Page

Le métier de juge constitutionnel

Auteure : Noëlle LENOIR

avec l'aimable autorisation des Editions Gallimard, extrait de « Le débat » n° 114 (mars-avril 2001) - Tous droits réservés

  • Le Débat. - Vous venez de quitter le Conseil constitutionnel où vous aviez été nommée en 1992. En quoi consiste, sur la base de votre expérience, ce métier très particulier de juge constitutionnel ?

Noëlle Lenoir. - Etre juge constitutionnel est un métier très particulier en effet. Sa spécificité est d'autant plus marquée en France que le Conseil constitutionnel répond à un modèle original. Sans doute le plus original dans un monde où pourtant le contrôle de constitutionnalité ne cesse de gagner du terrain. Pendant près d'un siècle et demi, les Etats Unis ont été les seuls à posséder un organe juridictionnel apte à assurer la suprématie de la Constitution. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Depuis la fin de la dernière guerre mondiale, on ne compte plus les pays, au Sud comme au Nord, à l'Est comme à l'Ouest, qui se dotent d'une cour constitutionnelle.

Le Conseil constitutionnel est néanmoins un peu à part compte tenu de ses règles de saisine qui limitent son champ d'intervention. En particulier seules les autorités politiques peuvent saisir le Conseil d'un recours contre une loi.

Apprécier si une loi méconnaît ou non la Constitution est déjà en soi un exercice délicat ne serait-ce qu'en raison de la formulation très générale des principes constitutionnels à appliquer. Liberté, Egalité, Solidarité, voilà le type de principes dont il faut déterminer le sens et la portée. Or en France, je viens de le rappeler, cet exercice est soumis à des contraintes particulières. D'abord, il doit se dérouler dans un délai extrêmement bref. Le Conseil constitutionnel a au maximum un mois pour statuer, ou même éventuellement huit jours en cas d'urgence demandée par le Gouvernement. Cette particularité française suscite souvent l'étonnement, notamment chez certains membres des autres cours. Examiner les nuances d'une argumentation juridique en faveur ou à l'encontre d'une loi dans un laps de temps aussi bref est une gageure, font ils observer. Car le Conseil doit juger en quelques semaines de la constitutionnalité d'une loi, alors qu'il a fallu plusieurs mois, sinon même plusieurs années, à l'administration pour la préparer, puis au Parlement pour la voter. Les membres du Conseil, et le service juridique qui les assiste, anticipent il est vrai parfois les saisines en suivant les discussions parlementaires sur certains textes. Imaginez cependant qu'au mois de décembre de chaque année, le Conseil est en général saisi concomitamment de trois lois d'une extrême complexité. A savoir la loi de finances de l'année à venir, le collectif budgétaire et la loi de financement de la sécurité sociale (c'est à dire le budget social de la Nation) !

A cette première difficulté s'en ajoute une deuxième, tout autant technique que politique, liée au caractère « préventif » du contrôle de la loi. En France, la constitutionnalité d'une loi ne peut être mise en cause qu'avant son entrée en vigueur. Une fois promulguée, la loi est en principe inattaquable du point de vue de sa constitutionnalité. Le juge constitutionnel français est donc amené à contrôler des lois qui sont l'expression juridique de choix politiques du moment, des choix qui peuvent porter sur un élément essentiel du programme de la majorité en place. La confrontation avec le monde politique est d'autant plus directe que le Conseil constitutionnel ne peut être saisi que par des autorités politiques : le Président de la République, le Premier Ministre, le Président de l'une ou l'autre Assemblée ainsi que, depuis la révision constitutionnelle de 1974, soixante députés ou soixante sénateurs, c'est à dire en pratique l'opposition. Les autres juridictions constitutionnelles, de manière générale, apprécient la constitutionnalité de lois déjà entrées dans l'ordre juridique. Le Doyen Vedel, qui fut membre du Conseil Constitutionnel entre 1980 et 1989, fait justement valoir dans une chronique publiée dans les « Mélanges en l'honneur de Roger Perrot » que « la rusticité, sinon la brutalité du système français  » qui oblige à régler « à chaud » une question de constitutionnalité, n'a pas que des désavantages. Ce système assure - écrit-il - « une exécution imparable » des décisions du Conseil Constitutionnel dans la mesure où toute disposition déclarée inconstitutionnelle est interdite de promulgation. Annulée en totalité, la loi est censée n'avoir jamais existé. Censurée en partie, elle est publiée au Journal Officiel amputée des dispositions annulées. L'efficacité du système est évidente. Il reste que le contrôle a priori de la loi conjugué avec l'obligation de statuer dans le mois contraint le juge français à interférer dans un processus de décision politique plus directement qu'ailleurs.

La troisième contrainte est inhérente au contrôle a priori. Elle réside dans le fait que le juge constitutionnel français ne peut contrôler la loi qu'in abstracto, en dehors de toute application à un cas déterminé : au contraire, dans le cadre du contrôle a posteriori, le juge est le plus souvent saisi en dernier ressort, d'un litige concret, alors qu'un débat judiciaire a pu déjà avoir lieu en première instance, puis en appel. Il a donc la possibilité d'avoir du recul face aux problèmes juridiques posés, ce que ne permet pas toujours le contrôle in abstracto. Tout dépend de la nature des dispositions soumises à l'appréciation du juge. Prenons l'exemple d'une loi de 1993 qui, pour la première fois en France, a prévu la présence de l'avocat lors de la garde à vue. Le Conseil constitutionnel n'a pas eu de difficulté particulière pour en apprécier la portée et juger que cette présence constituait un droit de la défense constitutionnellement garanti. L'appréciation des incidences d'une loi n'est pas toujours aussi aisée, notamment en matière économique ou financière. Même dans le cadre du contrôle a posteriori, la législation fiscale en particulier suscite en raison de sa complexité des difficultés de compréhension. Madame Sandra O'Connor, juge à la Cour Suprême des Etats Unis, indique dans une interview publiée dans les Cahiers du Conseil Constitutionnel qu'en matière fiscale, la Cour Suprême fait appel à des amicus curiae. Il convient d'éviter au juge, souligne-t-elle, de devoir se « prononcer, en toute innocence, dans un sens risquant d'engendrer de grandes incertitudes chez les experts fiscalistes ». Quant au juge constitutionnel français, il est contraint de se livrer parfois de délicates projections mathématiques pour pouvoir de mesurer les implications de dispositions économiques ou fiscales qui n'ont jamais encore été appliquées.

En France, comme ailleurs, le métier de juge constitutionnel est passionnant car il confère le privilège d'avoir à s'intéresser à tous les grands choix de société en les rapportant aux valeurs exprimées par la Constitution.

Je veux simplement souligner qu'en France, plus qu'ailleurs, le juge constitutionnel est proche de l'arène politique dès lors que l'usage du contrôle de constitutionnalité est étroitement lié à la compétition politique. Du fait du système du contrôle a priori, le juge semble, à son corps défendant, faire en quelque sorte office de « tuteur » vis à vis du législateur. Tout se passe comme si le Conseil constitutionnel, tout en étant juge, était chargé d'une mission de service public consistant à parfaire les lois soumises à son examen en les débarrassant de leurs dispositions inconstitutionnelles. Le juge français a vraiment un positionnement original.

  • Le Débat. - À quoi attribuez-vous cette originalité ?

N. L. - Elle s'inscrit en droite ligne de notre culture politique. Le concept majeur de la démocratie, en France, c'est la volonté générale. Jusqu'à 1958, la loi votée par le Parlement en tant qu'expression de la volonté générale était réputée « infaillible ». Le contrôle de la constitutionnalité des lois en France a mis fin à cette infaillibilité, sans cependant altérer la doctrine de la primauté de la volonté générale, c'est à dire du politique. Ce contrôle vise à assurer le respect d'une autre volonté générale exprimée, non par le législateur, mais par le pouvoir constituant. A travers la Constitution, le peuple souverain s'est donné des règles du jeu que le Conseil constitutionnel a pour mission de faire respecter. C'est à la lumière de ces considérations qu'il faut, me semble-t-il, interpréter le sens du contrôle de la constitutionnalité des lois « à la française ». La garantie de l'Etat de droit en France est étroitement liée au respect de la souveraineté du peuple. C'est ce qu'exprime le Conseil constitutionnel lorsque, par exemple, il relève dans une décision de 1991 que « le pouvoir constituant est souverain » et « qu'il lui est donc loisible d'abroger, de modifier ou de compléter des dispositions de valeur constitutionnelle... ». L'approche semble différente dans les autres pays dotés d'une cour constitutionnelle. Prenons l'exemple de l'Allemagne ou encore de l'Afrique du Sud, dont la toute récente cour constitutionnelle est particulièrement active. Certes dans ces deux pays, la Constitution se définit comme la loi fondamentale adoptée par et pour le peuple souverain. Mais l'idée de base du contrôle de constitutionnalité est de garantir aux citoyens la protection de leurs droits fondamentaux. D'où, dans la Constitution allemande, la prohibition de toute révision des principales dispositions constitutionnelles sur les droits fondamentaux. La Cour Constitutionnelle d'Afrique du Sud n'hésite pas quant à elle à évoquer, à propos des droits et libertés établis par la Constitution, « les valeurs qui doivent guider le peuple ». En France, c'est la notion de hiérarchie des normes qui prévaut, la volonté générale du législateur étant tenue de céder devant la volonté générale supérieure du constituant.

  • Le Débat. - Les circonstances sont pour beaucoup dans la spécificité de l'approche française.

N. L. - En effet. Comme son nom l'indique, le Conseil constitutionnel n'a pas été conçu pour être une cour. Le général De Gaulle, mais aussi René Cassin l'un des inspirateurs de la Constitution de 1958, étaient opposés à la création d'une cour constitutionnelle en France. De Gaulle estimait qu'en France, « La cour suprême, c'est le peuple ». Le Conseil constitutionnel a donc été institué comme outil du « parlementarisme rationalisé ». Il devait veiller à ce que le Parlement ne déborde pas du champ de compétence que lui assigne la Constitution de 1958 en empiétant sur les attributions de l'Exécutif. Sous la Ve République, l'Exécutif a en effet un rôle prédominant dans l'élaboration et l'adoption de la loi. Dans leur grande majorité , les lois sont issues de projets gouvernementaux et le gouvernement dispose des armes de procédure nécessaires pour faire voter ces projets. Le Conseil Constitutionnel avait pour vocation unique de préserver ce nouvel équilibre des pouvoirs entre le Législatif et l'Exécutif. C'est ainsi qu'il lui incombe de vérifier automatiquement le règlement intérieur de l'une ou l'autre assemblée parlementaire, de manière à éviter que des modifications apportées à ce texte ne remettent en cause la prééminence de l'Exécutif. Dès 1959, le Conseil a ainsi censuré une disposition du règlement de l'Assemblée Nationale apparemment bénigne sur l'organisation éventuelle d'un vote en fin de débat sur une question orale, jugeant qu'elle dotait l'Assemblée d'un moyen de contrôle de l'activité gouvernementale non prévu par la Constitution. Gardien de l'orthodoxie de la procédure parlementaire, le Conseil était également chargé d'assurer que le Parlement reste dans les limites de l'article 34 de la Constitution qui énumère les domaines où il est fondé à intervenir. Depuis une décision de 1982, le Conseil ne procède pratiquement plus à cette vérification, bien que le principe d'un tel contrôle demeure. D'ailleurs, le contrôle de la conformité à la Constitution des règlements des assemblées n'occupe plus lui-même aujourd'hui qu'une part également très limitée des activités juridictionnelles du Conseil.

Ces activités ont en effet considérablement évolué. Je reste toujours aussi étonnée de la rapidité avec laquelle a joué la dynamique institutionnelle. Le Conseil est en effet devenu de lui-même une cour constitutionnelle, ce qui rend le débat sur sa qualification - juridictionnelle ou non - sans objet. Quand et comment s'est opérée cette métamorphose ? Le tournant est connu. Il date très exactement de la décision du 16 juillet 1971 sur la liberté d'association faisant suite à un recours du président du Sénat contre une loi modifiant le régime juridique des associations. Cette décision a transformé le rôle du Conseil. Garant de la répartition des compétences entre le Législatif et l'Exécutif, le Conseil a en effet étendu sa mission à celle de garant des droits fondamentaux. Il a de façon prétorienne décidé d'appliquer, non seulement la Constitution de 1958 elle-même qui précise essentiellement l'organisation des pouvoirs publics, mais aussi la Déclaration de 1789 et le préambule de 1946, qui établissent les droits et les libertés garantis en France. C'est maintenant sur ce « bloc de constitutionnalité », suivant l'expression du Doyen Favoreu, que le Conseil construit sa jurisprudence. Le Conseil Constitutionnel n'est pas la seule juridiction à s'être ainsi « autoproclamée » cour constitutionnelle. La Cour Suprême des Etats Unis, s'est elle aussi de sa propre initiative déclarée compétente pour contrôler la constitutionnalité des lois, à l'occasion de son fameux arrêt « Marbury versus Madison » de 1803. La Cour Constitutionnelle italienne a fait de même, dès son premier jugement rendu en 1956. Elle s'est reconnue compétente pour appliquer l'ensemble des dispositions de la Constitution en contredisant alors la jurisprudence de la Cour de cassation suivant laquelle les articles de la Constitution relatifs aux libertés étaient seulement « programmatiques » et ne créaient pas de droits dont puissent se prévaloir directement les citoyens. Dernier exemple : celui de la Cour Suprême israélienne qui, en l'absence de Constitution écrite, a décidé en 1995 que deux lois - sur la dignité humaine et sur les libertés - avaient valeur de lois fondamentales s'imposant au législateur.

Ce qui peut surprendre, compte tenu notamment de notre tradition qui n'accorde pas au juge la place qu'il occupe dans d'autres pays, c'est l'audace inégalée dont a fait preuve le Conseil constitutionnel pour étendre son contrôle. Comment expliquer la décision de 1971 ? Le contexte a sans doute joué un rôle important : notons que la décision intervient quelques mois après la mort du général De Gaulle. Par ailleurs, la loi annulée par le Conseil était symboliquement très marquée par les événements de mai 68, en même temps qu'elle portait sur un domaine très sensible pour un large courant de l'opinion française, la liberté d'association. En deux mots, dans le cadre du maintien de l'ordre face à ce qu'il considérait être les menées subversives des groupes gauchistes et de leurs alliés intellectuels, le gouvernement de l'époque tentait d'établir un contrôle préalable des associations, et avait donc fait adopter une législation en ce sens. La décision du Conseil s'articule en deux temps. D'une part, elle consacre la liberté d'association en tant que principe constitutionnel ; d'autre part, elle considère qu'en instaurant un contrôle préalable des associations, la loi a violé ce principe.

Ce jugement a fait faire en une fois plusieurs pas décisifs à la jurisprudence. Tout d'abord, il est incontestable que la décision de 1971 est véritablement fondatrice du contrôle de constitutionnalité des lois. « La loi est l'expression de la volonté générale, sous réserve du respect de la Constitution » soulignera plus tard le Conseil Constitutionnel dans une autre décision. La décision de 1971 révèle ensuite le caractère créatif du contentieux constitutionnel. Le Conseil constitutionnel a dégagé le principe de la liberté d'association alors que celle-ci n'est pas même mentionnée dans la Constitution. C'est parce que cette liberté avait bénéficié sans discontinuité d'une consécration législative sous toutes les Républiques antérieures à la Quatrième République, qu'il a estimé qu'elle représentait l'un des « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République » au sens du préambule de la Constitution de 1946. C'est donc de lui-même que le Conseil a fixé les critères de définition de cette catégorie de principes.

La seconde étape dans la transformation du Conseil a été franchie lors de la révision constitutionnelle de 1974 ouvrant le droit de recours aux parlementaires. Les chiffres sont éloquents. Rappelons nous que de 1959 à 1974, le Conseil n'a pas examiné plus de dix lois suivant la procédure du contrôle a priori. Tandis que ce contrôle donne lieu aujourd'hui à une vingtaine de décisions annuelles. La réforme de 1974 a constitué une seconde naissance ; pourtant sa portée est ambiguë car elle enferme le Conseil dans sa particularité française. Si le constituant à l'époque avait fait du Conseil une cour « comme les autres » dont l'accès par exemple est ouvert aux citoyens à travers l'exception d'inconstitutionnalité - probablement cette étape était-elle plus facile alors à franchir - on aurait pu parer à la fragilité d'un système qui met face à face une cour constitutionnelle et le pouvoir politique. Etre appelé à jouer de facto un rôle d'arbitre entre la majorité et l'opposition est une position qui n'est pas toujours très confortable pour un juge.

  • Le Débat. - En pratique, comment se passe le travail du conseil ?

N. L. - Permettez-moi deux observations liminaires. Premièrement, en dépit de la particularité du système français, il n'y a pas grande différence entre les modes de raisonnement et les techniques d'interprétation utilisés par le Conseil constitutionnel et ses homologues à l' étranger. Deuxièmement, en revanche, c'est au niveau des méthodes de travail, en France et à l'étranger, que se manifeste les différences les plus sensibles ; l'une de ces différences résidant dans le secret qui entoure les travaux du Conseil constitutionnel.

J'évoquerais ici les méthodes du Conseil telles que je les ai personnellement éprouvées, notamment comme rapporteur d'un texte, au cours des deux phases principales que sont l'instruction des recours, d'une part, et le délibéré en séance plénière, d'autre part. Héritage de nos traditions, c'est au président du Conseil Constitutionnel qu'incombe l'attribution de chaque dossier ; dans certaines autres cours, les dossiers sont attribués aux juges sur une base chronologique, voire par tirage au sort. En principe les membres du Conseil n'ont pas de spécialité. Seuls les recours contre les lois de finances dont la complexité est sans pareille sont en général traité par le même rapporteur régulièrement désigné à cet effet. Par deux fois, à ma connaissance, le président du Conseil a exceptionnellement rapporté lui-même un dossier. Je ne puis vous en préciser la nature, car le nom du rapporteur de chaque dossier reste secret. Le rapporteur est assisté du service juridique du Conseil dont la compétence hors pair pallie le caractère peu étoffé. Ce service est dirigé par le secrétaire général du Conseil lui-même juriste de toute première catégorie, issu en général de la maison voisine qu'est le Conseil d'Etat. Quels que soient les inconvénients attachés au système qui prévaut à l'étranger consistant à affecter des assistants ou des « clerks » personnellement à chaque juge, cette dernière formule me paraît devoir s'imposer à terme en parallèle du service juridique, en raison de la charge croissante de travail du Conseil constitutionnel. Quel est ce travail ? Au niveau de l'instruction, il consiste d'abord pour le juge désigné comme rapporteur à étudier les mémoires écrits (députés et/ou sénateurs, en général), tout en se référant aux débats parlementaires publiés au Journal Officiel qui éclairent la portée de la loi et le sens des controverses auxquelles elle donne lieu. Puis le rapporteur organise une réunion d'information avec les représentants du secrétariat général du gouvernement et des ministères concernés. Dans notre pays en effet, c'est le secrétariat général du gouvernement qui, au nom de ce dernier, est chargé de défendre la loi. Cela illustre, par parenthèse, la prédominance de l'Exécutif dans la législation. J'ai longtemps pensé que des parlementaires requérants manifesteraient le désir d' être associés à la procédure ; mais aucun d'entre eux ne l'a jamais à ma connaissance demandé. A la suite de la réunion avec le secrétariat général du gouvernement, qui est un temps fort de l'instruction, le Gouvernement transmet au Conseil son mémoire en défense, lequel est communiqué aux requérants qui peuvent répondre. Et ainsi s'échangent, par écrit seulement, les arguments des uns et des autres. Ce contradictoire s'est considérablement développé devant le Conseil Constitutionnel. Il s'est même enrichi. Outre les mémoires des « plaignants » auteurs du recours et ceux du secrétariat général du gouvernement qui intervient en défense, le Conseil reçoit de plus en plus souvent des contributions émanant de groupes d'intérêt sous la forme notamment de consultations demandées à d'éminents représentants de la doctrine. Cette pratique, qui se généralise, reflète les enjeux économiques et financiers de législations inscrites dans une logique de marché ou qui, au contraire, la contredisent. Telle industrie pharmaceutique, par exemple, conteste la constitutionnalité d'un prélèvement imposé sur le chiffre d'affaires ou les bénéfices des entreprises du secteur, à titre de contribution au financement de la sécurité sociale. Tel opérateur dans le secteur des télécommunications met en cause le caractère excessif du montant des licences de téléphonie mobile au regard du principe d'égalité. Les exemples pourraient être multipliés. Dans une société ouverte comme l'est la nôtre, dans laquelle l'État n'est plus l'acteur principal d'un marché dont la dimension est européenne, voire mondiale, la loi touche à toutes sortes d'intérêts qu'il faut concilier avec l'intérêt général. D'où l'importance pour le juge d'aller quérir l'information là où elle se trouve pour être en mesure d'apprécier le contexte dans lequel se situe la loi. Il m'est arrivé, comme à mes collègues, d'auditionner des experts, professeurs de droit notamment, de même que des représentants professionnels, associatifs ou syndicaux. L'absence de formalisme de la procédure d'instruction devant le Conseil Constitutionnel autorise une grande liberté dont ne bénéficient pas les juges des cours étrangères. D'autant que les auditions qui ont lieu dans ces cours devant la formation collégiale et en audience publique - entendre par exemple des amicus curiae - se pratique au Conseil dans le secret du Palais Royal.

Une fois la phase d'instruction terminée - elle est courte, puisque le Conseil n'a qu'un mois pour statuer - le rapporteur arrête son projet de décision. La procédure est calquée sur celle du Conseil d'État en ce sens que le projet de décision est rédigé à l'avance. Dans ces conditions, la séance consiste, après un débat général, à amender, éventuellement mot par mot, par des votes à la majorité (avec voix prépondérante du président, en cas de partage) le projet présenté par le rapporteur. Les séances ont représenté pour le juge constitutionnel que j'étais les moments les plus gratifiants. C'est au cours de la séance que s'élabore collégialement la décision qui fera jurisprudence. De plus, les débats y sont toujours animés et la liberté d'expression est totale. Ces débats sont d'autant plus riches que la composition du Conseil est très pluraliste. Partout, les nominations de juges constitutionnels sont comme en France le fait d'autorités politiques. Mais le choix se porte à l'étranger sur des juristes qui appartiennent à un milieu plus homogène de professionnels, professeurs, magistrats ou avocats. Chez nous, le spectre est plus vaste. Aussi Conseil rassemble-t-il des personnalités dont l'expérience professionnelle, voire politique, est particulièrement variée et qui sont soucieuses de faire valoir leurs positions et la spécificité de leur approche.

C'est au cours de la séance que s'opère une étonnante alchimie qui à partir de positions contrastées, rapproche les points de vue au fur et à mesure de la discussion. La séance est en effet un moment important d'écoute et d'échanges, très argumentés. Résultat : Alors que des divergences ont pu se faire jour lors des votes sur différents points d'un projet, in fine le vote sur l'ensemble de la décision est assez souvent unanime. La solution n'est pas acquise d'avance. Il arrive que le rapporteur se rallie lui-même à une solution distincte de celle qu'il avait envisagée. Cela n'est nullement surprenant car une inconstitutionnalité est rarement absolument évidente. Aharon Barak, actuel président de la Cour Suprême israélienne estime, dans le livre qu'il a écrit à propos de la fonction de juge constitutionnel, qu'il n'y a jamais une seule et unique solution juridiquement valable. J'ai éprouvé le même sentiment. Malgré cela, en raison sans doute du caractère très collégial de la prise de décision, chaque juge se trouve conduit à adhérer aux décisions de sa cour, même celles qu'il n'a pas approuvées. Le reproche est de temps en temps adressé au Conseil (plus encore qu'à d'autres cours), de laisser transparaître dans ses jugements certaines options politiques. Plus précisément, j'ai entendu évoqué le fait que tel membre « de droite » se serait rallié à la majorité de gauche du Conseil constitutionnel ou plus récemment que tel membre « de gauche » du Conseil aurait commis l'incongruité de voter avec « la droite ». Ce type d'allégation est absurde. A quoi servirait une cour constitutionnelle qui reproduirait des schémas politiques ? Imposer à des juges constitutionnels d'apprécier la constitutionnalité d'une loi en votant pour ou contre celle-ci en fonction de l'appartenance politique de leur autorité de nomination serait la négation de la fonction.

L'indépendance, comme l'honnêteté intellectuelle, est une condition de la légitimité morale de la fonction. C'est une exigence qu'il faut cultiver en permanence. Sans avoir établi de statistiques, je peux indiquer qu'il m'est arrivé souvent de me prononcer dans un sens différent de ce que j'aurais fait si j'avais été parlementaire, abstraction faite de la discipline de parti.

  • Le Débat. - Mais au-delà de cette légitimité morale, à partir de quoi le Conseil construit-il ses décisions en droit ?

N. L. - Le socle de ces décisions est le « bloc de constitutionnalité », lequel comprend, on l'a vu, la Constitution de 1958 elle-même, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 d'inspiration libérale et le préambule de la Constitution de 1946 qui définit les droits économiques et sociaux. Ces textes sont plus ou moins anciens et donc plus ou moins adaptés aux défis actuels. Ceci n'empêche pas le Conseil constitutionnel d'en tirer les principes « nécessaires à notre temps » pour reprendre la formule du préambule de 1946. Par exemple, dans sa décision de 1994 sur les lois de bioéthique, le Conseil a dégagé le principe de la dignité de la personne humaine à partir d'une simple phrase du préambule de 1946. Or cette phrase ne parle pas de la dignité qu'elle suggère seulement en évoquant - c'était après la guerre - « les régimes qui ont tenté d'asservir et de dégrader la personne humaine... ». Identifier ainsi les normes de référence applicables correspond à la première étape du raisonnement du juge constitutionnel français. Ensuite, il s'attache à confronter les dispositions de la loi à ces normes constitutionnelles.

Fonder une décision en droit répond à trois impératifs... La première obligation que s'assigne le juge constitutionnel qu'il soit d'ailleurs français ou non, est de se reporter à sa jurisprudence, c'est à dire aux précédents. Dans l'intitulé d'une chronique publiée il y a dix ans, Bruno Genevois, ancien secrétaire général du Conseil, se demandait : « La jurisprudence du Conseil constitutionnel est-elle imprévisible ? ». La réponse est nuancée. D'un côté, la décision finale n'est pas donnée d'avance. En particulier, le choix entre la censure et la réserve d'interprétation dite neutralisante reste dans la majorité des cas toujours ouvert. D'un autre côté, les concepts et les modes de raisonnement sur lesquels s'appuie la jurisprudence sont la plupart du temps les mêmes. Je ne suis pas loin de voir dans le « culte du précédent » un impératif kantien pour le juge constitutionnel. Le respect du précédent est une garantie pour le législateur dont les actes sont contrôlés, une sécurité pour les citoyens dont les droits fondamentaux sont protégés et un facteur de légitimité pour le juge mis ainsi à l'abri du reproche d'arbitraire . Les revirements de jurisprudence ne sont bien sûr pas interdits et même parfois souhaitables, à mes yeux ; mais ils sont peu nombreux. Ils interviennent en pratique moins souvent sur le fond qu'en matière de procédure. Un exemple récent en témoigne. En 1999, le Conseil est revenu sur sa jurisprudence pour limiter la possibilité d'amender un texte de loi adopté au Parlement en commission mixte paritaire afin d'empêcher le gouvernement de remettre en cause l'accord intervenu entre les assemblées. J'ajoute que le Conseil constitutionnel procède rarement par ruptures. Il infléchit plutôt sa jurisprudence.

La deuxième règle d'or est plus spécifique à la France et à un moindre degré à l'Italie. Elle est que le juge doit s'abstenir de créer du droit. La conception du rôle du juge n'est plus tout à fait celle qui prévalait du temps de Montesquieu, pour qui que le juge était la « bouche de la loi ». Pour autant le juge français est l'un des rares à ne pouvoir avouer qu'appliquer la loi, c'est l'interpréter et donc contribuer à créer la norme. Pour ce qui est du Conseil constitutionnel, cela se traduit par l'affirmation d'un respect scrupuleux des sources écrites de la Constitution. Et ce, même si, en se fondant sur ces dispositions écrites, le juge dispose en fait d'une grande latitude pour faire émerger de nouveaux principes, (la liberté contractuelle ou le droit à un recours juridictionnel effectif pour citer deux exemples récents).

Le troisième impératif est commun à toutes les cours constitutionnelles. C'est ce que l'on désigne habituellement comme le « self restraint » que l'on peut traduire par le mot « autolimitation ». Le juge constitutionnel apprécie en droit les lois, et n'est en effet pas habilité à porter sur elles un jugement en opportunité politique. En rappelant dans certaines décisions qu'il n'a pas « un pouvoir de décision et d'appréciation de même nature que celui du Parlement », le Conseil ne cherche pas seulement à se protéger. Il entend se positionner en juge alors même que le contrôle de constitutionnalité peut l'amener à interférer dans l'action gouvernementale. Ainsi, lorsqu'il procède à un « test de proportionnalité » entre les mesures prévues par la loi et les objectifs poursuivis par le législateur, le Conseil constitutionnel mentionne-t-il qu'il « ne saurait rechercher si les objectifs que s'est assignés le législateur auraient pu être atteints par d'autres voies, dès lors que les modalités retenues par la loi ne sont pas manifestement inappropriées ». D'autres cours, comme la Cour suprême du Canada, sont bien plus directives. Le Conseil constitutionnel s'abstient en revanche d'indiquer au législateur les moyens de remédier à une inconstitutionnalité. Est-ce pour atténuer la brutalité d'un contrôle de constitutionnalité exercée « à chaud » ?

  • Le Débat. - Vous avez souligné à plusieurs reprises l'évolution du contentieux soumis au Conseil constitutionnel. Pourriez-vous préciser les contours de cette évolution de la jurisprudence ?

N. L. - Au cours des neuf années de mon mandat, entre 1992 et 2001, plusieurs facteurs semblent avoir influencé cette évolution : le contexte politique lié aux changements de majorités ; mais surtout l'infléchissement du rôle de l'État et donc de la loi ; les transformations dans le paysage international ; enfin les renouvellements dans la composition du Conseil lui-même. Force est de constater que les problèmes sur lesquels le Conseil a du se pencher n'ont plus été les mêmes à quelques années d'intervalle. Au début, les recours qui émanaient alors de l'opposition de gauche, étaient dirigés principalement contre des lois à tendance sécuritaire : contrôles d'identité, maîtrise de l'immigration, garde à vue des mineurs, restriction des conditions d'accès à la nationalité française , par exemple. Les censures du Conseil consistaient alors à limiter les restrictions pesant sur les libertés. Les décisions étaient parfois vivement critiquées, mais elles s'inscrivaient dans le droit fil de ce qu'on attend d'une Cour constitutionnelle chargée de protéger les droits fondamentaux. La décision du 13 août 1993 sur l'immigration est célèbre parce qu'elle a provoqué une crise politique à cause de son interprétation libérale du droit d'asile. Mais cette décision est à mon avis surtout marquante en ce qu'elle a créé un véritable droit constitutionnel des libertés publiques pour les étrangers, alors que la Constitution ne garantit expressément que les « libertés fondamentales des citoyens ». A partir de 1997, la matière des lois soumises au Conseil a changé. Leur caractère économique, fiscal ou social rend la tâche du Conseil plus compliquée. D'une part, et notamment dans le cadre du contrôle a priori, les subtilités de la législation sociale ou fiscale en France ne facilitent guère leur compréhension par le juge même s'il prend soin de consulter des experts chevronnés D'autre part et surtout, une censure, peut sembler retirer des droits sociaux alors que ce n'est ni l'intention du Conseil, ni la réalité de la décision. Je songe par exemple aux décisions en matière de réquisition de logements pour les sans abri ou d'exonération fiscale pour les plus démunis, qui ont pu s'avérer moins facilement compréhensibles par le public par rapport à la vocation d'une cour constitutionnelle.

La jurisprudence du Conseil a elle-même sensiblement évolué. Sans doute tient-elle compte de la libéralisation de l'économie. Elle fait valoir en tous les cas des principes qui imposent à l'Etat de nouvelles règles de comportement. Le principe constitutionnel d'intelligibilité de la loi en particulier, inspiré du droit allemand et du droit communautaire, repose sur l'idée que les acteurs de la société doivent pouvoir se déterminer par rapport aux droits et obligations découlant de la législation. Pour que ce droit à l'autodétermination puisse s'exercer, encore faut-il que l'Etat fixe des règles du jeu claires et que la loi soit accessible. Dans le même esprit, le Conseil constitutionnel a reconnu récemment la valeur constitutionnelle de la liberté contractuelle. C'est une nouveauté. Désormais, le juge français a les mêmes outils conceptuels que les autres juges constitutionnels. La liberté contractuelle est par exemple l'un des quatre grands piliers du droit constitutionnel américain, à côté de l'equal protection (principe d'égalité), le due process of law (ingérence limitée de l'Etat dans le domaine des droits et libertés des citoyens), et de la reasonableness (destinée à éviter l'arbitraire). Affirmée dans son principe par le Conseil Constitutionnel en 1998, dans la décision sur la loi Aubry I, la liberté contractuelle a été dans la loi Aubry II le fondement de l'annulation de dispositions qui remettaient en cause des conventions sur la réduction du temps de travail conclues sous l'empire de la loi précédente. Le Conseil a ainsi fait primer la négociation sur la loi. Autre signe d'une sensibilisation accrue aux nécessités économiques, le Conseil a renforcé la portée de la liberté d'entreprendre en tant que liberté constitutionnellement protégée. Il ne se contente plus de s'assurer que la loi n'a pas pour effet de la « dénaturer », c'est à dire de l'anéantir ; il veille à présent à ce que la liberté d'entreprendre ne fasse pas l'objet d'atteintes excessives. Cette jurisprudence tient compte de la nouvelle donne d'une société ouverte à la concurrence, dont les acteurs sont plus autonomes et où il revient en premier lieu au droit d'apporter une forme de stabilité à l'organisation des rapports que peuvent librement entretenir ces acteurs entre eux, et avec l'Etat.

Parallèlement, le Conseil se montre plus rigoureux en ce qui concerne la gestion de l'État. Certes l'intérêt général incarné par l'Etat induit des prérogatives de puissance publique, mais sans que cela justifie des privilèges exorbitants, en d'autres termes disproportionnés par rapport aux missions conférées à l'Etat. Telle est l'idée qui sous-tend l'exigence de sincérité budgétaire. En consacrant ce principe constitutionnel, le Conseil a aussi cherché à renforcer les pouvoirs de contrôle du Parlement, en tant que représentation élue de la Nation. L'article 15 de la Déclaration de 1789 ne précise-t-il pas que « la société a droit de demander compte à tout agent public de son administration » ? Dans la même façon, le Conseil s'en est pris à la pratique bien française des « validations législatives ». Celles-ci étaient à l'origine destinées à permettre de valider des opérations de concours dans la fonction publique pour éviter de porter préjudice aux candidats déjà nommés. Mais elles servent de plus en plus à légaliser rétroactivement des dispositions dont l'application risque de faire condamner en justice l'Etat pour le contraindre à verser des sommes dues ou à rembourser des sommes indûment perçues. Depuis 1995, le seul intérêt de ménager les deniers de l'État ne justifie plus que la loi interfère ainsi dans le déroulement de procédures juridictionnelles en cours.

On peut rattacher au même souci de recentrage du rôle de l'Etat une plus grande ouverture aux aspirations décentralisatrices. A ce sujet, la décision de 1991 sur le statut de la Corse, dont on a surtout retenu la censure de la notion de « peuple corse comme composante du peuple français », donne souvent lieu à une interprétation inexacte. Cette décision réaffirme l'indivisibilité de la République et pour les mêmes motifs que ceux fondant la décision de 1999 sur la Charte des langues régionales du Conseil de l'Europe, elle regarde comme incompatible avec nos fondements constitutionnels, toute organisation communautaire accordant des droits propres à des groupes d'appartenance ethnique ou linguistique. Pour autant, la décision de 1991 sur la Corse renforce la signification de l'autonomie locale. En admettant la particularité de la collectivité de Corse qui est sans équivalent sur le plan national, elle ouvre la voie à la diversité des modes de gestion territoriale en renonçant à l'idée que l'unité de la République impliquerait une uniformité administrative. La portée du principe constitutionnel de libre administration des collectivités locales établi par la Constitution se trouve encore élargie de par l'incorporation récente de la notion d'autonomie fiscale. Cette notion, validée au niveau constitutionnel par une décision rendue en l'an 2000, interdit désormais au législateur de diminuer la part des ressources propres - notamment fiscales- des collectivités locales dans leurs recettes au point de porter atteinte à leur libre administration.

Dans un autre ordre d'idées, le Conseil a traité des questions de responsabilité qui sont au coeur des débats de notre société : notamment dans trois décisions toutes datées de 1999, il a précisé la procédure de mise en jeu éventuelle de la responsabilité pénale du chef de l'Etat - devant la Haute Cour de Justice- , les conditions générales de la responsabilité pénale - en posant en principe que « nul n'est responsable que de son propre fait » -, érigé en principe constitutionnel le droit à réparation des dommages dans le cadre de la responsabilité civile.

  • Le Débat. - Compte tenu de ces évolutions importantes, quel vous semble pouvoir être l'avenir du Conseil constitutionnel ? À l'heure de la banalisation du principe des cours constitutionnelles, sa particularité historique vous paraît-elle destinée à durer ?

N. L. - Depuis son installation en 1959, le Conseil a constamment évolué et il continuera de le faire. Il y a l'étape majeure de 1971-1974. Puis sur l'initiative du Président Daniel Mayer en 1986, il est décidé de publier les recours des requérants au Journal Officiel en même temps que la décision du Conseil. La publicité de la procédure est parachevée en 1994 lorsque sur demande du Président Robert Badinter, il est fait de même des mémoires en défense de la loi par le gouvernement. Cette publicité donnée aux mémoires des parties constitue un progrès important. Elle atténue, certes après coup, mais elle atténue tout de même, le secret des débats devant le juge constitutionnel français. C'est sous l'impulsion du président Roland Dumas que le Conseil décide en 1995 de mentionner dans chacune de ses décisions les noms de ses membres ayant siégé et délibéré, ce qui est un signe de judiciarisation. Dans la même direction, le président Yves Guéna fait créer pour suivre la procédure du contentieux constitutionnel et non pas seulement électoral, la fonction de greffier assuré par un fonctionnaire de haut niveau attaché au Conseil. La judiciarisation de la procédure n'est pas prête de s'arrêter car elle répond à une tendance naturelle de l'institution. Le Conseil n'a pas adopté de règlement intérieur de procédure en matière de contrôle de constitutionnalité des lois, comme l'y invite l'ordonnance organique le concernant. La question n'en a pas moins été discutée. Le Conseil constitutionnel, outre la modernisation de ses procédures, a étendu certaines de ses compétences, ce qui est encore plus notable. La décision de 1971 sur la liberté d'association par laquelle le Conseil s'estime habilité à appliquer l'ensemble des normes contenues dans « le bloc de constitutionnalité », est l'événement le plus spectaculaire dans la vie de l'institution. Il y a eu cependant d'autres avancées ; notamment celle permettant dorénavant au Conseil de contrôler des lois déjà promulguées. En principe, une loi entrée en vigueur devient, on l'a vu, inattaquable quant à sa constitutionnalité. C'est une faille de notre procédure : elle confère une immunité constitutionnelle ad vitam aeternam aux lois non déférées au Conseil et même aux dispositions d'une loi déférée qui n'ont pas été critiquées et dont le Conseil n'a pas cru bon d'examiner la conformité à la Constitution., Cette immunité est maintenant atténuée, mais légèrement. Depuis une décision de 1985 sur la Nouvelle Calédonie, le Conseil se donne la possibilité d'apprécier la constitutionnalité d'une loi en vigueur dans le cas où une loi soumise à son examen « la modifie, la complète ou affecte son domaine ». L'application extensive de cette jurisprudence ferait glisser le système vers le contrôle a posteriori. Aussi par prudence - et par crainte aussi peut-être d'être débordé - le Conseil n'y recourt-il que parcimonieusement. Jusqu'ici cette jurisprudence n'a été en effet appliquée positivement qu'une seule fois, en 1995, pour annuler un dispositif de sanction automatique (il s'agissait de la peine de la déchéance des droits civiques et civils, entraînée de plein droit par toute condamnation pour faillite).

Cela dit, de telles évolutions du Conseil pourront-elles continuer à se faire de l'intérieur, par la pratique et la jurisprudence ? Le monde dans lequel nous vivons est celui du changement. La communication et l'information en sont les vecteurs indispensables. De plus, même une institution publique n'a pas seulement une légitimité provenant de son statut, fût-il constitutionnel. Cette légitimité dépend aussi de la fonction sociale qu'elle remplit et du regard des autres. L'époque actuelle est ainsi propice à la réflexion sur ce qu'est et doit être la place du Conseil constitutionnel, au sein des institutions de la République, et comme juridiction.

Premier sujet de réflexion : les rapports entre le Conseil et les citoyens, qui touchent aux modalités de la mission impartie au Conseil de protection des droits fondamentaux. Ce rôle peut-il s'accommoder de l'éloignement de la société qu'induit la procédure du contrôle abstrait de la loi tel que pratiqué dans notre pays ? L'ouverture de l'accès du Conseil aux citoyens à travers le filtre étroit de l'exception d'inconstitutionnalité est une solution qui a été sérieusement envisagée. Un tel mécanisme, dans le cadre communautaire, permet un dialogue fructueux entre les juges judiciaires et administratifs français et les juges à Luxembourg. L'exception d'inconstitutionnalité en France permettrait pareil dialogue entre le Conseil et les autres juridictions nationales. Ne revenons pas sur les débats qui ont eu lieu voici une dizaine d'années au Parlement à l'occasion de la réforme constitutionnelle proposée sous l'impulsion du président Robert Badinter et refusée par le Sénat. Cette réforme tendait à instaurer un contrôle a posteriori de la loi par voie d'exception ; elle reste d'actualité. Quant au contrôle a priori, dont l'intérêt propre n'est pas contestable, la vertu qui est censée être la sienne de favoriser, dès le stade des débats parlementaires, la prévention des inconstitutionnalités, n'est plus aussi probante. La complexité croissante du droit rend en effet aléatoire toute prédiction sur la constitutionnalité de telle ou telle disposition en discussion.

Le deuxième thème qui, à mon avis, doit retenir l'attention porte sur la présentation des décisions du Conseil constitutionnel. Leur rédaction influence la façon dont elles sont reçues par la classe politique et par les médias. Je persiste à penser qu'il n'est pas vain de chercher à mieux faire comprendre au public la mission d'une institution comme le Conseil, et partant la nature de ses décisions. Or la difficulté provient du caractère abstrait de celles-ci alors que les jugements rendus par les autres cours dans le cadre du contrôle a posteriori sont bien plus narratifs puisqu'ils concernent des situations humaines concrètes. Je ne l'ai jamais caché. Je suis favorable à la pratique des opinions dissidentes ou concurrentes que l'on peut du reste transposer au Conseil constitutionnel dans le contexte actuel du contrôle a priori. Cette pratique offre aux juges qui le souhaitent la possibilité de faire valoir leur approche et leur raisonnement, en annexant à la décision leur propre argumentaire. Le droit n'est en effet jamais ni blanc ni noir ; il est le fruit d'un arbitrage dont il peut être utile de mieux faire entrevoir les termes et les enjeux.

Le troisième défi s'adresse au Conseil comme à toutes les cours constitutionnelles en Europe. Il a trait aux rapports entre le droit constitutionnel et le droit international. Le droit international est devenu omniprésent ; le droit communautaire en particulier imprègne de plus en plus les législations nationales ; les cours européennes, que sont la Cour de Justice des Communautés à Luxembourg et la Cour européenne des Droits de l'Homme à Strasbourg, ont une influence directe ou indirecte sur les contentieux nationaux ; enfin, la Charte des droits fondamentaux des citoyens - déclaratoire aujourd'hui, mais probablement obligatoire demain - dote l'Union Européenne d'un corpus constitutionnel appelé à concurrencer le droit interne. Dans un tel contexte qui n'a plus rien à voir avec la situation de l'Europe à ses débuts, éluder, comme le fait le Conseil constitutionnel depuis sa décision de 1975 sur l'interruption volontaire de la grossesse, les problèmes juridiques soulevés par la conciliation du droit interne avec le droit européen, relève de l'équilibrisme. La question n'est pas simple. La situation actuelle est néanmoins par trop confuse. Que constate-t-on ? Premièrement, la Cour de cassation et le Conseil d'Etat viennent d'aborder la question de front, estimant que le respect des engagements internationaux devait être écarté au bénéfice de l'application de la Constitution. Deuxièmement, cette jurisprudence contredit celle de la Cour de justice de Luxembourg en particulier pour qui la primauté du droit communautaire opère même vis à vis de la Constitution. Enfin, bien qu'au coeur du dispositif, le Conseil constitutionnel demeure le seul à se tenir à l'écart du débat sur la hiérarchie entre les normes internes et internationales.

Faire primer la souveraineté nationale sur les engagements internationaux est problématique. Cela fait coexister deux hiérarchies de normes fonctionnant sur la base de principes différents du côté international d'une part, et du côté national, d'autre part. Certes, les systèmes juridiques, à l'image des systèmes politiques, sont multipolaires. Encore faut-il qu'il existe entre eux une certaine cohérence. Et que pour les citoyens, en particulier européens, les règles du jeu entre les différentes expressions de la souveraineté soient clairement posées. Mais ce défi, répétons-le, n'est pas propre à la France ; il concerne tous les Etats de l'Europe.