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La constitution du Royaume-Uni

Lord PHILIPS of WORTH MATRAVERS, Senior Law Lord, Chambre des Lords

Cahiers du Conseil constitutionnel, hors série - Colloque du Cinquantenaire, 3 novembre 2009

Le Royaume-Uni est presque unique en ce qu'il ne possède pas de constitution écrite. Il n'est donc pas étonnant que nous n'ayons pas de cour constitutionnelle. Nous sommes également différents de la France et de beaucoup d'autres pays en ce que nous n'avons pas de juridiction administrative distincte ni de Conseil d'État. Toutefois nous avons au cours de 800 dernières années développé des principes de droit constitutionnel et de droit administratif, de sorte que l'on dit parfois que nous avons une constitution non écrite. Il n'est pas facile de faire la distinction entre droit constitutionnel et droit administratif car à la vérité ils se chevauchent. Généralement parlant, le droit constitutionnel est le droit qui régit les pouvoirs du législateur, du chef de l'État et du gouvernement central, tandis que le droit administratif régit ceux des autres responsables de l'administration d'un pays. Je me propose d'esquisser à grands traits la constitution du Royaume-Uni et l'approche qui est la nôtre des questions de droit administratif.

Si nous n'avons pas de constitution écrite, nous avons des principes constitutionnels. Au cœur de notre constitution, comme de toute constitution, est le principe de l'État de droit (‘the Rule of law') : l'existence et le respect de règles qui s'appliquent à tous les secteurs de la société. L'Etat de droit repose au Royaume-Uni sur le concept fondamental de la séparation des pouvoirs des trois branches de l'Etat, un principe que nous devons à la France. Le premier de ces pouvoirs est le pouvoir législatif, qui vote les lois. Le deuxième est le pouvoir exécutif, qui gouverne le pays dans le respect desdites lois. Le troisième est le pouvoir judiciaire, qui veille à l'application des lois votées par le pouvoir législatif.

Chacune de ces trois branches de l'Etat a hérité de pouvoirs autrefois exercés par la Couronne, c'est-à-dire par notre reine ou notre roi. Le Roi habitait autrefois le palais de Westminster à London. Il convoquait ses conseillers à Westminster. Il s'agissait à l'origine de nobles, les Lords, élevés à la pairie par le roi. Une fois conféré à un homme, le titre était transmis lors du décès de celui-ci à son héritier, et c'est ainsi que s'est constitué un corps de pairs héréditaires. Puis le roi se mit à convoquer également pour le conseiller des représentants des différentes régions du pays qui n'avaient pas le titre de Lord. Ces deux corps de conseillers ont donné naissance aux deux Chambres de notre Parlement, la Chambre des communes et la Chambre des lords. Elles se réunissent toujours à Westminster, bien que le palais royal ne s'y trouve plus.

C'est dans la grande salle de Westminster que siégeaient les juges du Roi pour appliquer la loi en son nom. Il les nommait et pouvait les révoquer. Leurs successeurs sont les membres d'une magistrature indépendante, à laquelle j'appartiens.

La deuxième branche, à savoir le pouvoir exécutif, est composée des ministres et des hauts responsables qui dirigent l'administration toujours plus complexe du pays. Ici encore, le pouvoir avait été délégué par le roi, qui les désignait et qui pouvait les renvoyer. Eux aussi sont de nos jours indépendants d'un tel contrôle.

La reine demeure le chef constitutionnel de l'Etat. Elle doit donner son assentiment aux textes adoptés par le Parlement pour que ceux-ci puissent avoir effet de lois. Elle nomme les magistrats. Les ministres sont ses ministres. Mais ses pouvoirs sont dans une large mesure illusoires. La manière dont elle les exerce est déterminée par d'autres.

Je me propose maintenant de vous décrire plus en détails les trois branches de l'Etat.

Le Parlement

L'aspect le plus frappant de la constitution britannique est la suprématie du Parlement. Le Parlement peut légiférer comme bon lui semble. Les magistrats sont tenus d'appliquer les lois que vote le Parlement. Aucun principe constitutionnel ne vient entraver les lois que le Parlement a le pouvoir de voter. A une seule exception près, sur laquelle je reviendrai, le Parlement peut adopter toutes les lois qu'il lui plaît d'adopter, y compris celles visant à modifier sa propre composition et ses propres pouvoirs.

Les membres de la Chambre des communes sont tous élus, et des élections législatives doivent avoir lieu tous les cinq ans. La Chambre des lords se compose de 90 pairs héréditaires, et de quelque 600 pairs nommés à vie, sur la recommandation d'une Commission des nominations. Autrefois il fallait l'approbation des deux Chambres, celle des Lords et celle des Communes, pour qu'un texte puisse devenir loi. Depuis 1948, la Chambre des lords ne peut s'opposer à l'adoption d'un projet de loi que pendant une année. Une fois ce délai expiré, la Chambre des communes peut exiger que le texte soit adopté, quand bien même la Chambre des lords y demeurerait opposée.

Comme je l'ai dit, il existe une exception à la règle selon laquelle le pouvoir du Parlement est le pouvoir suprême. En 1972 le Parlement a voté la loi sur les Communautés européennes qui a permis au Royaume-Uni d'adhérer à la Communauté européenne. Cette loi a eu pour effet de faire prévaloir des lois de la Communauté européenne dotées d'effet direct sur celles du Parlement britannique. Les juridictions sont dans l'obligation d'appliquer le droit communautaire, même lorsque celui-ci entre en conflit avec une loi votée par le Parlement.

L'observation ne vaut pas pour la Convention européenne des droits de l'homme. Le Parlement l'a incorporée dans l'ordre national en adoptant la Human Rights Act (la loi sur les droits de l'homme) en 1998. Cette loi dispose que si un tribunal est d'avis qu'une loi du Parlement est incompatible avec la Convention, il peut formuler une déclaration en ce sens.

En pareilles circonstances le juge doit toutefois appliquer la loi du Parlement, et non la Convention. Le Parlement demeure l'autorité suprême. Ce qui se produit habituellement lorsqu'un tribunal déclare une loi nationale incompatible avec la Convention, c'est que le Parlement modifie la loi pour en assurer la conformité à la Convention, mais rien d'oblige Parlement à le faire.

Le pouvoir exécutif

Le pouvoir exécutif comprend tous ceux qui ont la responsabilité de l'administration du Royaume-Uni. Les plus importants en sont les ministres. Le roi nommait les ministres à qui il déléguait ses pouvoirs exécutifs. La Reine nomme toujours ses ministres, mais elle le fait sur la recommandation de son Premier ministre, le chef du parti majoritaire à la Chambre des communes. Il est de tradition que les ministres doivent être parlementaires, afin que le Parlement puisse les tenir responsables de leurs actes.

La Parlement vote les lois et les ministres doivent les appliquer. Mais lorsqu'un parti dispose d'une forte majorité à la Chambre des communes, le Parlement vote normalement les lois que les ministres souhaitent voir adoptées, de sorte que la séparation entre pouvoir législatif et pouvoir exécutif est loin d'être totale. A côté des ministres, ce sont littéralement des millions de personnes qui sont investies de la responsabilité de gérer le pays conformément à la loi. Au Royaume-Uni ces personnes sont sujettes au contrôle des mêmes magistrats que ceux qui tranchent tous les autres litiges. Je vais maintenant vous parler un peu de ces magistrats.

Le pouvoir judiciaire

Le roi était la source de toute justice en Angleterre, mais déléguait à ses juges le soin de rendre la justice. Il leur incombait tant de juger les personnes accusées d'infractions ou d'atteintes à l'ordre public royal que de résoudre les litiges opposant les sujets du roi. A partir de la deuxième moitié du 13ème siècle, la pratique s'est développée de publier les décisions rendues par les juges ainsi que la motivation de celles-ci. Ces décisions furent considérées comme étant des précédents qui devaient être suivis dans les affaires ultérieures et de ce fait est né un corps de règles juridiques formulées par les juges. Ce que l'on a dénommé ‘la common law', pour une très grande part toujours en vigueur aujourd'hui. La loi applicable au meurtre est, par exemple, très largement inspirée de la common law forgée par les juges.

Bien que les juges fussent nommés par le roi et exerçassent les pouvoirs délégués par ce dernier, ils acquirent vite une indépendance farouche. Laquelle fut entérinée par le Parlement en 1700 lors de l'adoption de l'Act of Settlement, disposant que les juges resteraient en fonctions aussi longtemps que leur comportement ns serait pas sujet à reproche et qu'ils ne pouvaient être révoqués que si les deux chambres du Parlement s'accordaient pour qu'il en fût ainsi.

Pendant toute notre histoire aucun juge de la Haute cour (High Court) n'a jamais été révoqué. L'indépendance du pouvoir judiciaire est un élément crucial pour l'État de droit.

Je souhaiterais maintenant vous entretenir de nos récentes reformes constitutionnelles. Avant 2005, le principe selon lequel les juges devraient être indépendants du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, bien que respecté en pratique, ne l'était pas officiellement. Le juge de rang le plus élevé, le Lord Chancellor, était également l'un des ministres du Gouvernement les plus élevés dans la hiérarchie ministérielle. Il était, en fait, le ministre de la Justice. Il présidait également la Chambre des lords dans ses fonctions législatives. Il était chargé de la nomination et de la discipline des juges. Il menait à bien toutes ces fonctions sans aucun parti pris politique, ce dont tout le monde n'avait pas forcément conscience. Il était l'antithèse même de la séparation des pouvoirs. Il incarnait le cumul des pouvoirs.

Il existait une autre violation apparente de la séparation des pouvoirs. La juridiction de dernier ressort du Royaume-Uni est composée de juges qui ont été élevés à la pairie pour siéger à la Chambre des lords. Ils sont connus sous le nom de 'Law Lords'. La tradition veut qu'ils s'abstiennent de participer aux activités politiques de la Chambre des lords, mais, comme dans le cas du Lord Chancellor, leur appartenance à la Chambre des lords est une anomalie historique.

La loi sur la réforme constitutionnelle de 2005 a modifié tout ceci. Toutes les fonctions judiciaires ont été retirées au Lord Chancellor, dont le rôle est maintenant cantonné à celui du Ministre de la Justice. Le Lord Chief Justice l'a remplacé dans ses fonctions de premier magistrat de l'Angleterre et du Pays de Galles. Les juges sont maintenant nommés après avis d'une commission indépendante, la Judicial Appointments Commission. Les réclamations dirigées contre les juges sont examinées par un organisme indépendant.

L'année prochaine, le 1er octobre 2009, le Royaume-Uni aura, pour la première fois de son histoire, une Cour suprême. Un bâtiment situé en face du Parlement est en cours d'aménagement à cet effet. Les douze Law Lords quitteront la Chambre des lords pour devenir les juges de la nouvelle Cour suprême. Le Premier Law Lord deviendra le Président de la Cour suprême, et j'ai le privilège d'avoir été désigné pour occuper cette fonction.

La création de la Cour suprême constitue un changement sur le plan de la forme, et non du fond. Les Law Lords qui deviendront les premiers juges de la Cour suprême seront dotés strictement de la même compétence que celle qui est la leur aujourd'hui. Ils cesseront simplement d'être membres de la Chambre Haute du Parlement. A la différence de leurs homologues de la Cour suprême des États-Unis, ils n'auront pas le pouvoir d'anéantir une disposition législative pour inconstitutionnalité, et ils ne pourront l'écarter parce qu'elle serait contraire à la Convention européenne des droits de l'Homme. Ils devront, comme aujourd'hui, donner plein effet aux dispositions du droit communautaire qui sont d'applicabilité directe car elles l'emportent sur toute règle de droit national contraire. Pour ce qui est de la Convention européenne des droits de l'Homme, la Cour suprême ne la fera pas prévaloir sur une loi votée par le Parlement du Royaume-Uni qui entrerait en conflit avec elle ; elle appliquera la loi, mais elle portera à la connaissance du Parlement cette absence de conformité par voie de déclaration. La probabilité que les juges soient confrontés à une telle situation est faible dans le mesure où, lorsqu'il propose une mesure législative, le ministre doit donner au Parlement l'assurance que la mesure en cause est compatible avec la Convention des droits de l'Homme.

Je vous ai dit au début de cette intervention que nous n'avions aucun tribunal administratif ni Conseil d'État. Comment dans ces conditions notre constitution permet-elle de contrôler le pouvoir exécutif ? La réponse est : par les juges, dans l'exercice des pouvoirs qu'ils ont développés sous l'égide de la common law. Lorsqu'un citoyen prétendait que ses droits étaient violés par un détenteur de l'autorité publique, il s'adressait au Roi. Le Roi demandait alors à ses juges de se saisir de l'affaire et de vérifier que la loi était dûment respectée. C'est encore ce qui, en théorie, se passe aujourd'hui. Un citoyen, Monsieur Smith, saisit un juge de la Couronne en vue de mener une enquête sur le comportement du Ministre de l'Intérieur, qu'il prétend frappé d'illégalité. Si le juge décide que l'affaire mérite d'être entendue, il autorise une instance, libellée comme suit : « La Reine, ex parte Smith contre le Ministre de l'Intérieur ». Cette procédure est dite de contrôle juridictionnel, 'judicial review' en anglais. A vrai dire, une instance de contrôle juridictionnel est une procédure accusatoire qui se développe entre le citoyen et le responsable dont il estime l'action contraire à la loi.

Le contrôle juridictionnel est un élément crucial de notre constitution non écrite. Certains ont suggéré qu'il est si fondamental que les tribunaux devraient refuser l'application de toute loi qui tenterait de l'interdire. Mais ce faisant, ils violeraient le principe de la suprématie du Parlement, et les tribunaux se sont donc abstenus de le faire. Ils ont préféré interpréter les dispositions législatives visant à limiter le contrôle juridictionnel de manière à les priver de tout effet pratique.

Lorsque j'ai commencé ma carrière de juriste il y a cinquante ans, les procédures de contrôle juridictionnel étaient plutôt rares. Les juges montraient beaucoup de réticence à s'immiscer dans l'exercice par les responsables administratifs des pouvoirs dont ils étaient investis. Ils sont beaucoup plus disposés à le faire de nos jours. Les décisions seront soumises à ce contrôle si l'auteur de la décision incriminée n'a pas suivi la procédure régulière ou s'il a pris en compte un élément qui n'était pas pertinent, ou a omis de tenir compte d'un élément qui était pertinent, ou encore a pris une décision irrationnelle à un autre égard. La théorie fondant le contrôle juridictionnel veut que lorsqu'un responsable administratif se voit investi de pouvoirs, c'est à la condition qu'il les exerce de manière appropriée. S'il ne le fait pas, il agit au-delà de ses pouvoirs, ou ultra vires, et le tribunal est fondé à intervenir. Je ne trouve pas cette explication totalement convaincante. Il se peut en vérité que les juges se soient approprié le pouvoir du contrôle juridictionnel, mais ils l'ont fait pour répondre au souhait du public et aussi du Gouvernement que les juges fassent respecter l'Etat de droit. Le contrôle juridictionnel est donc devenu un élément capital des fondements de notre constitution non écrite qui sous-tendent l'Etat de droit.

Il convient de souligner une évolution récente et particulièrement significative du droit constitutionnel qui a eu pour effet d'accroître la fréquence du contrôle juridictionnel. En 1998 le Parlement a adopté la Loi sur les Droits de l'Homme (The Human Rights Act). J'ai déjà fait référence à cette loi. Elle exige des responsables administratifs qu'ils se conforment aux obligations de la Convention européenne des droits de l'homme et confère aux citoyens le droit à réparation financière en cas de manquement à cette obligation. Dans de nombreux cas la Convention autorise des entraves aux droits de l'homme pour des raisons d'intérêt public, pourvu toutefois que ces entraves soient proportionnées. Lorsqu'une contestation est fondée sur les droits de l'homme, le juge doit souvent s'interroger sur la question de savoir si le responsable en cause s'est comporté d'une manière proportionnée à l'objectif qu'il cherchait à atteindre. C'est la raison pour laquelle les actes des responsables administratifs sous soumis aujourd'hui à un examen plus serré qu'autrefois.

Pour toutes ces raisons, le contrôle juridictionnel des actes du pouvoir exécutif représente aujourd'hui une part très importante de l'activité du juge du Royaume-Uni.

Il m'a fallu couvrir beaucoup de terrain en très peu de temps. J'espère toutefois avoir réussi à vous donner une vue plus claire de nos nouvelles dispositions constitutionnelles et de la manière dont nous essayons de faire en sorte que le pouvoir exécutif se conforme à l'État de droit.