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Souvenirs (1965-1974)

Auteur : François LUCHAIRE

Ce n'est pas le travail que j'évoquerai en souvenir des neuf années passées au Conseil constitutionnel ; nous n'en n'avions pas beaucoup ; pendant cette période nous n'avons été saisis que de quatre recours contre des lois en application de l'article 61 alinéa 2 de la Constitution. L'essentiel de notre activité portait sur des demandes du Gouvernement tendant à déclasser des dispositions législatives qui lui paraissaient empiéter sur le domaine réglementaire (article 37 alinéa 2 de la Constitution). Mais en dehors du contentieux électoral nous avons pris en moyenne chaque année 8 décisions. Cela nous laissait tout notre temps pour d'autres occupations ; notamment Marcel Waline et moi-même avons continué nos activités universitaires (je présidai l'Université de Paris I à la suite des évènements de 1968). Cette situation n'arrangeait pas le Secrétaire général qui devait faire beaucoup d'acrobaties pour trouver le jour où les neuf membres du Conseil seraient libres !

Les moyens de travail étaient faibles : le service de documentation pratiquement inexistant, les bureaux des membres installés au deuxième étage étaient petits, le service juridique était limité à un magistrat (d'ailleurs fort brillant, il est aujourd'hui Président de chambre à la Cour de cassation). En dehors des réunions plénières les rencontres entre membres du Conseil étaient exceptionnelles ; toutefois, le Président Gaston Palewski tenait beaucoup à avoir des relations amicales avec chacun d'entre nous. Les contacts avec le Secrétaire général étaient les plus fréquents car ce dernier aidait les rapporteurs à préparer leur projet de décision.

Evidemment j'ai gardé le souvenir précis de certaines d'entre elles : celle du 19 juin 1970 qui, pour admettre l'élection au suffrage universel de l'assemblée européenne, cite pour la première fois le préambule, et naturellement celle du 16 juillet 1971 voulue par Gaston Palewski et qui a fait du Conseil le protecteur des droits et libertés de l'individu.

Laissant de côté des décisions que les juristes connaissent bien, je rapporterai quelques anecdotes.

Une fois nommé, une lettre du Chef du protocole de l'Elysée me convie à prêter serment « au Président de la République » ; je lui répondis par une lettre manuscrite qu'il y avait une erreur de plume et qu'il fallait écrire « devant le Président de la République » ; il m'adressa aussitôt une lettre manuscrite rectifiant cette erreur et me remerciant de ne pas en faire un incident.

J'avais été nommé par Gaston Monnerville que le Général de Gaulle considérait alors comme un ennemi. On s'attendait à la nomination d'un farouche adversaire du Général ; mais le Président du Sénat qui savait que j'avais la même sensibilité politique que lui (notamment à l'occasion du référendum de 1962 sur l'élection du chef de l'Etat) a pensé qu'un juriste moins marqué aurait une influence sur ses collègues. A aucun moment pendant mes neuf années il ne fit pression sur moi ; Je lui rendis visite à deux reprises : la première fois pour lui rappeler qu'en raison de l'article 18 de l'ordonnance sur le Conseil, il pouvait prendre la défense d'une loi attaquée par le Premier ministre ; il le fit et le Conseil accepta cette défense dans sa décision du 30 janvier 1968. Et ma deuxième visite se situe en mai 1968 ; le Général de Gaulle était parti à Baden Baden personne ne savait où il était ; pour le cas de la disparition du Général je voulais mettre en garde le Président du Sénat contre une tentative de coup d'état pour l'empêcher d'assurer l'intérim de la Présidence.

La grande affaire de l'année de ma nomination fut à l'évidence l'élection du Président de la République pour la première fois au suffrage universel direct. Nous n'avions que 48 heures pour examiner la régularité des présentations ; il fallait à cette époque 100 présentations provenant de membres du Parlement du Conseil économique et social ou de maires élus. Nous n'avions aucun instrument moderne pour les examiner. Il fallait cependant le faire non pour les principaux candidats mais pour les « petits » afin d'annuler les présentations faites en faveur de plusieurs candidats. Marcel Waline et moi-même avons pu obtenir le concours volontaire de deux secrétaires et nous avons passé toute une nuit à faire ce travail avec l'aide du dictionnaire des communes. Nous avons ainsi éliminé un candidat en raison de double présentation et aussi la signature d'un adjoint au lieu du maire.

Une autre anecdote que je citerai se situe le jour de la démission du Général de Gaulle. Le Conseil constitutionnel avait rédigé une déclaration constatant que les conditions de l'intérim par le Président du Sénat étaient remplies. Mais Gaston Palewski qui en 1965 s'était rendu au domicile du Général de Gaulle pour lui notifier son élection refusa de procéder à cette démarche auprès du Président Poher pour lui notifier l'intérim de la présidence de la République ; il me dit qu'en raison de ses liens avec le Général de Gaulle dont il avait été le directeur de cabinet il ne pouvait procéder à cette démarche. Mais il écrivit au Président Poher une lettre très bien tournée que le Sécrétaire général du Conseil porta au Sécrétaire général du Sénat pour que celui-ci la remette à son Président. Je me rendis auprès de ce dernier pour lui annoncer cette lettre et obtenir de lui qu'il l'attende pour se déclarer Président par intérim. La lettre lui arriva à 12 heures 10 alors que le Général avait fixé sa démission pour 12 heures. Ainsi pendant 10 minutes la France ne fut pas présidée. La réaction du Président Poher fut immédiate : puisque le Président du Conseil constitutionnel n'a pas voulu venir le voir au Palais du Luxembourg il le convoquerait dès qu'il arriverait à l'Elysée ; c'est ce qu'il fit, bien qu'il n'avait rien à lui dire.

Gaston Palewski a parfaitement écrit dans la revue des Deux Mondes ce qu'était le Conseil constitutionnel. Voici la phrase la plus significative : « tant que le Général de Gaulle était à la tête de l'Etat il me semblait difficile d'avoir à propos de la Constitution une autre conception que l'auteur même de la Constitution ». Quelle était alors l'indépendance du Conseil ? Dans ces conditions pendant cette période alors que Marcel Waline et moi-même affirmions que le Conseil exerçait une fonction juridictionnelle, personne ne pouvait le croire et Gaston Palewski le premier ; c'est pourquoi il accepta que je me rende au nom du Conseil à la première réunion de l'association des Cours constitutionnelles européennes mais seulement en tant qu'observateur et non en tant que membre.

Après le départ du Général de Gaulle, les choses devaient changer. La décision du 16 juillet 1971 l'a montrée et Gaston Palewski a pu écrire « il y avait lieu de montrer dans les faits que l'autorité de ce Président tout puissant pouvait être infléchie s'il le fallait dans le sens de la défense de la liberté du citoyen. Mais ce n'est qu'après mon départ que la loi du 29 octobre 1974 changea la procédure du Conseil en permettant un vrai débat contradictoire entre d'un côté le Gouvernement et sa majorité et de l'autre côté l'opposition. C'est alors que la mission du Conseil pouvait apparaître plus juridictionnelle qu'elle ne l'était à l'origine.