait, élaborée par voie jurisprudentielle, qui permet de cantonner les effets de l'illégalité d'une décision procédant à la nomination d'un agent public à la période postérieure à la constatation de cette illégalité afin de ne pas fragiliser les différents actes accomplis par cet agent dans l'exercice de ses fonctions(17).

Rien n'interdit de reprendre de façon mesurée le même raisonnement dans d'autres cas de figure, afin de limiter les effets inutilement déstabilisateurs des annulations prononcées pour de purs motifs de forme.

Entre principe de légalité et impératif de sécurité juridique, la voie est nécessairement étroite pour le juge administratif français. Mais celui-ci dispose aujourd'hui de moyens renforcés pour conforter le second sans renoncer au premier, à condition, il est vrai, qu'il accepte de renouveler la conception qu'il se fait de son rôle en tant que juge de la légalité de l'action administrative. Les avancées les plus récentes de la jurisprudence montrent que cet aggiornamento est déjà bien engagé.

(1) Cf. notamment, et sans garantie d'exhaustivité, M. Fromont, « Le principe de sécurité juridique », AJDA 1996, n° spécial, p. 178 ; D. Labetoulle, « Principe de légalité et principe de sécurité », Mélanges Guy Braibant, Dalloz 1996, p. 403 ; B. Mathieu, « La sécurité juridique, un principe constitutionnel clandestin mais efficient », Mélanges Patrice Gélard, Montchrestien, 2000, p. 301 ; B. Pacteau, « La sécurité juridique, un principe qui nous manque ? », AJDA 1995, n° spécial, p. 151 ; A.-L. Valembois, Le principe de sécurité juridique, principe de droit communautaire et de droit constitutionnel, Mémoire de DEA sous la direction du Pr B. Mathieu (Université de Bourgogne 1996-1997) et, sur le principe voisin de confiance légitime : S. Calmes, Du principe de protection de la confiance légitime en droits allemand, communautaire et français, Dalloz, Nouvelle bibliothèque de thèse, 2001 ; J.-P Puissochet, « Vous avez dit confiance légitime ? », Mélanges Guy Braibant, Dalloz 1996, p. 581.
(2) Cf. notamment M. Heers, « La sécurité juridique en droit français : vers une consécration du principe de confiance légitime ? », RFD adm. 1995.963 ; C. Lepage, « Le principe de sécurité juridique est-il devenu un principe de valeur constitutionnelle ? », Gaz. Pal. 1999, nos 178 à 180, p. 2 ; L. Varpaille, « Le principe de sécurité juridique : réalité et avenir en droit administratif français », Petites Affiches 1999, n° 158, p. 18 C
(3) Cf. B. Mathieu, Rapport français, in Constitution et sécurité juridique, XVe table ronde internationale de justice constitutionnelle, AIJC 1999, Économica 2000.
(4) Cf. J. Boulouis et R.-M. Chevallier, Grands arrêts de la Cour de justice des Communautés européennes, tome I, Dalloz, 6e éd., n° 15.
(5) Cf. M. Fromont, Le principe de sécurité juridique, préc. p. 179.
(6) Avant même l'insertion de ces stipulations dans le traité sur l'Union européenne, la CJCE, avait déjà jugé que les principes généraux du droit communautaire qu'elle avait consacrés s'imposaient aux autorités nationales dès lors qu'elle interviennent dans le champ d'application du droit communautaire (CJCE, 13 juill. 1989, Hubert Wachauf c/ Bundesamt für Ernährung und Forstwirtschaft, aff. 5/88, Rec. p. 2609).
(7) Cf. D. Labetoulle, Principe de légalité et principe de sécurité, préc. p. 404.
(8) Cf. R. Odent, Cours de contentieux administratif, tome III, p. 1110, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1979.
(9) Il s'agissait en l'espèce d'un agriculteur qui avait choisi de cesser définitivement son activité au profit de son fils, croyant pouvoir bénéficier d'une allocation mensuelle ; cette allocation lui avait effectivement été versée pendant plusieurs mois, avant que l'administration ne s'aperçoive qu'il n'y avait en réalité pas droit.
(10) Cf., sur tous ces points, les conclusions de F. Lamy sur la décision de Sect., 11 déc. 1998, Sieur Angeli, Rec. Leb. p. 462.
(11) Cf. B. Genevois, « Les contraintes d'ordre constitutionnel pesant sur l'entrée en vigueur des lois », in Mélanges Pierre Avril, Montchrestien, 2001, pp. 243 à 264.
(12) Cf. sur les lois de validation en matière fiscale, J. Turot, « Moins de laine ou moins de moutons ? », Dr. fiscal 1996, n° 3, p. 107.
(13) Cf. Conseil d'État, La sécurité juridique, in « Rapport public 1991 EDCE », La Documentation française, 1992.
(14) Cf. B. Mathieu, « Commentaires sur la décision du Conseil constitutionnel du 18 décembre 1998, n° 98-404 DC », RFD adm. 1999.89.
(15) B. Genevois, « Principes généraux du droit », RCAD, nos 26 et s.
(16) Contrôle dont les termes eux-mêmes se sont nettement renforcés au cours des dernières années.
(17) Cf., pour une application récente : CE, Sect., 16 mai 2001, Préfet de police c/ M. Mtimet, à paraître au recueil, chron. M. Guyomar et P. Collin, AJDA 2001.642.