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Réflexions sur le pouvoir normatif du juge constitutionnel en Europe continentale sur la base des cas allemand et italien

Marie-Claire PONTHOREAU - Professeur à l'Université Montesquieu- Bordeaux IV

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 24 (Dossier : Le pouvoir normatif du juge constitutionnel) - juillet 2008

Que faut-il entendre par « pouvoir normatif du juge constitutionnel » ? Deux significations distinctes peuvent être proposées. Selon un premier sens, les juges créent le droit car l'interprétation de la Constitution ou de la loi est une opération non pas de reconnaissance de normes préexistantes, mais de production de normes nouvelles. Le résultat de l'interprétation correspond à la production d'une norme. Ainsi, le sens du texte n'est pas préexistant à l'activité interprétative, mais au contraire il en est le résultat. Puisque le juge doit choisir parmi les différents sens, il accomplit un acte de volonté dont la norme est la signification. Le texte ne contient pas un nombre infini d'interprétations possibles, mais il en existe plusieurs parmi lesquelles s'impose un choix subordonné en partie au système juridique de référence. La distinction entre norme (texte interprété) et disposition (texte à interpréter) est donc essentielle car le texte interprété n'est pas le même que le texte à interpréter (on remarquera que la Cour constitutionnelle italienne se réfère avec clarté à cette distinction dans son arrêt 84/1986). L'opposition entre application et création du droit se fonde sur l'absence de cette distinction et la croyance en un sens véritable du texte à interpréter. Des acquis de l'herméneutique juridique, il ressort que l'opposition traditionnelle entre application et création du droit est sans doute trop rigide. Mais il serait aussi inconséquent d'avancer qu'elle soit évanescente car « produire une norme » dans le sens d'interpréter un texte préexistant n'est pas identique à « produire une norme » dans le sens de formuler un texte ex novo. Encore aujourd'hui, cette opposition structure avec constance le débat doctrinal et se révèle surtout lourde de conséquences pour l'office du juge. La différence de degré entre l'activité du législateur et l'activité du juge tient à ce que le législateur est libre de tout lien par rapport à l'ordre juridique et intervient quand bon lui semble. En revanche, le juge ne peut donner n'importe quel sens à une disposition juridique. Ce dernier doit en outre motiver en droit sa décision tandis que le législateur n'est soumis à aucune obligation de ce genre. Un second sens correspond à l'hypothèse où les juges vont au-delà de l'interprétation des textes préexistants : ils formulent des normes qui ne correspondent pas à la signification d'un texte préexistant. Ces normes nouvelles ne prennent pas source dans un texte écrit, mais l'activité des juges ne fait pas abstraction du droit existant (qui n'est pas composé uniquement de dispositions écrites dans les lois et la Constitution).

Ces deux significations sont désormais largement admises, même si objet de controverses sur le degré de créativité des juges, et on se demande dès lors ce qu'il peut bien encore y avoir à ajouter sur un tel sujet. C'est la raison pour laquelle un regard renouvelé par une approche culturelle du pouvoir normatif du juge constitutionnel peut être tenté. Dit d'une autre manière, comment la question est-elle abordée en Europe continentale par les différentes doctrines nationales (ou plus modestement une confrontation de la doctrine française aux doctrines allemande et italienne) ? Ce n'est donc pas tant le pouvoir créateur en lui-même, mais les raisons qui fondent son acceptation ou/et sa contestation, qui méritent notre attention.

I. Un problème similaire de nature processuelle malgré des contextes différents

Non pas pour nous exonérer dans notre démarche comparative, mais en vue d'une compréhension plus en profondeur, il convient de souligner les difficultés liées aux différents contextes. Il n'y a pas de contexte homogène et unifié à l'intérieur duquel les acteurs (juges constitutionnels et ordinaires, législateur et membres de la doctrine) détermineraient leurs choix. La constitution peut faire l'objet de plusieurs représentations et appropriations. Les variables sont nombreuses et doivent être combinées entre elles. Les contraintes éditoriales de cette étude permettent seulement de souligner quelques différences essentielles sur la base des doctrines et des jurisprudences constitutionnelles les plus avancées en Europe continentale.

Au sein des doctrines allemande et italienne, la question du pouvoir normatif du juge constitutionnel n'apparaît plus aujourd'hui comme centrale. Elle l'a été dans les années 1970/1980 durant lesquelles ont été particulièrement discutées deux questions : jusqu'où le juge constitutionnel peut-il aller dans la création des normes de référence nécessaires à son contrôle et jusqu'où peut-il aller dans le contrôle exercé sur le texte de loi ? La reconnaissance par le juge constitutionnel de droits fondamentaux non expressément prévus par le texte constitutionnel représente un cas clinique de première importance(1). Son caractère toutefois exceptionnel semble avoir laissé place à un intérêt soutenu pour les différentes techniques juridictionnelles déployées par les juges constitutionnels de manière à agir sur la substance normative des lois pour les rendre conformes à la Constitution(2) et à moduler les effets dans le temps des décisions d'inconstitutionnalité(3). Ce sont des techniques d'usage courant et elles posent donc « au quotidien » la question du pouvoir normatif du juge constitutionnel.

Désormais, les doctrines allemande, italienne et française s'accordent pour reconnaître que les vides juridiques résultant d'une décision d'annulation de la loi provoquent des conséquences tout aussi graves, si ce n'est plus, que la non déclaration d'inconstitutionnalité. L'alternative du tout (annulation) ou rien (rejet) prévue par le texte constitutionnel est trop rigide. Le problème est donc de nature processuelle : les mécanismes de contrôle de constitutionnalité des lois se révèlent inadaptés afin d'échapper à la discontinuité normative qui résulterait de l'annulation ou à une sanction disproportionnée par rapport au vide laissé par le texte et de manière à sanctionner une omission inconstitutionnelle. Le juge constitutionnel est amené à manipuler aussi bien le contenu normatif des lois pour les rendre conformes à la Constitution que les effets dans le temps de ses déclarations d'inconstitutionnalité. Comme le souligne justement Olivier Jouanjan, dans le sillage de la doctrine allemande, « Les juges ont dû inventer des figures nouvelles de sanction »(4).

Les doctrines allemande, puis italienne, ont très vite abandonné la conception purement négative de la justice constitutionnelle développée par Kelsen. La large acceptation du pouvoir créateur du juge constitutionnel repose d'abord en Allemagne et en Italie sur une forte présence des membres de la doctrine au sein des juridictions constitutionnelles. Les professeurs de droit sont en effet majoritaires dans la composition des cours constitutionnelles (en moyenne les deux tiers en Italie et la moitié de l'effectif en Allemagne). On remarquera, en particulier, pour l'Italie que le développement du contentieux constitutionnel est allé de pair avec l'ouverture de la doctrine aux théories herméneutiques réalistes (aussi bien le courant américain que scandinave, notamment les travaux d'Alf Ross) et à la théorie analytique du droit de H.L.A. Hart. Une partie de la doctrine, consciente de sa fonction politique, ne s'en est pas tenue à une description de l'activité de la Cour ; arguant des défaillances du législateur, elle a incité les juges à exercer un pouvoir créateur. En revanche, la doctrine française s'est longtemps retranchée derrière une position positiviste sans toutefois s'en tenir à la rigueur de la description et de la neutralité, intégrant parfois des propositions normatives. De plus, la doctrine française est loin de la profonde pénétration que la doctrine constitutionnelle allemande exerce sur la jurisprudence de la Cour de Karlsruhe. Enfin, la majorité de la doctrine n'adhère sans doute pas à la lecture radicale proposée par Michel Troper : le texte constitutionnel n'a aucune importance ; c'est la représentation que l'on s'en fait qui compte (et donc la volonté de l'interprète). Mais en développant sa théorie réaliste de l'interprétation, Michel Troper a largement contribué à familiariser une doctrine, peu préparée à l'herméneutique, à la pensée de Kelsen, en particulier l'idée selon laquelle l'interprétation est à la fois un acte de connaissance et de volonté(5).

Concrètement, les Cours constitutionnelles allemande et italienne ont été très rapidement confrontées au problème identifié plus haut : une partie (100 procès en moyenne par an pour l'Allemagne), voire une bonne partie (1000 procès en moyenne pour l'Italie), du contrôle de constitutionnalité des lois dépend de la question d'inconstitutionnalité posée par le juge a quo. En revanche, ce n'est que face au rythme accéléré des saisines parlementaires, dans les années 1980, que le Conseil constitutionnel a du assouplir le rapport de conformité à la Constitution. Cette différence n'est pas la plus importante. Ce qui compte vraiment : d'une part, l'interprétation de la loi et celle de la Constitution sont fortement imbriquées en Italie et en Allemagne et, d'autre part, le juge a quo joue un rôle déterminant. En Allemagne, le contrôle de constitutionnalité est avant tout à la charge de ce dernier puisqu'il ne peut renvoyer à la Cour constitutionnelle la question d'inconstitutionnalité que s'il a lui-même constaté l'invalidité de la loi en cause (art. 100 al. 1er Loi fondamentale). La Cour constitutionnelle italienne décide sur « la question de légitimité constitutionnelle d'une loi » (art. 1 de la loi constitutionnelle de 1948 n° 1).

II. Le juge constitutionnel n'est pas dépositaire de la vérité constitutionnelle

Ni en Allemagne, ni en Italie, le juge constitutionnel n'a pas le monopole de l'interprétation de la Constitution. L'éclairage de droit comparé suppose de partir du cas français de manière à montrer le décalage dans la compréhension de cette question aujourd'hui essentielle, à l'heure d'une éventuelle réforme des modalités de saisine du Conseil constitutionnel. On partira de la démarche du doyen Favoreu qui a sans doute été le premier à mettre en lumière la constitutionnalisation progressive de toutes les branches du droit(6). Soulignant que les Cours constitutionnelles allemande ou italienne bénéficient de mécanismes contraignants pour imposer leurs réserves d'interprétation, il s'est félicité de l'avantage procuré par le contrôle a priori qui permet de « charger » les lois d'une dose de constitutionnalité par le biais des réserves d'interprétation, et cela avant même qu'elles aient été l'objet de quelqu'autre interprétation (···) ».(7) Ce qui est tout aussi efficace sans être aussi gênant, car le Conseil constitutionnel intervient avant le juge ordinaire. Puis, il récuse les accusations du « panconstitutionnalisme » en soutenant que « l'expansion de la constitutionnalité ne s'accompagne pas d'un nettoyage complet de l'ordre juridique alors surtout que souvent le juge constitutionnel va constitutionnaliser [···] le « droit vivant » c'est-à-dire les solutions déjà adoptées en droit positif notamment par le juge judiciaire ou administratif ».(8) Il convient de remarquer tout d'abord que le Conseil constitutionnel a été saisi de lois portant sur toutes les matières (droit pénal, droit du travail, finances publiques···) et il a donc été forcément conduit à pénétrer ces disciplines : « La constitutionnalisation n'est pas une invention doctrinale ».(9) En effet, et la difficulté n'est pas là. C'est en revanche la volonté de faire du juge constitutionnel le seul dépositaire de la vérité constitutionnelle qui s'est pleinement exprimée lors du débat ouvert par l'arrêt Koné rendu par le Conseil d'État en 1996.(10) La discussion sur la soumission du droit administratif au droit constitutionnel -- bien que toujours ouverte -- a laissé place à une autre dispute,(11) celle entre civilistes et constitutionnalistes, que le doyen Vedel a tenté de clore en rappelant que « la Constitution s'est construite sur le droit et non pas le droit sur la Constitution ».(12) La controverse ne regarde plus vraiment le Conseil et relève plutôt de la délimitation des différents savoirs.(13) Dans les faits, les grands codes professionnels transcrivent les réserves d'interprétation du Conseil constitutionnel.

Ces disputes sont quasiment inexistantes dans les doctrines allemande et italienne. Il faut toutefois rappeler que la Cour constitutionnelle italienne s'est heurtée, au début de son activité, à la Cour de cassation qui estimait que le pouvoir d'interpréter la loi lui appartenait exclusivement. La Cour de cassation a refusé de tenir compte des décisions interprétatives de rejet qui s'impose au seul juge a quo. Ces décisions consistent à éviter de déclarer inconstitutionnelle une disposition en imposant une interprétation déterminée de ladite disposition. La Cour constitutionnelle a donc répondu à la résistance de la Cour de cassation par une technique inverse : la déclaration d'inconstitutionnalité dite « d'admissibilité partielle ». La portée de la disposition législative contestée est limitée à deux interprétations possibles dont l'une doit être évacuée du système juridique car inconstitutionnelle. Ce n'est pas le texte législatif lui-même qui est déclaré inconstitutionnel, mais l'un de ses sens proposé par le juge a quo. Progressivement, la Cour constitutionnelle a obtenu un large accord puisqu'elle a accepté comme base du problème de constitutionnalité, l'interprétation de la loi telle que affirmée dans la jurisprudence des juridictions ordinaires, c'est-à-dire « le droit vivant ». Pendant longtemps, la Cour ne s'est octroyée la possibilité de procéder d'une façon autonome à l'interprétation des lois qu'en l'absence d'un droit vivant ou bien en présence de plusieurs interprétations divergentes. Après la résorption de l'arriéré qui grevait son activité (en juillet 1988), la Cour a été de plus en plus souvent saisie de questions touchant à des lois récemment adoptées et elle a donc été amenée à opérer sur un terrain vierge. Le droit vivant n'existait pas ou, au mieux, il n'était pas consolidé. Du coup, la Cour rentrait directement en contact avec le législateur alors que jusque là le choc n'était pas frontal. Désormais, il est de plus en plus fréquent que la Cour renonce à proposer sa propre interprétation avec une décision interprétative de rejet et préfère une décision d'admissibilité dans laquelle elle invite le juge à accomplir lui-même une interprétation des lois conforme à la Constitution : « Les lois ne sont pas déclarées inconstitutionnelles parce qu'il est possible d'en donner une interprétation inconstitutionnelle, mais parce qu'il est impossible d'en donner une interprétation constitutionnelle » (arrêt 356/1996). La Cour a précisé la marche à suivre en présence d'un droit vivant : « en présence d'un droit vivant non partagé par le juge a quo car retenu constitutionnellement illégitime, celui-ci a la faculté d'opter entre l'adoption d'une interprétation différente ou la proposition de la question devant la Cour ; en l'absence d'un droit vivant contraire, le juge a quo a le devoir de suivre l'interprétation retenue la plus conforme aux principes constitutionnels » (arrêt 350/1997). À peine d'irrecevabilité, le juge a quo doit donc démontrer dans son ordonnance de renvoi d'avoir cherché à établir l'interprétation conforme à la constitution mais que cela s'est révélé impossible. La primauté donnée à l'interprétation des lois conforme à la constitution sur le droit vivant conduit à une transformation en profondeur. La doctrine italienne propose désormais une nouvelle lecture de la justice constitutionnelle, proche du système diffus(14).

L'irrigation des valeurs constitutionnelles dans l'ordre juridique italien n'est pas l'objet de controverses puisqu'elle est consubstantielle au système de justice constitutionnelle. Ce qui est tout aussi évident dans le cas allemand. En revanche, ce qui fait l'objet de disputes, c'est le rôle accordé à l'interprétation conforme par la Cour constitutionnelle fédérale dès le début de son activité. L'interprétation conforme tend à être utilisée comme un instrument d'interprétation plutôt que comme un moyen de contrôle de la conformité de la loi : « la fonction de contrôle de la Constitution (Kontrollfunktion) est substituée par une fonction d'ouverture (Erschliessungsfunktion) qui fausse le sens de la loi et conserve des dispositions à la légitimité constitutionnelle douteuse au nom du principe de la conservation des normes (normerhaltendes Prinzip) »(15). À cette fin, les décisions interprétatives ont été préférées aux déclarations de nullité. Plus récemment, la jurisprudence a toutefois pris une autre direction de manière à éviter un vide juridique consécutif à une déclaration de nullité : non plus une décision interprétative, mais une déclaration d'inconstitutionnalité qui consiste à déclarer les dispositions de la loi « incompatibles avec la Loi fondamentale » et à les maintenir pour une période provisoire ; leur application devant suivre l'interprétation conforme à la Constitution retenue par la Cour (BVerfGE 109, 190, 241)(16). Cette jurisprudence fait l'objet de critiques : pour certains auteurs, l'interprétation de la loi doit être avant tout de la compétence des autorités juridictionnelles et si la Cour constitutionnelle ne peut pas suivre l'interprétation présentée dans l'ordonnance de renvoi, elle doit la déclarer inadmissible(17). D'autres, en revanche, recommandent aux autorités juridictionnelles de transmettre systématiquement la question d'interprétation à la Cour constitutionnelle car l'application de l'interprétation conforme risque d'être erronée(18).

Ce développement qui répond, en Italie, en grande partie à l'inertie endémique du législateur a conduit le juge constitutionnel à reporter sur les juges ordinaires tout le poids (ou plus exactement une bonne part) de la création du droit. Le signe le plus patent est le développement d'un nouveau type d'arrêt additif à partir de 1987/1988 et surtout de la fin des années 1990 : les arrêts additifs de principe. La Cour déclare inconstitutionnelle une disposition législative pour ce qu'elle ne prévoit pas sans introduire une nouvelle norme, mais un principe que le législateur devra concrétiser. Parfois, la Cour précise le délai au terme duquel le législateur est tenu d'intervenir. Si le législateur tient compte de la décision, le problème qui peut se poser est celui du respect du principe constitutionnel déterminé par la Cour. Mais que se passe-t-il si le législateur n'intervient pas ? Là réside l'aspect le plus innovant de ce type de décision : il appartient aux juges ordinaires de respecter la décision de la Cour et de concrétiser dans l'espèce le principe constitutionnel retenu par celle-ci. Ce type d'arrêt n'introduit pas une règle immédiatement applicable, mais un principe très général qui suppose l'intervention du législateur ou, à défaut, celle du juge ordinaire.

La Cour constitutionnelle italienne s'est ainsi rapprochée des déclarations d'incompatibilité ou de pure inconstitutionnalité rendues par la Cour constitutionnelle allemande. Par ces décisions, la Cour de Karlsruhe « sanctionne » l'omission du législateur sans annuler la loi puisqu'elle ne fait que constater la carence législative à charge du Parlement de la combler lui-même. La sanction des carences du législateur est justifiée par la nécessité de garantir la concrétisation des principes constitutionnels. Cette nécessité prend sa source dans la Constitution : l'obligation constitutionnelle de réglementer par la loi les droits et devoirs essentiels d'une catégorie de personnes ; le devoir constitutionnel pour le législateur de tenir compte des changements dans les circonstances de fait ; des disparités incompatibles avec le principe d'égalité. La différence notable est que la Cour allemande a pu compter plus amplement sur la coopération du législateur que n'a pu l'escompter la Cour italienne. Cette dernière, plus active que son homologue allemand, a toutefois renoncé depuis la fin des années 1990 aux décisions les plus contestées : les décisions additives « de prestation » dans lesquelles elle reconnaissait une obligation de faire à la charge des autorités publiques ; ce qui entraînait des effets financiers difficilement acceptables pour le pouvoir politique.

Mais, surtout, en confiant principalement aux juges ordinaires l'élimination des violations constitutionnelles, la Cour a ainsi transféré les critiques sur les juges qui ont désormais beaucoup de pouvoir dans la recherche des interprétations conformes (cette recherche pouvant les amener à aller à l'encontre du droit vivant). Ce qui éloigne l'expérience italienne de celle allemande. D'une part, dans la jurisprudence constitutionnelle allemande, l'interprétation conforme doit être limitée à la volonté explicite ou présumée du législateur : « Une loi ayant une signification univoque selon la lettre et l'esprit ne peut se voir attribuer par voie interprétative une signification opposée ; le contenu normatif du texte à interpréter ne peut être déterminé de manière totalement nouvelle ; l'objectif du législateur ne peut être trahi sur un point essentiel » (BVerfGE 54, 277, 299). D'autre part, la Cour constitutionnelle fédérale cherche à maintenir son rôle-guide dans l'interprétation constitutionnelle et donc à orienter la jurisprudence de conformité à la Constitution grâce au recours constitutionnel individuel. Une disposition examinée est expressément déclarée conforme à la Constitution dans le dispositif et donc « dans l'interprétation qui résulte des motifs » (BVerfGE 51, 304). Cette interprétation a un effet erga omnes. Dans l'hypothèse où un tribunal ne s'y conforme pas, un particulier intéressé peut contester la décision juridictionnelle grâce au recours constitutionnel.

III. Le juge constitutionnel et la dissolution de la normativité

La Cour constitutionnelle italienne n'est pas complètement démunie (elle peut toujours rendre une décision d'admissibilité partielle), mais il se dessine surtout sur ces bases jurisprudentielles une différence frappante : alors que, pour la doctrine italienne, la cohérence systémique n'a plus le même poids que par le passé, elle reste une priorité réaffirmée par la doctrine allemande. La Cour constitutionnelle italienne a essayé tant bien que mal de rationaliser l'activité législative. En écho, la doctrine a cherché à enserrer le rôle de la Cour et s'est focalisée sur la taxinomie des décisions constitutionnelles. Cependant, les techniques décisionnelles de la Cour se sont tellement complexifiées qu'une bonne partie de la doctrine admet ne plus identifier avec précision les frontières entre les différents types de décisions. Aujourd'hui, non seulement elle n'identifie plus avec précision les différents types de dispositifs, mais elle ne sait plus selon quelques critères la Cour se décide pour une décision additive de principe ou bien pour une décision d'admissibilité partielle ou encore pour une décision d' « inconstitutionnalité reconnue mais non déclarée ».

L'écart ne cesse de se creuser entre le développement pragmatique de la jurisprudence et la volonté d'encadrement (théorique) de la doctrine. En raison de la forte imbrication de l'interprétation de la loi et de la Constitution, le juge constitutionnel partage avec le législateur la responsabilité de la qualité du système juridique. Certains réclament donc à la Cour de ne pas abandonner son rôle-guide dans l'interprétation constitutionnelle et de donner la ligne à suivre non seulement au législateur, mais aussi aux juges ordinaires(19). D'autres, en revanche, interrogent l'évolution de la réflexion sur les moyens pour assurer la cohérence du droit dans un contexte historique et social donné. On pense en particulier aux travaux de Gustavo Zagrebelsky lequel ne voit plus dans le droit comme ensemble de règles, la capacité à répondre aux exigences de la justice au premier rang desquelles se placent la prévisibilité et l'impartialité(20). La loi a perdu les caractéristiques qui étaient les siennes : généralité, immutabilité, rationalité et permanence. Seuls les principes inscrits dans la Constitution peuvent, selon l'ancien président de la Cour constitutionnelle italienne, répondre aux exigences de la justice. La certitude du droit n'est plus. L'incertitude du droit est à rattacher à la pluralité des systèmes de valeurs et à la difficulté à trouver un accord sur les valeurs communes. Les juges seraient donc en premier ligne. Ce qui ne signifie pas que la loi ne jouerait plus aucun rôle, mais elle ne peut plus prétendre répondre à toutes les attentes de la société ; elle n'est plus le tout, mais une part du droit.

Il y a sans doute un accord de fond dans la doctrine européenne continentale : d'une part, la Constitution n'a pas vocation à régler toutes les questions et doit laisser un espace discrétionnaire au législateur et, d'autre part, il appartient au juge constitutionnel de poser le cadre des possibles pour le législateur sans l'enfermer dans une interprétation rigide de la Constitution. Plus précisément, il lui revient d'assurer le respect et la concrétisation des principes constitutionnels, à savoir d'éviter que, sous couvert de son pouvoir discrétionnaire, le législateur ne fasse rien et, ainsi vide de tout sens la Constitution. De l'autre, il découle de la liberté d'interprétation du juge ordinaire une atténuation pour l'univocité dans l'interprétation de la Constitution elle-même. Pris dans cet étau, les juges constitutionnels peuvent-ils encore imposer la Constitution comme principe d'unification du système juridique ?

Tout dépend de la conception et de la manière d'interpréter la Constitution que s'en font aussi bien les juges que les membres de la doctrine. Ils appartiennent à la même communauté juridique et sont soumis en partie aux mêmes contraintes liées à la représentation dominante du système juridique. Ce ne sont ici que des pistes de réflexion qui mériteront d'être vérifiées, mais un exemple tout à fait significatif -- car représentatif des débats doctrinaux en Europe et aux États-Unis -- laisse entrevoir une doctrine constitutionnelle italienne beaucoup plus ouverte. La culture juridique transalpine a été marquée par les « envahisseurs culturels » étrangers(21) ; elle est donc plus sensible aux influences étrangères que les cultures allemande et française plus fortement nationales, voire nationalistes. Cependant, Peter Häberle a été le premier à soutenir l'incorporation de la comparaison des droits parmi les méthodes d'interprétation de la Loi Fondamentale allemande(22) (preuve s'il en était encore nécessaire que le contexte n'est pas unifié). La comparaison des droits est suspectée en tant que méthode d'interprétation extensive : c'est l'économie du texte constitutionnel qui est en jeu. Pour Ernst Wolfgang Böckenförde, les conséquences de la théorie de l'interprétation constitutionnelle proposée par Peter Häberle correspondent au « changement constitutionnel permanent et créateur de droit »(23), d'où une dissolution complète de la normativité de la constitution(24). En revanche, Gustavo Zagrebelsky s'est fait le défenseur du recours au droit comparé ou, plus exactement, de l'utilisation de la jurisprudence étrangère de manière à interroger son propre droit (constitutionnel)(25). Le juge est ainsi confronté à l'identité constitutionnelle nationale car l'argument de droit comparé peut être perçu comme une atteinte à cette identité. Or pour certaines cultures juridiques, le système juridique national en tant que tel est une composante essentielle de l'identité nationale(26). Face une normativité foisonnante et désordonnée, ne voit-on pas le Conseil constitutionnel français (soutenu, voire incité par une partie de la doctrine) se préoccuper des conditions dans lesquelles la loi est formulée et, en particulier, déclarer contraire à la Constitution une disposition législative « manifestement dépourvue de toute portée normative » 27.

L'actuel débat concernant le recours à « l'argument de droit comparé » dans l'activité jurisprudentielle n'est pas sans rappeler celui autour des principes généraux du droit : à l'ère de la globalisation, l'argument de droit comparé ne serait-il pas une nouvelle expression des principes non écrits ? C'est pourquoi en partie des obstacles similaires à son recours se manifestent : en particulier, d'où « l'argument de droit comparé » tire-t-il son autorité ? Les travaux sur le pouvoir créateur du juge constitutionnel sont loin d'être épuisés. Car ne doutons pas du succès de cette méthode d'interprétation et d'argumentation (déjà vérifié dans le monde de common law puisque c'est un monde dans lequel le droit est considéré comme ayant une certaine unité en raison d'une inspiration commune tirée de la technique anglaise et certains pays ont coexisté avec le Royaume-Uni dans un même ensemble politique). Le recours aux précédents judiciaires étrangers offre un support argumentatif à l'interprétation donnée de la Constitution tout en répondant à un besoin d'extériorité du juge par rapport au processus créatif de l'interprétation constitutionnelle. L'argument fondé sur la comparaison permet donc au juge d'être dans la Constitution (matérielle) tout en se trouvant en dehors de la Constitution (formelle).

(1) Ponthoreau (Marie-Claire), La reconnaissance des droits non-écrits par les Cours constitutionnelles italienne et française. Essai sur le pouvoir créateur du juge constitutionnel, Paris, Economica, 1994.
(2) Plusieurs études en français peuvent être citées. Pour l'Italie, voir Di Manno (Thierry), Le juge constitutionnel et la technique des décisions « interprétatives » en France et en Italie, Economica-PUAM, 1997 ; pour l'Allemagne, Behrendt (Christian), Le juge constitutionnel, un législateur-cadre positif, Bruylant-LGDJ, 2006.
(3) Di Manno (Thierry), « La modulation des effets des décisions de la Cour constitutionnelle italienne », R.F.D.A., 2004, pp. 700 ; Jouanjan (Olivier), « La modulation des effets des décisions des juridictions constitutionnelle et administratives en droit allemand », R.F.D.A., 2004, pp. 676.
(4) Op.cit, p. 677 (souligné par l'auteur).
(5) Parmi ses nombreux travaux, nous renvoyons à son article pionnier : Troper (Michel), « Le problème de l'interprétation et de la théorie de la supralégalité constitutionnelle », Mélanges Eisenmann, Cujas, 1975, pp. 133.
(6) Favoreu (Louis), « L'apport du Conseil constitutionnel au droit public », Pouvoirs, n° 13, 1980, pp. 17.
(7) Droit constitutionnel, Précis Dalloz, 2006, 9e p. 330.
(8) Ibid., p. 331.
(9) Vedel (Georges), « Propos d'ouverture », Mathieu (Bertrand) et Verpeaux (Michel) (dir.), La constitutionnalisation des branches du droit, Economica-PUAM, 1998, p. 16.
(10) Pour la première fois, le Conseil d'État reconnaissait de son propre chef un principe fondamental reconnu par les lois de la République selon lequel l'extradition d'un étranger demandée dans un but politique ne peut être accordée par l'État français, avant que le Conseil constitutionnel ne le fasse. Voir le dossier préparé par la R.F.D.A., 1996, pp. 870.
(11) Terré (François), « Conclusions », Drago (Guillaume), François (Bastien) et Molfessis (Nicolas) (dir.), La légitimité de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Economica, 1999, p. 407.
(12) Vedel (Georges), op. cit. p. 16.
(13) Cayla (Olivier), « Le Conseil constitutionnel et la constitution de la science du droit », in Le Conseil constitutionnel a quarante ans, L.G.D.J., 1999, pp. 114.
(14) Sorrenti (Giusi), L'interpretazione conforme a Costituzione, Milan, Giuffrè, 2006.
(15) Schefold (Dian), « L'interpretazione conforme alla Costituzione », Colloque de l'Association italienne des constitutionnalistes 2006 : http://www.associazionedeicostituzionalisti.it/materiali/convegni/aic200610/schefolf
(16) Sur cette importante décision, voir Jouanjan (Olivier), op. cit., pp. 677.
(17) Bettermann (Karl August), Die verfassungskonforme Auslegung. Grenzen und Gefahren, Heidelberg, 1986.
(18) Voßkuhle (Andreas), « Teorie und Praxis der verfassungskon-formen Auslegung von Gesetzen durch Fachgerichte », AöR, 2000, pp. 177.
(19) Romboli (Roberto), « Verso un »nuovo« utilizzo delle decisioni interpretative », Quaderni costitutzionali, 2007, pp. 591.
(20) Zagrebelsky (Gustavo), Il diritto mite, Turin, Einaudi, 1992, pp. 47 et pp. 119.
(21) Monateri (Pier Giuseppe), « The »Weak« law : Contaminations and Legal Culture », in Italian National Reports to the XVI International Congress of Comparative Law (Bristol), Milan, Giuffrè, 1998, p. 85.
(22) Cette incorporation a été proposée pour la première fois par l'auteur dans : « Grundrechtsgeltung und Grundrechtsinterprtation im Verfasssungsstaat », Juristen Zeitung, 1989, pp. 913.
(23) In, Le droit, l'État et la Constitution démocratique (essais traduits et présentés par O. Jouanjan), Bruxelles-Paris, Bruylant-LGDJ, 2000, p. 235.
(24) Sur la confrontation entre les conceptions développées par E.W. Böckenförde et P. Häberle, qu'il nous soit permis de renvoyer à Ponthoreau (Marie-Claire), « Le recours à »l'argument de droit comparé« par le juge constitutionnel. Quelques problèmes théoriques et techniques », Actes de la Table Ronde de l'AIDC, L'interprétation constitutionnelle, (sous dir.) F. Mélin-Soucramanien, Dalloz, 2005, pp. 173.
(25) Zagrebelsky (Gustavo), « Cinquante ans d'activité de la Cour constitutionnelle italienne », R.D.P., 2007, pp. 131.
(26) Brun-Otto Bryde, juge à la Cour constitutionnelle allemande et professeur de droit public, fait remarquer que le débat que la Cour Suprême des États-Unis a eu sur le recours aux précédents judiciaires étrangers, est « impensable » en Allemagne : « The Constitutional Judge and the International Constitutionalist Dialogue », Tulane Law Review, vol. 80, 2005-2006, p. 205. Voir aussi l'intervention du juge Hoffmann-Riem, « Constitutional court judges'roundtable, Comparative constitutionalism in practice, Sixth world congress of the IACL, Santiago, Chile, January 12-16, 2004 » I-CON, n° 4, 2005, p. 559.