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Le principe d'égalité dans le droit constitutionnel francophone

Jacques ROBERT, membre du Conseil constitutionnel

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 3 - novembre 1997

Cet article reprend les grandes lignes du rapport que nous avons présenté en avril 1997 pour conclure les travaux du premier Congrès de l'Association des Cours constitutionnelles ayant en partage l'usage du français (ACCPUF), consacré au principe d'égalité. Ce rapport général avait été établi sur la base des rapports nationaux des trente-six cours représentées à Paris à cette occasion. Sous l'égide de l'ACCPUF, la publication des Actes complets du Congrès est prévue pour le mois de novembre 1997.


De tous les grands principes dont, depuis des décades, de nombreuses nations souhaitent - de par le monde - qu'ils inspirent ou sous-tendent leurs législations, le principe d'égalité est assurément celui qui est le plus lourd de charge émotionnelle et d'ambiguïté.

Non point que liberté et fraternité soient plus aisées à faire respecter ou à mettre en pratique. Mais la première gagne assurément du terrain cependant que la seconde, compagne des jours sombres et des époques de désespérance, a encore de beaux jours devant elle ...

Tandis que l'égalité apparaît, à tous ceux qui y aspirent dans leur misère et leur détresse, comme un fantasme pernicieux en même temps qu'un rêve fou !

A la fois indispensable et inaccessible.

Indispensable parce que, comment comprendrait-on que l'homme, créé à l'image de Dieu -quelle que soit la forme ou la dénomination que celui-ci emprunte - et aimé par lui, à sa façon, comme il aime ses semblables, puisse être traité différemment que son frère ?

Revêtu de l'éminente dignité qui lui a été accordée, de par sa naissance même, comme un manteau protecteur, par son créateur, comment pourrait-il être discriminé ou marginalisé dans un monde où il est, un jour, brutalement apparu, que cette apparition ait été glorieuse ou entachée dès le départ d'une tâche pécheresse indélébile !

La même considération doit donc entourer chacun puisque tout être est unique dans son essence et son mystère.

Toutes les religions l'enseignent également, même si elles se séparent dans l'expression de leur doctrine, la célébration de leurs rites, l'exigence de leurs pratiques, l'exemple qu'elles donnent ...

Même les sectes ont compris le lien profond - et exploitable - entre la fraternité et l'égalité. L'attrait de nouvelles communautés voulues ouvertes et chaleureuses se nourrit du sentiment, très fort, de l'appartenance à un monde dont on partage ensemble, également, entre soi, l'ésotérisme sophistiqué et les aspirations souvent confuses. Les désillusions ne viennent en général qu'après !

Mais une telle aspiration n'est-elle point inaccessible ?

L'inégalité ne se trouve-t-elle pas consubstantielle à la nature même de l'homme ? Dès son entrée dans le cercle - ô combien vulnérable ! - de la grande famille humaine, l'enfant sent sa différence et la chance règne en conquérante.

Les dons que l'on reçoit, le foyer qui vous accueille - bien ou mal - l'opulence ou la précarité qui vous entoure, la nation dont on devient le ressortissant, l'ethnie à laquelle on peut d'aventure appartenir, la race - mot barbare, absurde et injuste ! - à laquelle l'arbitraire vous rattache - ... tout vous sépare de ceux que l'on catégorisera autrement que vous.

Rien ne pourra empêcher cette répartition voulue par le hasard ! Le hasard ? Cette logique de Dieu ...

Entre les deux balises contradictoires de la nécessité morale de l'égalité et de son illusoire réalisation, chaque Etat essaie de naviguer au plus près, tenant compte des récifs conjugués de la contrainte sociale, du niveau culturel, des croyances ancrées, du seuil de pauvreté, de l'ancienneté des civilisations, du patrimoine de la nation.

Les efforts de chaque Etat sont - là encore - d'inégale valeur. Les doctrines divergent. Point tant sur les objectifs affichés que sur les moyens consacrés.

On n'a point ici la même notion de l'égalité que là.

Ce qui apparaît choquant dans le cadre de vieilles nations démocratiques habituées aux conquêtes, acquises, de la liberté mais souvent encore peu réceptives aux exigences de l'égalité, peut sembler presque naturel à des sociétés que le destin a fait moins progresser et qui se sont, de ce fait, depuis longtemps, habituées aux disparités de conditions qu'elles ont fini par considérer comme inévitables.

Alors que dans certains espaces géographiques du monde on a déjà bien cerné la notion d'égalité dans ses multiples prolongements et ses virtualités fécondes, la conceptualisation même du principe ne s'élabore que lentement dans d'autres. Ce qui explique le maintien, encore aujourd'hui, de différences assez fondamentales dans les approches législatives, notamment dans le monde francophone.

Reste que l'on se pose, malgré tout, partout, un peu, de semblables questions même si les attitudes législatives ou jurisprudentielles s'éloignent sur certains points les unes des autres.

Partie I

I - On notera - en premier lieu - qu'il est généralement admis que les libertés et les droits à défendre ne sont plus seulement ceux de citoyens abstraits, dressés seuls face à l'Etat mais ceux d'individus, socialement situés, confrontés aux dures nécessités de la vie moderne, aux aléas de la conjoncture économique, aux angoisses du chômage, aux dangers de l'exclusion, en un mot, à la perte de leur identité, au moment même où chaque nation doit s'efforcer, pour sa propre survie et son propre enrichissement, de cohabiter avec des pays de culture politique et juridique différente.

L'égalité de tous devant la loi a, certes, à l'évidence, permis de bâtir des démocraties où l'arbitraire était sinon vaincu, du moins dénoncé, où chacun a obtenu, à la suite d'âpres combats, le droit de participer à la vie de la cité, quels que soient son origine, sa fortune, son niveau culturel, son statut social. C'est aussi, à coup sûr, pour respecter cette indispensable et juste égalité que furent créées, dans certaines grandes démocraties, ces écoles publiques, républicaines, qui surent donner à beaucoup, au travers de générations successives favorisées, un enseignement objectif et neutre qui forgea l'âme des nations en y intégrant ceux qui, venant de l'étranger, leur faisaient apport de leurs inestimables dons.

Sans doute est-ce aussi en vertu de ce même principe d'égalité que furent mis en place ces « Etats-providence », dispensateurs attendus d'une efficace protection, égale pour tous, contre les affres de la maladie et les tourments du licenciement.

Mais qui peut affirmer que ce principe fondateur a jugulé les risques d'exclusion, fait reculer la marginalisation des jeunes en quête d'emploi, resserré un tissu social qui se délitait ?

II - Le débat sur l'inégalité n'en demeure pas moins dans nos pays, riches ou pauvres, vieux d'une longue existence ou nouveaux venus sur la scène mondiale, au centre de toutes les interrogations essentielles qui traversent toute société : l'école comme l'exclusion, l'immigration comme l'aménagement du territoire, la fiscalité comme la lutte contre le chômage, la considération comme l'amour partagé ... Même si, bien sûr, la conception de l'égalité n'est pas semblable dans les pays qui côtoient la richesse et dans ceux que menace encore la famine.

Mais quand la stricte application d'un principe en vient à soulever de telles difficultés en laissant place à de telles injustices, il peut s'avérer tentant de le rejeter en totalité parce qu'il serait devenu inadéquat, obsolète, dépassé ...

Ainsi, même s'ils camouflent leur pensée profonde derrière de vertueuses proclamations, nombreux restent encore les libéraux impénitents qui trouvent dans les contraintes - inévitables et spectaculaires - d'une compétition mondiale effrénée l'occasion de contester l'opportunité des règles égalitaires qu'ils n'ont jamais entièrement acceptées.

D'autres, bienheureusement, consentent à admettre, même temporairement, des entorses au principe d'égalité pour aider les plus défavorisés en substituant peut-être un peu témérairement pour certains, " l'égalité des chances « à »l'égalité des droits ".

La théorie classique de l'égalité des droits n'avait point pourtant prétendu produire l'égalité économique et sociale. Les hommes des « Lumières » n'étaient point assez naïfs pour croire que, bousculant les desseins impénétrables de Dieu, on pouvait établir une égalité complète par décret ! ...

Leur ambition était et reste toujours d'assurer l'égalité politique des citoyens car il n'y a pas de démocratie sans respect de l'égalité des droits et il ne saurait être question, pour nous, aujourd'hui, de limiter l'autorité de ce principe constitutionnel dans nos Etats de droit. Qu'au moins le droit n'aggrave pas - mais au contraire compense - les inégalités structurelles et fondamentales de la nature !

Trop d'inégalités sociales spectaculaires rendent néanmoins encore illusoire l'égalité des droits.

Ne faudrait-il donc pas accepter certaines inégalités des droits dès lors qu'elles feraient disparaître certaines inégalités des chances ?

III - Ainsi le principe fondateur apparaît-il à beaucoup comme devant être impérativement conservé car il constitue le meilleur rempart contre l'arbitraire - que celui-ci émane du pouvoir politique, de l'administration, des états-majors de l'économie voire de l'environnement communautaire -. Mais il n'atteindra vraiment son but que s'il enraye l'aggravation des inégalités actuelles par une nécessaire différenciation des droits.

Difficile conciliation entre la reconnaissance de toutes les aspirations à la diversité et au pluralisme, la garantie du développement des libertés individuelles et collectives et la réduction des inégalités les plus choquantes !

Conciliation d'autant plus délicate qu'aucune des trois exigences ne saurait être sacrifiée en quoi que ce soit aux deux autres.

Or peut-on dire qu'aujourd'hui la liberté soit considérée encore, dans nos sociétés modernes, comme une dimension essentielle de l'aventure humaine ? Mettons-nous, sinon en paroles ou en textes, la liberté au-dessus de tout ? L'appareil juridique supplée souvent ici l'absence d'esprit public.

Tout se passe comme si, peu sûrs de notre fidélité à la liberté et craignant les conséquences néfastes de nos imprévisibles emballements, nous voulions nous garder de nos vieux démons de la contestation et de la division en nous bardant de textes qui seraient -pensons-nous - autant d'obstacles à des séductions autoritaires. Ainsi se protégerait-on fallacieusement par le droit contre les faiblesses et les démissions de la volonté.

Est-ce à dire qu'à la liberté, les démocraties d'aujourd'hui préféreraient l'égalité ? « Je ne suis pas fasciné par l'égalité absolue » disait récemment un homme politique. « Le seul remède à la douleur, à la misère, au désespoir, ce n'est pas l'égalité mais la justice, première des libertés ». Il est certain que pour l'égalité devant la loi l'esprit public existe. Les injustices, nées d'inégalités fondamentales, y sont plus cruellement ressenties. On les supporte finalement moins bien que les atteintes aux libertés. Sans doute parce que les inégalités subies sont « personnalisées » ou frappent de petits groupes alors que les atteintes aux libertés visent le plus grand nombre ...

Mais ici c'est l'appareil juridique qui fait défaut. D'où l'impuissance à dominer, dans les sociétés qui se concentrent sur l'égoïsme du profit, la conjonction des intérêts, c'est-à-dire à contenir l'impérialisme des puissances économiques et, en fin de compte, à protéger la liberté des faibles.

Le principe d'égalité constitue à l'évidence l'un des principaux foyers de tension de nos sociétés contemporaines.

Tension entre le législateur et le juge. Tension entre la politique et le droit.

Il n'est point étonnant que, de ce fait, l'application d'un tel principe se trouve être l'une de celles qui suscitent le plus fréquemment les accusations simultanées ou successives d'activisme judiciaire ou de gouvernement des juges, ou, au contraire, d'abdication du juge face à l'arbitraire du législateur.

A la fois éminemment désirable et insaisissable, louée donc et recherchée par tous, l'égalité demeure, selon la belle expression du Doyen Georges VEDEL, une « intuition contradictoire et énigmatique ».

Proclamée il y a deux siècles à la face du monde mais dépourvue de toute sanction juridictionnelle, l'égalité est demeurée longtemps une belle, mais simple promesse. Espérance apaisante apportée aux foules misérables tâtonnant dans le doute, la précarité et le désarroi ...

Elle n'a pris quelque réalité que lorsqu'un peu partout les juridictions se sont mises à commencer à en imposer le respect aux pouvoirs publics, puis lorsque les cours constitutionnelles se sont servies de ce principe comme norme de référence avant d'en faire, pour certains, l'un de leurs principes fondamentaux, parce que la loi, étant à la fois choix et commandement, est nécessairement discriminatoire et qu'il faut donc la contrôler minutieusement et parce que l'opinion publique, sourcilleuse, fait partout son bonheur de l'excitante comparaison entre ce que l'un a et ce que l'autre n'a pas !

Mais chaque Cour constitutionnelle, dans sa difficile approche d'un principe si multiple, a rencontré les dangers des mêmes confusions et des mêmes distinctions.

Confusion toujours possible entre des notions voisines, aux dispositions complexes, comme : la justice, l'équité, l'indivisibilité, la proportionnalité, mais aussi la non-discrimination, l'uniformité, l'identité, la dignité de la personne humaine.

Distinctions délicates mais indispensables aussi à opérer entre l'égalité formelle et l'égalité réelle, l'égalité devant la loi et l'égalité dans la loi, l'égalité des chances et l'égalité des résultats ; l'égalité civile et l'égalité sociale ...

Partie II

Toutes ces grandes interrogations assaillent nos peuples en recherche. Mais elles ne reçoivent pas partout les mêmes réponses.

Les Etats ne reconnaissent pas la même valeur juridique au principe d'égalité et les Cours constitutionnelles n'admettent point, toutes, dans les mêmes conditions, les inégalités législatives de traitement. On ajoutera que l'égalité n'est pas toujours la même pour tous et, suivant la formule ironique et désabusée, souvent rapportée, que certains resteront encore longtemps plus égaux que d'autres ...

I - Le principe d'égalité est présent dans tous les textes constitutionnels des pays de notre zone. Il apparaît fréquemment dans plusieurs dispositions au sein d'une même Constitution nationale. Dans plusieurs pays comme, par exemple, la Côte d'Ivoire, le Gabon ou le Sénégal, le principe d'égalité est appliqué en droit interne sur le fondement de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen du 26 août 1789. Le texte majeur de la Révolution française est, en effet, inséré au sein du « bloc de constitutionnalité » de ces pays.

Les textes constitutionnels relatifs à l'égalité des pays francophones prévoient en général une liste de discriminations expressément interdites (ou de « classifications suspectes » selon la terminologie nord-américaine). Les distinctions auxquelles le législateur ne peut en aucun cas procéder sont celles fondées, notamment, sur la race, l'origine, la religion, la naissance, la fortune. Dans certains ordres juridiques nationaux, sont également interdites les différenciations se référant à l'appartenance à une ethnie ou une caste particulière. C'est le cas de plusieurs Constitutions africaines, comme celle du Burkina-Faso, par exemple. Ceci étant, la liste des discriminations expressément interdites n'est généralement pas comprise comme étant exhaustive.

L'abondance de textes constitutionnels relatifs à l'égalité dans les différents ordres juridiques internes permet de comprendre pourquoi ce principe est si souvent invoqué par les requérants. Son invocation est, en effet, quasi-systématique dans la plupart des pays participants. Ainsi, en Egypte, le principe d'égalité est invoqué dans les trois-quarts des requêtes adressées à la Cour suprême constitutionnelle.

Ce souci commun de faire respecter le principe d'égalité au plus haut niveau de la hiérarchie des normes constitue certainement un progrès important. En effet, le principe d'égalité joue un rôle majeur dans l'évolution démocratique de certains Etats. L'application du principe d'égalité conduit ainsi à en imposer le respect dans l'accès des différents partis politiques aux médias, comme l'a jugé la Cour constitutionnelle gabonaise dans un arrêt du 28 février 1992. Dans cette décision importante, la Cour constitutionnelle gabonaise a imposé le principe de l'égalité dans l'attribution du temps d'antenne aux partis politiques reconnus.

Cette décision a été suivie de plusieurs autres, fondées respectivement sur le respect du principe de l'égalité devant le suffrage (28 février 1992), de l'égalité entre les citoyens devant la justice (15 septembre 1994), de l'égalité de traitement des candidats à une élection (3 décembre 1993). De même, le principe d'égalité impose un traitement égal des candidats comme l'a affirmé le Conseil constitutionnel marocain dans deux décisions marquantes intervenues en décembre 1995.

Le fait de reporter de 18h à 20h, dans une partie seulement d'une circonscription électorale, la fermeture des bureaux de vote constitue, pour le Conseil marocain, une rupture de l'égalité dans la mesure où cette décision a permis à certains électeurs géographiquement situés de voter, alors qu'ailleurs d'autres ne le pouvaient pas.

Or vu, en l'espèce, le faible écart de voix entre le candidat élu et le candidat - battu - arrivé immédiatement après lui, comme le nombre des bureaux de vote exclus du report de l'heure de fermeture, la rupture de l'égalité avait pu influer sur les résultats du scrutin.

Le Conseil constitutionnel marocain a donc annulé l'élection contestée.

Dans sa seconde décision, la Haute juridiction marocaine a censuré une disposition du règlement de la Chambre des Représentants qui, en réservant à un seul député par groupe parlementaire, le droit de participer au débat auquel donnent lieu les questions orales, privait les députés non-inscrits d'un droit dont leurs collègues jouissaient par l'intermédiaire du porte-parole de leur groupe, ce qui portait atteinte à l'égalité établie par la Constitution entre tous les représentants. Le principe d'égalité constitue donc bien un solide " pilier de l'Etat de droit ".

Mais le principe d'égalité constitue-t-il pour autant un droit fondamental plus exigeant que les autres, voire qui primerait sur les autres normes constitutionnelles ? La réponse à cette question n'est pas simple car elle soulève des problèmes théoriques considérables. Les positions sont, de ce fait, très diverses. On peut tenter néanmoins une certaine « catégorisation » des Etats.

  • Dans certains pays, comme la Bulgarie ou la Roumanie, c'est la Constitution elle-même qui résout la difficulté en prévoyant l'intangibilité des droits fondamentaux. Ainsi, l'article 148, alinéa 2, de la Constitution roumaine dispose-t-il que : « ne peut être réalisée aucune révision qui aurait pour résultat la suppression des droits fondamentaux et des libertés fondamentales des citoyens ou de leurs garanties ». Autrement dit, même le pouvoir constituant dérivé ne peut porter atteinte aux droits fondamentaux, parmi lesquels figure le principe d'égalité. En ce sens, le principe d'égalité est placé, par le constituant originaire, à un niveau supérieur à la Constitution.

  • Dans d'autres pays, ce sont des textes internationaux, incorporés à l'ordre juridique interne, qui placent l'exigence d'égalité au-dessus de la Constitution. Ainsi, plusieurs pays africains comme, par exemple, la République Centrafricaine, le Sénégal, le Rwanda, le Burkina-Faso ont intégré dans leur droit la Déclaration universelle des droits de l'Homme du 10 décembre 1948 et les pactes subséquents, ainsi que la Charte africaine des droits de l'Homme et des peuples du 27 juin 1981. Ces différents textes contenant une exigence très forte d'égalité et s'imposant à la Constitution, il apparaît que, dans ces pays, l'égalité est une norme supra-constitutionnelle. La même remarque vaut pour le Royaume du Maroc en raison de son adhésion à diverses conventions sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale du 18 septembre 1970 ou la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes du 21 juin 1993.

  • Mais, dans d'autres pays, la situation est plus complexe et il n'y a pas de réponse tranchée. Ainsi, en Belgique, même si le principe d'égalité, en raison de la limitation de la compétence de la Cour d'arbitrage, occupe une place prépondérante dans sa jurisprudence, la Cour constitutionnelle n'a pas consacré la valeur supra-constitutionnelle du principe d'égalité. En Suisse, la question reste aussi en suspens puisque, s'il n'existe pas en principe de hiérarchie entre les diverses dispositions constitutionnelles, dans une décision de 1990, le Tribunal fédéral a fait prévaloir le principe d'égalité entre hommes et femmes sur l'article 74, alinéa 4, relatif au droit cantonal en matière d'élection afin d'imposer le suffrage féminin dans le dernier canton où celui-ci n'existait pas encore.

En France, le Conseil constitutionnel n'a jamais explicitement qualifié le principe d'égalité de « droit fondamental » comme il a eu l'occasion de le faire, par exemple, pour la liberté de communication des pensées et des opinions ou pour le droit d'asile et les droits de la défense.

Sans doute constitue-t-il pour lui une sorte de " principe carrefour ", de " droit-tuteur " qui vient épauler, quand il le faut, droits ou libertés reconnus.

Mais il ne saurait d'aucune façon prévaloir sur d'autres normes à valeur constitutionnelle car il n'existe pas, en droit français, de hiérarchie interne entre de telles normes.

En résumé, si la quasi-totalité des pays francophones accordent, sous les formes qui leur sont propres et avec une terminologie librement choisie par eux, une valeur constitutionnelle au principe d'égalité, peu nombreux restent ceux qui franchissent le seuil de la supra-constitutionnalité. Une telle attitude n'est pas propre à la question précise de l'égalité. Elle pose tout le problème de la valeur - plus ou moins solennelle - qu'il convient d'accorder à des principes jugés essentiels.

Mais comment, dans un Etat de droit qui repose précisément sur le respect par tous de la norme constitutionnelle, concevoir, autrement qu'à titre purement spéculatif, qu'un principe - si fondamental soit-il - pût un jour s'imposer - mais à l'initiative et sous le contrôle de qui ? - au peuple souverain, que celui-ci se manifeste dans l'exercice de son pouvoir constituant originaire ou dans celui de son pouvoir dérivé ?

Cette absence de cohérence unanime au sein des pays francophones se retrouve-t-elle dans la reconnaissance puis l'appréciation, malgré l'existence unanimement admise et consacrée du principe d'égalité, d'inégalités incontournables ?

II -. Les Cours constitutionnelles ayant en partage l'usage du français admettent toutes que le principe d'égalité n'est pas absolu. Elles considèrent donc que le législateur peut procéder à certaines différenciations de traitement, notamment si celles-ci sont fondées sur l'existence de différences de situation ou sur des raisons d'intérêt général. C'est le cas, entre autres, du Conseil constitutionnel mauritanien.

Le Conseil constitutionnel mauritanien « peut » en effet admettre certaines inégalités de droit exprimées dans certains domaines comme dans le droit pénal ou le statut personnel. Dans ce dernier cas, il s'agit essentiellement - et on le comprendra compte-tenu des traditions des coutumes et d'un passé remontant à des sources religieuses et idéologiques lointaines - de règles touchant au statut et à la condition de la femme et inspirées très évidemment du droit musulman originel : divorce, successions, autorité parentale ...

Le Conseil constitutionnel français, pour sa part, a toujours admis, l'existence de différences de traitement. Sa jurisprudence est, sur ce point, éclairante.

Dans une décision du 17 janvier 1979 « Conseil des prud'hommes », il estimait que " le principe d'égalité ne fait pas obstacle à ce qu'une loi établisse des règles non identiques à l'égard de personnes se trouvant dans des situations différentes. Il n'en est ainsi que lorsque cette non-identité est justifiée par la différence de situations et n'est pas incompatible avec la finalité de cette loi.

Le 12 juillet de la même année, il déclarera d'une façon plus générale encore, dans une décision « Ponts à péage » que « si le principe d'égalité devant la loi implique qu'à situations égales il soit fait application de solutions semblables, il n'en résulte pas que des solutions différentes ne puissent faire l'objet de situations différentes ».

Enfin, dans une décision du 16 janvier 1986 « Cumul emploi-retraite » le Conseil constitutionnel français posera nettement encore que, si le principe d'égalité interdit qu'à des situations semblables soient appliquées des règles différentes, il ne fait nullement obstacle à ce que, en fonction des objectifs poursuivis, à des situations différentes soient appliquées des règles différentes ".

Le Conseil d'Etat, dans un arrêt Sté BAXTER et autres du 28 mars 1997 considère, quant à lui, que le principe d'égalité n'implique pas davantage que des entreprises se trouvant dans des situations différentes doivent être soumises nécessairement à des régimes différents.

Mais - on l'a vu - certaines discriminations, et cela est valable pour de nombreuses Cours, ne sauraient en toute hypothèse être tolérées : celles qui seraient fondées sur le critère de l'origine, sur celui de la race (mais a-t-on pu jamais donner une définition de celle-ci ?), sur celui de la religion, sur celui du sexe.

Le juge constitutionnel se doit, dans ce domaine, d'être à la fois sévère et circonspect.

Sévère dans le refus sans compromission de ces discriminations abjectes, mais d'une grande circonspection dans l'appel à des notions dont les contours sont malaisés.

Le Conseil constitutionnel français n'a, par exemple, jamais fait la moindre allusion à la laïcité dans sa décision sur la loi Falloux ni au sexe dans sa décision du 19 décembre 1980 « Répression du viol » ou dans sa décision sur « les quotas par sexes » du 18 novembre 1982.

On notera avec intérêt que, dans la plupart des jurisprudences constitutionnelles des pays participants, on trouve l'idée que, dans le but de ménager le pouvoir d'appréciation discrétionnaire du législateur, la Cour ne peut censurer que les discriminations arbitraires. C'est pourquoi le contrôle du respect du principe d'égalité fait largement appel à la notion de « em>raisonnable » ou de proportionnalité. Ainsi, en Belgique, l'appréciation du caractère raisonnable de la mesure intervient à deux moments du raisonnement du juge :

  • lors du contrôle de la justification de la différence de traitement ;

  • et, lors du contrôle de la proportionnalité entre la différenciation de traitement et l'objectif poursuivi.

« Le respect du principe de proportionnalité forme » pour le juge belge le noeud du débat de constitutionnalité devant la Cour d'arbitrage ".

. L'exigence d'un rapport de proportionnalité suffisant entre la différence de traitement et le but poursuivi par le législateur est aussi présente dans la jurisprudence canadienne ou suisse. La situation canadienne est particulièrement intéressante à analyser un peu en détail ici car la Cour Suprême y a mené une étude très fine sur ce point et sa démarche est complète et méthodique.

On rappellera, en premier lieu, que l'article 15 de la Charte canadienne ne protège pas l'égalité de façon absolue, c'est-à-dire que des situations différentes peuvent - en toute légitimité - exiger des traitements différents.

Par exemple, dans la décision Weatherall c. Canada [(1993) 2 R.C.S. 872], la Cour a souligné qu'il n'est pas nécessaire, pour se conformer à la norme constitutionnelle d'égalité, que les gardiens de sexe féminin surveillant des détenus de sexe masculin soient soumis aux mêmes interdictions que celles imposées aux gardiens de sexe masculin surveillant des détenus de sexe féminin et cela, en raison des différences biologiques, sociologiques et historiques entre les hommes et les femmes.

En outre, l'application du critère de la « situation analogue », selon lequel des personnes dans des situations similaires doivent être traitées de manière similaire pour ne pas contrevenir à la norme d'égalité, a été rejetée par la Cour suprême dans l'arrêt Andrews c. Law Society of British Colombia, [(1989) 1. R.C.S. 143]. En effet, pris au pied de la lettre, ce critère devient trop rigide, puisqu'il permet de sauvegarder une loi discriminatoire pour la simple raison que celle-ci s'applique également à toute personne dans une situation similaire. Il faut plutôt entreprendre une analyse souple qui tienne compte « du contenu de la loi, de son objet et de son effet sur ceux qu'elle vise, de même que sur ceux qu'elle exclut de son champ d'application ».

Par ailleurs, la Cour suprême a reconnu que l'égalité « est un concept comparatif dont la matérialisation ne peut être atteinte ou perçue que par comparaison avec la situation des autres dans le contexte socio-politique où la question est soulevée ».

Pour cerner une discrimination, il y a lieu de se demander si un désavantage est imposé à un groupe en raison de caractéristiques personnelles non pertinentes. Cette analyse a pour cadre l'objectif général de la garantie d'égalité de l'article 15 de la Charte qui est d'empêcher la violation de la dignité humaine par l'application stéréotypée de présumées caractéristiques de groupe. La Cour a souligné à plusieurs reprises qu'il est important de procéder à une analyse qui tienne compte, non seulement de la loi contestée, mais également du contexte.

La discrimination peut être soit directe, lorsque la loi, la règle ou la pratique établit à première vue une discrimination, soit indirecte, lorsque la loi, la règle ou la pratique paraît neutre dans son énonciation mais produit des effets discriminatoires. Il n'est donc pas nécessaire qu'il y ait eu intention de discriminer pour qu'une loi soit qualifiée de discriminatoire.

Le premier élément à démontrer pour conclure qu'il y a discrimination est que la distinction entraîne un effet désavantageux (préjudiciable). Si la loi crée une inégalité mais n'entraîne pas de désavantage envers le groupe visé, cette loi ne pourra être qualifiée de discriminatoire. La décision Thibaudeau c. Canada [(1995) 2 R.C.S. 627] illustre bien ce cas. Dans cette affaire, Madame Thibaudeau avait contesté la constitutionnalité de l'article 56 de la Loi de l'impôt sur le revenu, en invoquant l'article 15 de la Charte. L'article 56 impose un régime d'inclusion/déduction des pensions alimentaires payées par l'un des parents à l'autre dans le but de subvenir aux besoins des enfants ; le parent non-gardien déduit de son revenu imposable la pension alimentaire qu'il paie pour subvenir aux besoins de son ou ses enfants et le parent gardien inclut cette pension dans le sien. La règle générale pour les parents faisant vie commune est plutôt d'imposer les revenus des parents servant aux besoins des enfants directement entre les mains du parent qui gagne le revenu. La Cour est arrivée à la conclusion que l'article 56 L.I.R. crée une inégalité puisqu'il traite différemment les parents séparés ou divorcés des parents faisant vie commune. Toutefois, la majorité de la Cour a décidé que cette inégalité n'était pas discriminatoire, puisqu'elle n'imposait pas un préjudice aux parents séparés ou divorcés. En effet, selon la majorité, le fait d'imposer le parent qui dispose de l'argent n'est pas une mesure préjudiciable en soi. De plus, le mécanisme d'inclusion/déduction favorise, de façon générale, les membres du groupe de conjoints séparés ou divorcés, puisque la majorité des parents gardiens, qui reçoivent la pension alimentaire pour les enfants et l'incluent dans leur revenu, est assujettie à un taux marginal d'imposition inférieur à celui des parents qui versent la pension. En outre, les principes de droit de la famille sont intégrés par renvoi aux règles de droit fiscal. L'impact fiscal figure donc parmi les éléments pris en considération lors de la détermination de la pension alimentaire, ce qui profite à l'enfant. Ainsi bien que le régime d'inclusion/déduction n'avantage pas également tous les membres du groupe des conjoints séparés ou divorcés, il ne constitue pas pour autant un désavantage lorsqu'il est considéré dans une perspective plus globale. Par conséquent, la majorité de la Cour a conclu que l'article 56 L.I.R. ne contrevenait pas à l'article 15 de la Charte.

Le deuxième élément à considérer est celui de la distinction fondée sur une caractéristique personnelle non pertinente. L'article 15 de la Charte dresse une liste de motifs qui, lorsqu'ils sous-tendent une distinction, sont généralement non pertinents et entraînent une discrimination. Cette liste n'est pas exhaustive. Selon la Cour, pour qu'une distinction soit discriminatoire, elle doit être fondée sur un motif énuméré ou un motif analogue aux motifs énumérés. Autrement dit, une distinction qui ne repose pas sur un motif énuméré ou analogue ne saurait être qualifiée de discriminatoire. Cependant, les distinctions fondées sur un motif énuméré ou analogue ne seront pas nécessairement toutes discriminatoires. D'une part, les effets de cette distinction peuvent ne pas entraîner de désavantage et, d'autre part, cette distinction peut être pertinente compte tenu du contexte analysé. Par exemple, dans l'arrêt R. c. Hess, [(1990) 2 R.C.S. 905] la Cour suprême a conclu qu'un article du Code criminel, interdisant le fait pour un homme d'avoir des rapports sexuels avec une femme de moins de quatorze ans, n'était pas discriminatoire. La Cour en est arrivée à cette conclusion par une analyse contextuelle qui a tenu compte du fait que, biologiquement, seul un homme pouvait commettre cette infraction. Ainsi, une distinction fondée sur un motif énuméré, soit le sexe, mais qui est pertinente en raison d'une réalité biologique, n'est pas discriminatoire !

Les motifs énumérés et analogues sont des caractéristiques personnelles stéréotypées propres à un groupe. Une distinction fondée sur des caractéristiques qui ne sont qu'individuelles ne pourront conduire à la conclusion qu'il y a discrimination. " L'appartenance à un groupe est une condition essentielle tandis que les particularités non liées à l'appartenance à un groupe n'entraînent pas de discrimination.

C'est dans l'arrêt R. c. Oakes que la Cour suprême canadienne a établi la grille d'analyse permettant de déterminer si une violation d'un droit ou d'une liberté garanti par la Charte est justifiée. La première étape de cette analyse est de déterminer si l'objectif visé par la règle de droit qui restreint la norme d'égalité est suffisamment important pour justifier cette restriction.

Cette première étape est suivie d'une analyse de proportionnalité qui vise entre autres à soupeser les intérêts de la société par rapport à ceux des particuliers et des groupes. Cette étape est divisée en trois volets. Le premier recherche le lien rationnel entre l'objectif poursuivi par le législateur et la distinction discriminatoire créée par la règle de droit. Le deuxième vérifie si la règle de droit contestée porte la moindre atteinte possible à la norme d'égalité. Le troisième examine si les effets de la discrimination sont proportionnels à l'objectif poursuivi par la règle de droit. Au cours des années, la Cour a affiné les deuxième et troisième volets de cette analyse.

En ce qui concerne le deuxième volet, l'atteinte minimale, la Cour suprême a distingué deux situations : les cas où l'Etat est en position d'autorité face aux individus et les cas où l'Etat joue un rôle d'arbitre entre les intérêts des différents groupes de la société sur des questions sociales ou économiques. La première situation a généralement lieu lorsque des droits judiciaires sont en jeu. Ces droits sont beaucoup plus circonscrits au sein de la Charte et relèvent particulièrement de l'expertise des cours de justice. La Cour peut donc plus aisément vérifier si la règle de droit restreignant un droit judiciaire est celle qui porte le moins atteinte à ce droit. La deuxième situation vise plutôt des choix sociaux que doit faire l'Etat. Il est important que les organismes politiques et législatifs jouissent d'une certaine latitude pour faire ces choix. En effet, dans ces situations, il y a généralement plusieurs solutions acceptables. Le rôle du judiciaire est alors de veiller à ce que la norme législative soit raisonnablement conforme aux normes constitutionnelles.

Le troisième volet, la proportionnalité des effets de l'atteinte au droit par rapport à l'objectif de la loi, a été précisé par la Cour dans l'arrêt Dagenais c. Société Radio-Canada [(1994) 3 R.C.S. 835]. Dans cette affaire, la Cour a décidé qu'il fallait, non seulement, qu'il y ait proportionnalité entre les effets préjudiciables du moyen employé et les objectifs de la loi, mais également entre les effets préjudiciables et les effets bénéfiques de ce moyen.

De son côté, le tribunal fédéral helvétique admet, de la même manière, que la loi consacre certaines inégalités pour autant qu'elles entretiennent un rapport raisonnable avec les faits à réglementer. Ce critère englobe l'existence d'un intérêt public prépondérant et le respect de la proportionnalité dont la sauvegarde constitue en soi un impératif constitutionnel.

. Cette modalité de contrôle induit généralement un contrôle de l'erreur manifeste d'appréciation qui vise à préserver le pouvoir d'appréciation du législateur en ne censurant que les inégalités manifestes. C'est ce qu'a jugé, par exemple, la chambre constitutionnelle de la Cour suprême de l'Ile Maurice.

Pour elle, il y a ou il doit y avoir, d'une façon générale, un rapport de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par l'auteur de la norme. La Cour a donc été amenée à pratiquer le contrôle de l'erreur manifeste d'appréciation, notamment dans l'affaire PANJANADUM v. PRIME MINISTER [(1995) S.C.J. n° 248] où une décision de l'exécutif a été jugée non-conforme à la Constitution.

A plusieurs reprises, la Cour suprême mauricienne s'est prononcée sur des questions illustrant le principe d'égalité. Dans le domaine de l'éducation, par exemple (arrêt POINTU de 1995) ou en matière électorale ...

S'agissant, par exemple, du droit d'un citoyen de se porter candidat aux élections législatives, la Cour a estimé qu'imposer le dépôt d'une caution importante enfreindrait le principe d'égalité et limiterait le choix d'une personne de se porter candidat en raison de sa situation personnelle de fortune.

De même, le Conseil constitutionnel libanais a considéré, dans une décision fort intéressante du 7 août 1996 qu'il devait être procédé aux opérations de découpage électoral en fonction de « critères démographiques » et en excluant l'arbitraire. Plusieurs considérants de cette décision doivent être cités ici :

" Considérant que l'élection constitue l'expression démocratique de cette souveraineté ; qu'elle ne peut être démocratique que si sa réglementation est conforme aux principes de la Constitution, notamment au principe d'égalité de tous les citoyens devant la loi ;

Considérant que la loi est la manifestation d'une volonté générale qui s'exprime à la Chambre des députés ; qu'elle ne revêt ce caractère que si elle s'accorde avec les principes généraux de la Constitution ; qu'elle doit être ainsi uniforme, la même pour tous les citoyens ; que cette uniformité dans le domaine de la loi électorale se réalise par une égalité établie entre tous les suffrages des citoyens, de manière à ce que chaque suffrage ait la même force électorale dans les différentes circonscriptions ;

Que la crédibilité d'un système électoral se fonde aussi sur le découpage des diverses circonscriptions électorales qui doit garantir à son tour une égalité de représentation.

Qu'il est considéré à juste titre que tout découpage doit être opéré sur des bases essentiellement démographiques pour être représentatif d'un territoire et de ses habitants ".

« Considérant que le critère démographique dans le découpage des circonscriptions électorales n'est cependant pas rigide et absolu, qu'il appartient au législateur de lui apporter des atténuations lorsqu'il doit tenir compte de circonstances exceptionnelles ; que cependant ces atténuations qui touchent le principe d'égalité ne sauraient être admises que si elles s'inspirent d'impératifs précis d'intérêt général et s'appliquent dans des limites étroites ... »

III - Mais le législateur peut-il créer ce qu'il est convenu d'appeler des " discriminations positives "? Dans certains cas, c'est la Constitution elle-même qui résout la difficulté. Ainsi, l'article 19 de la Constitution du Niger prévoit-il que « l'Etat veille à l'égalité des chances des personnes handicapées en vue de leur promotion ou de leur réinsertion sociale ». Ce texte crée donc une habilitation constitutionnelle à réaliser des discriminations positives au profit des handicapés. Dans la plupart des cas cependant la Constitution reste muette sur la possibilité d'établir des discriminations positives. C'est donc au juge constitutionnel qu'il reviendra de fixer les critères de validité de telles différenciations de traitement. Il semble que, d'une manière générale, les discriminations positives soient admissibles si elles ne conduisent pas à créer des discriminations expressément interdites par la Constitution. La Cour d'arbitrage belge va plus loin dans la précision puisqu'elle a jugé dans un arrêt de 1994 que ces discriminations sont envisageables si elles répondent à une inégalité manifeste, si elles sont temporaires et si elles n'entraînent pas une restriction inutile des droits d'autrui.

En France , en dehors du domaine électoral et peut être de quelques autres cas qui mettent également en jeu l'exercice de droits fondamentaux aussi importants que le droit de suffrage, la pratique des discriminations positives peut parfaitement être admise par le Conseil constitutionnel, en fonction du sexe, de l'âge, de l'existence d'un handicap, de la localisation géographique sur le territoire national (Alsace-Lorraine, Corse, Départements et Territoires d'Outre-mer).

Le Conseil constitutionnel a d'ailleurs déjà admis la constitutionnalité de discriminations positives notamment dans le domaine de la fonction publique (D.C. 14 janvier 1983 " Troisième voie d'accès à l'ENA) ou dans le domaine économique et social (avantages fiscaux pour inciter à la création de secteurs d'activité concourant à l'intérêt général, faveurs diverses aux personnes âgées ...).

On se trouve là très près d'une conception " équitable de l'égalité ", finalement largement répandue, qui aboutit, pour prendre quelques exemples, à l'égalité du droit à recevoir une instruction égale pour tous, à la multiplication des efforts en direction des enfants issus des milieux défavorisés, ou des banlieues à risques, à la création de zones d'éducation prioritaire ...

Mais le fait que ne soient pas permises les différenciations de traitement, même positives, qui portent atteinte, par exemple, à l'origine, la race, la religion ou le sexe constitue une caractéristique commune aux jurisprudences nationales des différents pays francophones. Ainsi, la juridiction constitutionnelle béninoise, dans une décision de 1991, a jugé contraire à la Constitution le règlement de l'Assemblée nationale qui visait, en fait, à instaurer une discrimination positive favorable aux femmes en prévoyant que : « la première séance de l'Assemblée nationale est présidée par le doyen d'âge assisté du plus jeune député de chaque sexe. ». De même, le tribunal fédéral suisse a-t-il considéré, dans une décision de 1990, que la disposition visant à imposer au sein des autorités du canton une proportion de femmes égale à leur proportion dans la population (51 %) avait supprimé la marge de manoeuvre dont doit disposer le législateur. Le Tribunal fédéral a donc implicitement mais sincèrement exclu la possibilité de réaliser de telles différenciations.

Le problème de l'« égalité équitable » n'épargne aucun pays. Tous sont interpellés.

Le Professeur Michel ROSENFELD, Vice-Président de l'Association de droit constitutionnel des Etats-Unis et de l'Association internationale de droit constitutionnel a, dans une thèse remarquée de doctorat de philosophie soutenue à l' Université COLUMBIA de New York et consacrée à l'« affirmative action » (doctrine volontariste en vogue dans les années 1960-1970) prôné une « discrimination positive » en faveur des minorités (« quotas » de Noirs dans les Universités ").

Ce principe de l'« affirmative action » consiste, ni plus ni moins, à redresser une situation déséquilibrée.

Mais on notera qu'en Novembre 1996, un référendum organisé en Californie a précisément aboli cette « affirmative action » présentée comme une « discrimination à rebours ». Malgré les résultats d'un tel référendum, l'Université de Californie n'en continue pas moins à appliquer les règles de l'« affirmative action » conformément d'ailleurs, la chose est assez piquante, à la décision d'un juge fédéral ...

Il résulte des principales jurisprudences constitutionnelles rappelées ci-dessus que, dans de nombreux pays, aujourd'hui, égalité et équité apparaissent de plus en plus complémentaires. L'une ne saurait aller sans l'autre. L'impératif de la première doit se nuancer des exigences de la seconde. Tout principe appliqué trop absolument risque en effet d'aller à l'encontre des objectifs qu'il se propose d'atteindre. L'égalité rigoureuse entraîne souvent des effets secondaires injustes que le législateur se doit de prendre en compte en tentant de les limiter. On ne traite pas équitablement dans le contexte recherché d'une égalité trop stricte ...

La diversité de la condition humaine postule, pour la solution multiple de ses complexes problèmes, des solutions adaptées, nuancées, mûries, fraternelles.

Toute discrimination n'est point, par essence, pernicieuse. Elle peut se trouver, au contraire, grosse d'un avenir plus juste et mieux vécu.

Seules devraient être bannies à jamais de la vie des sociétés démocratiques les différenciations que certains persistent à vouloir maintenir sur la base de l'origine, de la race, de la religion, du sexe.

Il est réconfortant de constater que, sur ce refus de certaines discriminations inacceptables, la quasi-unanimité des pays francophones affichent un accord absolu.

IV - Reste à se demander si ce principe d'égalité est revendiqué partout comme devant s'appliquer à tous les citoyens d'un Etat, voire même à tous ceux - citoyens ou non - qui vivent sur son territoire.

Le problème s'élargit encore si l'on envisage également le cas des personnes morales, voire celui des personnes à naître.

D'une manière générale, le principe d'égalité paraît constituer une norme ayant une « portée transversale ». Il s'impose en effet d'abord à toute activité publique quelqu'en soit l'objet.

Mais le respect de ce principe ne s'impose pas seulement aux pouvoirs publics. Il peut et doit aussi créer des obligations à l'égard des personnes privées. C'est en tout cas ce qu'a déjà jugé la Haute Cour constitutionnelle de Madagascar qui considère que la Constitution attribue non seulement des droits mais aussi des obligations aussi bien aux pouvoirs publics qu'aux individus.

  • Cependant si, de manière à peu près constante, les Etats appliquent le principe d'égalité aux personnes physiques qui possèdent la nationalité du pays, il y a des divergences quant aux personnes morales.

Il paraît, par exemple, exclu au Canada que les personnes morales puissent invoquer le principe d'égalité. Le Conseil constitutionnel français, lui, l'admet. Le principe d'égalité n'est, dans son esprit, pas moins applicable entre personnes physiques que morales (qu'il s'agisse, pour ces dernières, d'associations, de sociétés, de fondations, de collectivités territoriales, d'établissements publics ...). L'argument avancé étant que les personnes morales se trouvant constituées de groupements de personnes physiques, la méconnaissance du principe d'égalité entre celles-là équivaudrait nécessairement à une méconnaissance de l'égalité entre celles-ci.

  • Le problème des étrangers est plus complexe.

Si, dans certains Etats, les cours constitutionnelles admettent que les étrangers ont le droit de bénéficier des libertés et droits fondamentaux reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire et qu'ils ont un droit à l'égalité des droits, d'aucuns hésitent à aller jusqu'à une assimilation complète des étrangers et des nationaux .

Certains Etats francophones - notamment les grands pays d'immigration - vont pourtant jusqu'à reconnaître aux étrangers un droit à l'égalité en matière de prestations sociales, voire même un véritable droit à l'égalité de l'ensemble des droits.

Le Conseil constitutionnel français n'hésite même pas à dire qu'aucune disposition, ni aucun principe de valeur constitutionnelle ne fait obstacle à ce qu'une loi française accorde des droits à des personnes physiques ou morales étrangères, alors même que l'Etat dont elles dépendent ne donnerait pas les mêmes droits à des personnes de nationalité française.

Mais il y aura toujours des limites à une assimilation pleine et entière dès l'instant qu'il ne saurait être question d'accorder à l'étranger, ni un droit à l'accès au territoire et au séjour, ni un droit à ne pas être éloigné éventuellement du territoire mais dans des cas bien précisés et avec des garanties effectives, ni un droit de participer à la détermination de l'expression de la volonté politique.

A l'évidence existera encore longtemps, un peu partout, une « présomption » de différence de situation qui fera que l'égalité restera souvent théorique, le principe d'égalité ne jouant vraiment que dans des situations essentiellement comparables.

Le Conseil constitutionnel français, dans une décision du 23 juillet 1991, a déjà, par exemple, estimé que le bénéfice de l'égal accès aux emplois publics ne devait pas se limiter aux seuls citoyens ... Il est vrai que l'espèce ne concernait que des ressortissants communautaires et que les emplois en question étaient séparables de l'expression de la souveraineté nationale, ne comportant aucune participation directe ou indirecte à l'exercice de prérogatives de puissance publique.

D'autres Etats ne sont pas encore allés jusque là. L'article 25 de la Constitution de la Principauté de Monaco, en accordant une priorité absolue dans l'accès aux emplois publics et privés aux monégasques, prive de fait les étrangers du bénéfice de l'égalité.

Quant aux personnes « en devenir » ou « potentielles » - dont il est de plus en plus question aujourd'hui -, la Cour arbitrale de Belgique a jugé, dans un arrêt de 1991 qu'ils ne pouvaient être titulaires d'un droit à l'égalité. Le Conseil constitutionnel français, dans une décision du 27 juillet 1994 sur la bioéthique, a répondu de la même manière, dès lors que le respect de tout être humain dès le commencement de la vie n'est pas applicable aux embryons fécondés « in vitro ».

  • Existe-t-il, enfin, une obligation législative de garantir le respect du principe d'égalité ?

Le Conseil constitutionnel français a eu l'occasion, dans une décision du 13 janvier 1994, d'avancer sur ce point une argumentation intéressante qui a donné lieu à deux interprétations différentes.

L'objet principal de la loi déférée était de supprimer un article (l'art. 69) de la loi Falloux qui ne permettait aux collectivités locales d'accorder des subventions aux établissements privés que dans la limite des 10 % des dépenses autres que les catégories de dépenses couvertes par des fonds publics, versés au titre du contrat d'association.

Pour certains, dans un premier temps de sa démarche, le Conseil français aurait rappelé que les établissements d'enseignement privé et public seraient placés dans des situations de fait inégales car ces derniers ont des charges et des obligations que n'ont pas les premiers.

Dans une seconde étape de son raisonnement, le Conseil constitutionnel aurait estimé que le législateur de 1993 avait institué une norme juridique égale à l'égard de ces différents types d'établissements placés pourtant dans des situations dissemblables en prévoyant que tous pouvaient librement se voir attribuer par les collectivités territoriales des subventions d'investissement.

Il en aurait ainsi déduit que le législateur avait porté atteinte au principe d'égalité en traitant de manière identique des situations différentes.

Mais on peut donner une toute autre interprétation, à mon avis beaucoup plus exacte, de la décision du Conseil.

Ce qu'aurait censuré la décision du Conseil constitutionnel ce n'est point tant l'application d'une même norme à des établissements placés dans des situations différentes, mais l'inégalité fondamentale dans l'application sur l'ensemble du territoire français d'une même liberté publique - celle de l'enseignement - puisque c'est au gré de la volonté ou de l'humeur des collectivités territoriales et dans les proportions et conditions librement fixées par elles que les aides auraient été arbitrairement distribuées aux établissement d'enseignement libre.

On touche du doigt, une nouvelle fois, ici, la difficile appréhension d'un principe dont les implications désorientent souvent l'analyse par leurs développements multipliés.

... Egalité devant la justice (la loi doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse) ; égalité devant le suffrage et égalité des élus ; égalité devant les emplois publics (qu'il s'agisse de l'admissibilité à ces emplois ou de l'égalité de traitement durant tout le déroulement de la carrière) ; égalité devant les charges publiques, qu'elles soient fiscales ou non-fiscales ; égalité face au bénéfice d'interventions économiques ou sociales ; égalité des usagers du service public ; égalité aussi, pour certains, devant l'enseignement (Egypte), l'exercice d'une profession (Roumanie), l'aménagement du territoire (Suisse)... On pourrait à l'infini développer l'équation mythique de ce principe souverain qui est d'autant plus invoqué contre les atteintes de la loi qu'il puise ses racines dans le tréfonds de la conscience individuelle et de l'âme nationale !

Que conclure ?

Le lecteur aura compris qu'il n'entrait point dans le propos du signataire de ces lignes de dresser un tableau exhaustif des apports respectifs à la théorie et à la pratique du principe d'égalité des diverses législations ou jurisprudences nationales des pays francophones.

Une telle description n'aurait pas manqué d'être nécessairement incomplète - car tout évolue à chaque instant - fastidieuse, peu signifiante ... et injuste.

Aucun pays ne ressemble à l'autre et toute comparaison ne pourrait être que vaine. Certaines cours viennent seulement d'éclore à la vie. D'autres ont déjà un passé prestigieux. Le nombre des décisions rendues varie dans des proportions fort importantes d'une juridiction à l'autre. Les expériences et les compétences sont dissemblables, les formations personnelles et les traditions professionnelles aussi ...

Sans doute, pensera-t-on, un classement même approximatif aurait-il pu apporter tout de même quelque clarté dans des jurisprudences souvent touffues, compliquées, nuancés à l'extrême parce que, l'honnêteté et le pointillisme des juges se veulent exemplaires et que le pêché mignon de toute juridiction est de se complaire longuement dans la description minutieuse des faits, des arguments, des raisonnements, voire des états d'âme de certains de ceux qui la composent ...

Mais le bénéfice supposé, d'une telle clarification aurait été payé du prix - trop élevé d'une hiérarchisation arbitraire qui n'aurait rien prouvé du tout.

Il nous a donc semblé plus expédient, au travers des grandes questions que pose inéluctablement dans tout pays l'existence - si elle est admise - du principe d'égalité, de tâcher de mesurer comment chaque Etat réagit, ce qu'il considère comme essentiel et ce qu'il admet seulement parce qu'accessoire, les règles qu'il estime intangibles et les concessions qu'il accorde, les intransigeances qu'il juge nécessaires et les indulgences qu'il ne considère point comme coupables ...

Mais, au bout du compte, aucun ne peut éluder la question fondamentale qui est vraiment la question première : quelle doit être la fonction essentielle du principe d'égalité ?

A la réflexion, il y en a deux :

  • Fonction de renforcement, d'abord, parce que le principe d'égalité est à la fois un droit fondamental et une condition d'exercice d'autres droits essentiels. La liberté peut-elle exister sans l'égalité ?

De même, parce qu'il est souvent traité comme un droit de second rang, le droit de propriété n'aurait-il pas besoin d'être confronté par le principe d'égalité ? Ne se réduit-il pas d'ailleurs aujourd'hui au simple droit d'obtenir une juste et préalable indemnité, c'est-à-dire précisément à ce qui est, en fait, garanti par l'application du principe constitutionnel d'égalité ?

Quant aux droits de la défense, les justiciables ne doivent-ils point bénéficier, même si les règles de procédure sont différentes selon les infractions, de « garanties égales » ?

  • Fonction de suppléance, ensuite et surtout. Le principe d'égalité, au lieu d'être un simple « droit fondamental » ayant un champ d'application limité, ne serait-il point, en fin de compte, un principe universel que le juge constitutionnel pourrait, à son gré, mettre en oeuvre afin de pallier les carences dans la protection des droits fondamentaux ? (v. la thèse de M. MÉLIN-SOUCRAMANIEN sur le principe d'égalité).

Manié avec trop de témérité, le principe d'égalité peut se révéler d'une pernicieuse efficacité. Il constitue, certes, un droit fondamental protecteur de l'activité des individus mais il est aussi une norme qui, trop strictement appliquée ou trop méticuleusement entendue par le juge constitutionnel, pourrait pratiquement, un jour, si l'on n'y prenait garde, bloquer toute l'activité du Parlement.

Autant que le ciel se trouve éloigné de la terre, autant le véritable esprit d'égalité l'est-il de l'égalité extrême.

* * *

" Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits " dispose l'article 1er de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789.

Constat irréaliste d'un optimisme trop débordant ? Voeu pieux proposé à l'attente des hommes ? But suprême d'une humanité désemparée ?

En tout cas, formule fulgurante qui, depuis deux siècles, loge au coeur de chacun, comme une étoile dans la nuit.

Professeur Jacques ROBERT

Président honoraire de l'Université de Panthéon-Assas

Président du Centre français de droit comparé

Membre du Conseil constitutionnel