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Le réalisme et le juge constitutionnel

Michel TROPER- Professeur émérite à l'Université de Paris X – Nanterre

Cahier du Conseil constitutionnel n° 22 (Dossier : Le réalisme en droit constitutionnel) - juin 2007

Est-il bien raisonnable de louer les juges pour leur réalisme ? Avant de répondre à cette question et de déterminer s'il est bon ou non que les juges soient réalistes, il n'est pas inutile de rechercher s'ils peuvent l'être et de quelle façon.

On peut distinguer plusieurs sens du mot « réalisme », qui peut désigner un courant de la théorie générale du droit, un type de conduite ou une ontologie.

Dans le premier sens, si on lui accole l'adjectif « juridique », le réalisme est un courant de la théorie générale du droit, qui se définit comme une attitude ou, comme aurait dit Bobbio, une approche, consistant à vouloir décrire le droit tel qu'il est « réellement ». Tel qu'il est et non tel qu'il devrait être selon telle ou telle philosophie morale ou politique. En ce sens, le réalisme se rattache au positivisme juridique, qui, sans nécessairement nier l'existence d'un droit naturel, affirme qu'il n'est en tout cas pas possible de le décrire comme on décrit le droit en vigueur, c'est-à-dire le droit positif. Comme les autres courants positivistes, le réalisme présuppose une distinction nette entre la science du droit et son objet, ce qui implique que cet objet doit être conçu comme une réalité objective, qu'il doit être décrit au moyen de propositions susceptibles d'être vraies ou fausses et que la science doit être pure de toute prescription comme de tout jugement de valeur. Mais, il se distingue des autres courants du positivisme en ce qu'il prétend concevoir le droit comme un objet empirique et non comme un ensemble d'entités idéales dotées d'une valeur obligatoire. Cet objet empirique est formé de manifestations de volonté telles qu'elles apparaissent notamment dans les décisions judiciaires. Il s'agit donc de phénomènes psychosociaux. Les diverses variantes du courant réaliste correspondent à des conceptions différentes de cet objet, mais l'important est ici de souligner que le réalisme en ce sens est une épistémologie.

Le réalisme juridique est également un ensemble de thèses sur la nature ou le mode de fonctionnement du droit. On appelle par exemple « réaliste » la thèse selon laquelle la validité des décisions judiciaires ne dépend pas de leur conformité à la logique ou l'idée que l'interprétation est une fonction non de la connaissance, mais de la volonté(1).

En second lieu, le mot réalisme, sans l'adjectif « juridique » cette fois, désigne aussi une thèse philosophique dérivée du platonisme, selon laquelle les universaux ont une existence objective.

Enfin, on appelle aussi « réaliste » non plus dans le langage de la théorie du droit, mais dans le langage ordinaire, l'attitude qui consiste à agir en tenant compte des réalités plutôt que d'appliquer des principes abstraits.

Il est clair que ces trois sens relèvent de trois types de langage différents et qu'il n'y a aucun rapport logique entre eux, de sorte qu'on peut être réaliste d'un point de vue et non pas d'un autre. Il y a même une incompatibilité totale entre le réalisme comme théorie du droit et le réalisme ontologique, dès lors que la théorie du droit réaliste présuppose que seuls existent les faits empiriques et que les universaux ne sont que des fictions commodes.

Le juge constitutionnel peut-il être appelé réaliste dans l'un des trois sens de ce mot ?

I. Le juge constitutionnel et la théorie réaliste du droit

On pourrait être tenté d'écarter d'emblée toute velléité de faire du juge constitutionnel, comme d'ailleurs de n'importe quel juge, un réaliste en ce sens. Si l'on définit en effet le réalisme comme une attitude théorique, comment le juge, qui n'est pas un théoricien, mais un praticien, c'est-à-dire un objet de théorie, pourrait-il être réaliste ?

On peut cependant concevoir plusieurs manières de soutenir que l'exercice de la fonction judiciaire, bien qu'elle relève de la pratique et non de la théorie, présuppose pourtant certaines conceptions théoriques. À l'évidence, la pratique qui fait l'objet de la science du droit n'est pas aussi radicalement séparée d'elle que peuvent l'être les objets des autres sciences sociales des disciplines qui les décrivent. On peut étudier un groupe social sans prendre en compte les théories sociologiques professées par les membres de ce groupe ou leurs conceptions de la sociologie. En revanche, la formation des juges fait une large place à des représentations explicites ou implicites du droit, de la science du droit ou de la fonction de juger. De plus, ces représentations sont sous-jacentes au système juridique lui-même. On peut par exemple construire un système juridique sur l'idée que le rôle du juge est d'appliquer de manière mécanique une règle préexistante ou au contraire le fonder sur l'idée qu'il appartient au juge de rechercher dans chaque cas concret la solution la plus juste.
Même l'adhésion à une conception mécanique n'évite pas au juge la difficulté d'identifier la règle applicable, car on peut appliquer mécaniquement une règle morale et ne pas appliquer mécaniquement une règle posée par le législateur. Le choix de la prémisse majeure -- ou si l'on préfère l'identification de la norme applicable --, comme d'ailleurs le choix de la méthode d'interprétation du texte qui sera réputé énoncer cette norme, ne s'opèrent pas de la même manière selon que, dans un même système juridique, le juge est plus proche du positivisme ou du jusnaturalisme.

Le langage courant désigne d'ailleurs comme juge « positiviste » celui qui se limite à invoquer les textes adoptés par une autorité compétente, sans en écarter aucun et sans même fonder le choix entre plusieurs textes sur des raisons tirées de la morale, et comme jusnaturaliste celui qui au contraire écarte un texte ou choisit entre plusieurs pour ces raisons morales. Le « bon juge » Magnaud et le juge nazi ont ainsi été érigés respectivement en types de juge jusnaturaliste et de juge positiviste. L'identification de la norme applicable, bien qu'elle soit réalisée par un juge au cours d'un processus de décision, est dépendante de prémisses épistémologiques analogues à celles qui sont au fondement de la connaissance du droit. Il n'est donc nullement absurde de se demander si un juge peut adhérer à une théorie du droit. Mais on ne peut pas en conclure qu'il peut adhérer à n'importe quelle théorie du droit. La question de savoir s'il peut être réaliste doit encore être discutée à l'aide de la distinction esquissée précédemment au sein même de la théorie réaliste entre la dimension épistémologique et la théorie du droit proprement dite.

A. L'approche réaliste

L'approche réaliste relève du positivisme juridique, dont on a vu qu'il impliquait la volonté de construire une science distincte de son objet, le refus de prescrire et une manière d'identifier les règles juridiques. Dans la mesure où le rôle du juge n'est pas de produire une œuvre scientifique, les deux premiers traits ne le concernent évidemment pas.
Quant au troisième, il est vrai que le juge peut parfaitement identifier les règles comme le fait une science du droit d'inspiration positiviste, c'est-à-dire en procédant à l'aide de ce que Ronald Dworkin appelle le test du pedigree, c'est-à-dire en recherchant si le texte qui énonce la règle émane d'une autorité compétente, qui l'a adopté conformément à la procédure prescrite. Ainsi, on peut parfaitement appeler « positiviste » le juge français qui applique les règles adoptées en forme législative par le Parlement conformément à la procédure prescrite par la Constitution ou le juge constitutionnel qui applique les règles adoptées en la forme constitutionnelle.

Cependant, ce troisième trait du positivisme est précisément celui par lequel le réalisme se différencie des autres courants du positivisme. L'autorité compétente qui produit les règles n'est pas, pour le positivisme, le constituant ou le législateur, mais le juge lui-même, comme l'exprime la fameuse maxime « il n'y a de droit que produit par le juge »(2).

Cette maxime implique que la science du droit ne doit pas rechercher quelle est la règle applicable, mais quelle est celle que le juge produira. Elle doit se placer du point de vue du bad man, préoccupé de connaître non ses obligations, mais seulement les conséquences probables de ses actes, c'est-à-dire s'efforcer de prévoir les décisions des juges. Selon la formule de l'un des pionniers du réalisme américain, Oliver Wendell Holmes, « ce que j'appelle le droit, c'est une prédiction de ce que les tribunaux feront effectivement et rien de plus prétentieux que cela »(3).
Mais on voit bien que cette maxime ne pourrait guère être reprise à son compte par le juge lui-même, car il ne pourrait pas décider d'identifier comme normes constitutionnelles les seules normes qu'il aurait lui-même produites. C'est la raison pour laquelle, de même qu'on disait au début de la Révolution française qu'un jacobin ministre ne serait pas un ministre jacobin, lorsqu'un théoricien appartenant au courant réaliste devient juge, il ne peut plus être dit réaliste que dans un sens différent de ce terme. Il peut parler en réaliste en tant qu'individu, commentant librement les décisions de la cour à laquelle il appartient, mais la cour, elle-même, ne peut pas être réaliste et avouer que la règle qu'elle applique est celle qui émane d'elle-même.

B. La théorie du droit réaliste

Le réalisme juridique comprend deux courants principaux, le réalisme américain et le réalisme scandinave. Ils diffèrent profondément sur de nombreux points, mais ils ont au moins en commun une théorie de l'interprétation juridique. Selon cette théorie, grossièrement résumée, lorsque l'interprétation émane d'une autorité compétente, qui n'est d'ailleurs pas nécessairement un juge, et que les décisions de cette autorité sont insusceptibles de recours, elle s'impose et produit des effets dans l'ordre juridique quel que soit son contenu, même si elle va à l'encontre du sens commun, de l'intention de l'auteur du texte interprété ou des règles du langage ordinaire. Il s'ensuit quelques conséquences importantes. Tout d'abord, l'interprétation est une fonction de la volonté et non de la connaissance, parce que le sens d'un texte est le produit d'une prescription. D'autre part, le texte n'a, préalablement à l'interprétation, aucune signification susceptible d'être découverte. Ensuite, si la norme se définit comme la signification prescriptive d'un texte, le véritable auteur de la norme n'est pas l'auteur du texte, mais l'interprète.

S'agissant du juge constitutionnel, cette théorie conduit à affirmer que la Constitution n'a pas d'autre sens que celui qui est déterminé par le juge, comme l'a bien dit le même Oliver Wendell Holmes : « la constitution signifie ce que le juge dit qu'elle signifie »(4). Ainsi, le juge constitutionnel serait le véritable auteur de la norme constitutionnelle. De plus, comme il est en mesure de fonder le jugement de constitutionnalité sur une double interprétation, celle qui porte sur le texte constitutionnel et celle qui est relative à la loi déférée, le voilà co-constituant et colégislateur. Il est impossible, mais aussi inutile, d'entrer dans le détail de l'argumentation et d'examiner la pertinence de cette thèse, car il suffit de l'énoncer pour constater qu'il est extrêmement difficile pour le juge constitutionnel d'y adhérer.

Comme Georges Vedel l'avait parfaitement perçu, c'est au contraire la théorie de l'« interprétation -- connaissance » qui fonde la pratique des juges, car celle-ci repose nécessairement sur le mythe du syllogisme : « La fonction sociale du droit et la crédibilité de l'ordre juridique sont beaucoup mieux assurées... par un juge qui croit au maximum de contrainte dans l'accomplissement de sa mission que par celui qui croirait à un maximum de liberté »(5). On ne doit pas en conclure que la théorie du syllogisme est vraie -- une théorie, même fausse, peut néanmoins fonder une pratique sociale --, mais seulement que, dans la pratique française actuelle, le juge ne tire sa légitimité que de quelques idées simples : qu'il applique le texte constitutionnel, que celui-ci possède un sens objectif et que ce sens est connaissable. Au contraire, sa légitimité apparaîtrait contestable si l'on admettait -- et surtout s'il l'admettait lui-même -- qu'il n'y a de sens que celui qui résulte d'une décision arbitraire.

Il faut donc que le juge croie, feigne de croire ou fasse croire, qu'il se borne à appliquer un droit préexistant. Rien n'illustre mieux cette nécessité fonctionnelle que cette anecdote qui concerne précisément Oliver Wendell Holmes, devenu juge après avoir été professeur de droit. Sortant d'un déjeuner avec un autre juge, Learned Hand, celui-ci lui lance : « Rendez la justice, monsieur, rendez la justice ». Et Holmes de répondre : « Ce n'est pas mon métier. Mon métier c'est d'appliquer le droit »(6). Il avait cessé d'être réaliste.
Cependant, s'agissant plus particulièrement du Conseil constitutionnel, on pourrait être tenté de comprendre certaines décisions récentes comme des signes d'une adhésion à la théorie de l'« interprétation -- volonté ».

Ainsi, celles par lesquelles le juge constitutionnel a sanctionné des dispositions dépourvues de clarté ou non normatives, parce qu'elles contreviendraient ainsi au principe de la sécurité juridique, qui impose « de prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d'arbitraire, sans reporter sur les autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n'a été confiée par la Constitution qu'à la loi(7) ». Selon le Conseil, si la loi n'est pas claire, c'est-à-dire si l'on ignore quels sont les droits et les obligations qui en découlent, c'est aux autorités d'application qu'il reviendra d'en déterminer le sens, donc de créer ces droits et obligations. Comme l'écrit le commentateur des Cahiers du Conseil constitutionnel, elles deviendraient « un colégislateur voire un législateur tout court ». C'est donc bien grâce à la marge d'interprétation considérable laissée par l'obscurité de la loi que ces autorités se verraient dotées d'un véritable pouvoir législatif.

Pourtant, cette jurisprudence ne constitue une acceptation de la théorie réaliste de l'interprétation que si l'on ramène cette théorie à l'idée que l'interprétation est un acte de volonté. Sans doute cette idée est-elle centrale à la théorie réaliste, mais elle est inséparable de la thèse que l'interprétation ne s'exerce pas seulement dans certaines circonstances ou à l'égard de certains énoncés, mais toujours. Selon cette théorie, il n'y a pas d'application sans interprétation, car tout énoncé est toujours susceptible de se voir attribuer plusieurs significations.

Or la théorie implicite du Conseil constitutionnel censurant les dispositions dépourvues de clarté est, au contraire, la théorie de l'acte clair, qui n'est en réalité qu'une variante de la théorie de l'« interprétation-connaissance ». En effet, si le Conseil estime que des dispositions peu claires doivent être interprétées et qu'elles risquent de l'être contra constitutionem ou de manière arbitraire, c'est que, pour lui, ce danger n'existe pas lorsque la loi est claire. Et si elle est claire, ou bien on ne l'interprétera pas (en vertu du principe in claris non est interpretandum), ou bien on l'interprétera mais d'une seule façon, c'est-à-dire conformément à son sens véritable.

Ce n'est pas le lieu d'examiner la pertinence de cette théorie et il suffit de constater que, s'il y souscrit, le Conseil constitutionnel est, en dépit des apparences, fort éloigné de la théorie réaliste.

Il en va de même de sa jurisprudence concernant les décisions « manifestement dépourvues de toute portée normative »(8). En effet, du point de vue d'une théorie réaliste, qui entend distinguer soigneusement l'énoncé et sa signification, la normativité n'est pas une qualité de l'énoncé, mais de la signification. L'énoncé n'est normatif ou non normatif que si on l'interprète comme normatif et n'importe quel énoncé est susceptible d'être interprété d'une manière ou de l'autre. Pour reprendre un exemple célèbre « il y a un taureau dans ce pré » peut être la description d'un état de fait ou le conseil de ne pas franchir une barrière.
Le Conseil constitutionnel n'est ici pas très éloigné du premier Kelsen, lorsqu'il recommandait de ne pas autoriser le contrôle de la constitutionnalité des lois par rapport à un texte comprenant des termes trop vagues, comme une déclaration des droits de l'homme, car il en résulterait pour la cour un pouvoir excessif, mais précisément le Kelsen de cette époque n'était pas réaliste.

Pourtant, le Conseil se trouve lui-même dans la situation d'interpréter des textes peu clairs, vagues et qui, selon ses propres critères, devraient lui apparaître comme non normatifs. Quand le constituant proclame que « Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation » ou que « la souveraineté nationale appartient au peuple », il n'exprime pas sa volonté d'attribuer la souveraineté à la Nation ou au peuple. Il prétend « constater » qu'elle lui appartient. Mais le Conseil ne peut évidemment estimer que ces dispositions sont dépourvues de toute portée normative et qu'elles confèrent à leur interprète un pouvoir excessif. Il lui faut donc affirmer qu'elles ont bien cette portée et il n'a d'ailleurs aucun mal à les interpréter en ce sens. Mais il ne peut le faire qu'en prétendant qu'elles possèdent une signification et que cette signification est connaissable.

Aussi bien lorsqu'il décide que des lois vagues ou obscures confèrent à l'interprète un pouvoir créateur que lorsqu'il nie que des textes constitutionnels, tout aussi vagues et obscurs, puissent lui conférer à lui-même un pouvoir excessif, le Conseil constitutionnel se fonde-t-il sur une théorie de l'interprétation très différente de celle que soutiennent les réalistes. En tant que le réalisme est une théorie du droit, le juge constitutionnel, pas plus que les autres juges, ne peut être réaliste. Qu'en est-il du réalisme entendu autrement ?

II. Le juge constitutionnel et l'ontologie réaliste

Si l'on recherche comment un juge (et plus particulièrement le juge constitutionnel) pourrait adhérer à une ontologie réaliste, on peut distinguer deux modalités.

En premier lieu, toute théorie du droit présuppose une certaine ontologie des normes conçues soit comme des entités idéales, auxquelles on prête une existence objective, soit comme l'expression de volontés humaines. C'est la première conception qui correspondrait au réalisme ontologique, tandis que la seconde est celle du réalisme juridique. On peut adopter l'une ou l'autre au terme d'une spéculation philosophique, mais on peut aussi stipuler l'une ou l'autre en raison des conséquences qu'elles comportent pour la théorie du droit. On a pu ainsi démontrer que l'adhésion à la première conception, dite « hylétique », permet de soutenir la thèse de la soumission du droit à la logique, tandis que la seconde, la conception « volontariste », conduit à l'idée que le droit n'est pas rationnel. De même la seconde seulement rend possible la construction d'une science du droit sur le modèle des sciences empiriques(9).
Cependant, le juge ne vise pas à la connaissance du droit, mais à sa création et il ne lui est pas nécessaire de stipuler ou de présupposer. Il n'a donc aucune raison d'adhérer à telle ou telle ontologie.

D'autre part, le langage du droit contient des expressions, comme l'État, les sociétés, les collectivités territoriales, le peuple, etc. On peut ou bien concevoir qu'elles désignent des êtres réels ou au contraire qu'il s'agit de noms sans référence dans le monde, mais nécessaires pour formuler des énoncés, notamment des énoncés normatifs. La première conception est celle du réalisme ontologique, la seconde celle du réalisme juridique. Elles ont des implications différentes, comme on le voit par exemple avec la théorie de la personnalité morale, et il est certain que les juges peuvent adopter l'une ou l'autre.

Pourtant, le choix de l'une ou de l'autre ne correspond pas nécessairement à une adhésion véritable, mais répond seulement aux besoins d'une argumentation spécifique. Les juges considèrent par exemple les personnes morales comme réelles ou fictives, selon les effets qu'ils entendent produire. Dans le cas du Conseil constitutionnel, lorsqu'il déclare que « loi votée n'exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution », il admet que la volonté générale n'est pas empiriquement constatable, mais qu'elle est seulement présumée dès lors que la loi a été votée et qu'elle n'est pas contraire à la Constitution. Cette conception permet naturellement au Conseil de justifier le contrôle de conformité, qui porterait sur les conditions d'application de la présomption.

En revanche, quand il refuse de contrôler les lois adoptées par référendum, parce que « adoptées par le Peuple à la suite d'un référendum, [elles] constituent l'expression directe de la souveraineté nationale », c'est qu'il identifie le peuple, titulaire de la souveraineté nationale, à l'ensemble formé par les électeurs(10). Il suggère ainsi que le peuple n'est pas une entité dont la volonté est présumée sous certaines conditions, mais un être réel, doté d'une existence objective. La volonté de cet être peut alors se constater immédiatement, sans qu'il soit besoin de contrôler si son contenu est conforme à la constitution.

Pourtant, la réalité empirique ne contient ni peuple, ni électeurs. Ce sont seulement des normes juridiques qui les constituent. Cette seconde attitude relève donc du réalisme ontologique, puisqu'elle consiste à nier que le peuple soit une fiction et à lui prêter une existence réelle. Son utilité est évidemment qu'elle permet de justifier le refus d'exercer un contrôle.

Le même juge constitutionnel adopte ainsi tantôt une conception, tantôt une autre, sans engagement ontologique, mais seulement en fonction des diverses stratégies argumentatives. Son réalisme n'est que fonctionnel.

III. Le juge constitutionnel et la politique jurisprudentielle réaliste

On peut encore appeler réalisme une forme d'action qui tient compte de la réalité, plus que de principes abstraits. En ce sens, le Conseil constitutionnel peut être dit réaliste s'il se détermine en fonction de la réalité que les règles doivent régir ou s'il se prononce en fonction de la situation réelle dans laquelle il se trouve lui-même.

La première hypothèse correspond à l'attitude des juges, telle que la caractérise le réalisme juridique américain, qui dérive du pragmatisme.

On pourrait dire que le Conseil constitutionnel est réaliste à chaque fois qu'il se détermine en fonction des effets que sa décision peut produire sur la réalité économique ou sociale. Il s'agit bien entendu d'une conception extrêmement large, mais peu opératoire. Il peut arriver en effet qu'il applique un principe abstrait, mais qu'il le fasse en raison des effets attendus de cette application pour la réalité politique, économique ou sociale. Devra-t-on dire qu'il est formaliste parce qu'il a appliqué un principe abstrait ou qu'il est réaliste pour avoir pris la réalité en compte ? Il est d'ailleurs possible que les motifs de la décision ne fassent apparaître que le principe abstrait et qu'on ne puisse déterminer, sans entrer dans la psychologie des juges, s'ils ont agi ou non « en réalistes ». D'autre part, même si l'on pouvait établir qu'ils se sont déterminés exclusivement en fonction des effets attendus de la décision, il resterait que, par hypothèse, c'est un principe abstrait qu'ils ont appliqué. Aussi, peu importe qu'ils aient agi ou non en réalistes, le résultat est le même.

C'est pourquoi on est tenté de réserver la qualification de « réalisme » aux cas où la décision résulte non de l'application rigoureuse d'un principe juridique abstrait, mais d'une interprétation de ce principe en fonction des réalités économiques ou sociales, voire de sa mise à l'écart. Le réalisme est en ce sens un refus du formalisme(11) et il se confond purement et simplement avec le pragmatisme, selon la définition qu'en donne William James : « une attitude, [qui] consiste à détourner nos regards de tout ce qui est chose première, premier principe, catégorie, nécessité supposée, pour les tourner vers les choses dernières, vers les résultats, les conséquences, les faits(12) ». À vrai dire, il est difficilement concevable qu'un juge affirme « détourner son regard des principes » et le réalisme ou pragmatisme doit donc plutôt se comprendre comme l'interprétation des principes en fonction de réalités extra-juridiques13(13).

Pourtant, même avec cette conception plus étroite du réalisme, on rencontre plusieurs difficultés.

En premier lieu, comme ces considérations extra-juridiques sont rarement développées dans le texte même des décisions, en tout cas en France, il peut être difficile d'établir avec certitude le rôle qu'elles ont pu jouer.

D'autre part, si l'on admet la théorie du droit réaliste, toute interprétation est un acte de volonté et cette volonté est déterminée nécessairement par des considérations extra-juridiques. Rien ne distinguerait donc à cet égard le juge réaliste du juge formaliste. Il n'y a pas non plus de norme ou de principe antérieur à l'interprétation. On ne peut donc jamais affirmer qu'un principe a été atténué, renforcé, infléchi pour tenir compte des réalités extra-juridiques, sauf si l'on prétend connaître le contenu et la portée du principe en quelque sorte à l'état pur, vierge de toute interprétation, ce qui est évidemment profondément irréaliste.

En troisième lieu, on peut s'interroger sur le statut de ces réalités extra-juridiques. Il est tentant de considérer que le juge fait preuve de réalisme lorsqu'il atténue la portée d'une règle ou d'un principe pour tenir compte des circonstances de fait. On peut songer par exemple à la décision de conformité de la loi relative à l'état d'urgence en Nouvelle Calédonie en raison des nécessités de l'ordre public et des circonstances exceptionnelles(14). De même, lorsqu'il déclare conforme à la Constitution le principe des nationalisations, il infléchit le droit de propriété que la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen avait proclamé inviolable et sacré, parce qu'il tient compte de l'évolution des finalités et des conditions d'exercice du droit de propriété depuis 1789. Cependant, certaines de ces réalités n'ont rien d'extra-juridiques. Le droit de propriété ou les circonstances exceptionnelles en effet ne peuvent être définis que juridiquement, de sorte que la réalité à laquelle le juge prétend se plier est celle qu'il a définie lui-même.

Il en va ainsi même si le juge se réfère à des réalités matérielles et même s'il s'en remet à une définition ou une appréciation des faits fournies par la science(15). Cela tient à ce que la réalité dont il est question ici est une réalité construite. Et, en dépit des apparences, elle est construite non par la science ou les experts, mais par le juge lui-même. On peut illustrer cette proposition par un exemple : un législateur ou un juge pourrait décider ou bien que la filiation doit toujours pouvoir être établie au moyen d'un test d'ADN, sur simple demande du père présumé, ou bien qu'un tel test ne peut être pratiqué que dans certains cas très limités en raison des troubles que sa généralisation ne manquerait pas d'entraîner dans les familles. Les deux décisions peuvent également être dites réalistes. L'une se réfère à une réalité biologique, l'autre tient compte d'une réalité sociale et psychologique. Autrement dit, la décision de se référer à une réalité extra-juridique ne peut pas être elle-même le reflet de cette réalité ; elle est le résultat d'un choix entre deux réalités et n'est en rien réaliste.

On parle également de réalisme pour désigner par exemple les conduites par lesquelles le Conseil constitutionnel atténue son contrôle pour éviter qu'un degré élevé de protection de certains droits sociaux n'entraîne des dépenses trop lourdes et les qualifie en conséquence d'« objectifs de valeur constitutionnelle »(16). Là encore, on doit observer qu'il s'agit là d'une variante de la technique du balancement. Sont ici en présence, d'une part, le principe que les citoyens ont droit à la protection sociale et, d'autre part, le principe selon lequel l'État ne doit pas faire de dépenses excessives. Si l'on baptise le second principe « principe de réalité » et si on lui donne la préférence, on suggère que l'on n'a pas balancé entre deux principes équivalents, mais que l'un des principes a dû céder à la réalité. Cette justification est évidemment la plus efficace qui soit. Mais, là encore, le souci d'éviter les dépenses excessives n'est ni plus ni moins réel que les besoins de logement ou de soins et le choix de privilégier l'un ou l'autre n'est pas dicté par la réalité elle-même, mais par l'appréciation qu'on en fait. Il n'est évidemment pas question de contester ici la validité du choix, mais seulement de souligner la portée rhétorique de la justification qui vise à masquer le caractère politique de la décision derrière la référence à la réalité.

On pourrait encore dire que le Conseil constitutionnel pratique une politique réaliste dans un autre sens : lorsqu'il tient compte de la situation dans laquelle il se trouve lui-même par rapport aux autres acteurs que sont le Parlement ou les autres cours.

Il est incontestable que le Conseil constitutionnel, comme toutes les juridictions suprêmes et en général comme tous les acteurs du droit, subit des contraintes diverses provenant du système juridico-politique et qu'il est conduit à adopter des stratégies dans l'exercice de son pouvoir. On peut distinguer celles qui visent à accroître ce pouvoir et celles qui consistent à en faire un exercice modéré, on peut rechercher les contraintes qui pèsent sur le choix de l'une ou de l'autre, tenter d'en mesurer l'efficacité ou encore examiner les moyens qu'impliquent ces choix. Mais il n'y a pas d'avantage à parler ici de réalisme, car il faudrait appeler réalistes toutes les conduites qui s'inscrivent dans une stratégie.

Pourrait-on alors réserver ce terme à certaines d'entre elles ? On pourrait envisager de le faire pour celles qui paraissent sacrifier les principes en raison de la présence d'autres acteurs, mais il serait naturellement impossible de le faire objectivement, c'est-à-dire sans entrer dans la psychologie des juges et sans porter un jugement de valeur. Dès lors qu'une décision se présente comme le produit d'un balancement entre principes, certains d'entre eux sont inévitablement sacrifiés, mais d'autres sont effectivement appliqués. Affirmer qu'un principe a été sacrifié à des intérêts stratégiques, c'est soutenir qu'il aurait été préférable d'en appliquer un autre.

Reste alors la possibilité de parler de réalisme lorsque le juge lui-même explique ainsi sa politique jurisprudentielle. Ainsi lorsque les juges américains parlent de deference to the legislative body ou qu'ils se déclarent incompétents sur des « questions politiques » ou encore lorsque que le juge français souligne que son rôle est différent de celui du Parlement. Pourtant, comme dans le cas précédent, on peut interpréter cette attitude soit comme l'infléchissement de certains principes au nom de la réalité politique, soit comme l'affirmation d'un principe supérieur, celui de la démocratie représentative par exemple.

La véritable question n'est donc pas de savoir si le juge est ou non réaliste, mais s'il peut trouver des avantages à se présenter avec cette étiquette. La réponse est évidemment affirmative. L'avantage que le juge peut trouver à se proclamer réaliste est un surcroît de légitimité et il peut l'obtenir de plusieurs manières.

Tout d'abord, un juge qui compose avec les autres cours apparaît comme respectueux du droit, celui qui s'incline devant le Parlement montre qu'il ne s'aventure pas sur le terrain politique et que son rôle se limite à l'application de la constitution.

Dans certains cas, il y a plus. Une décision du Conseil constitutionnel peut toujours être surmontée par la révision. Or, cette menace est en réalité une ressource précieuse, comme l'a bien montré Georges Vedel avec sa fameuse théorie du lit de justice(17). Une révision de la constitution marque l'intervention du souverain lui-même. Aussi, le juge qui évite de s'opposer frontalement au législateur se montre respectueux de la démocratie, mais aussi de celui qui s'oppose à lui, car une révision qui ne se produit pas est interprétée comme la marque de l'assentiment du souverain.

En outre, en se présentant comme réaliste en ce sens, c'est-à-dire en soulignant qu'il tient compte des contraintes du système, il remplace avantageusement la vieille théorie du syllogisme. Sa fonction n'est plus de déduire des sentences de normes constitutionnelles claires et précises. Désormais, il ne statue toujours pas en opportunité, mais trouve le juste équilibre entre des principes opposés et tient compte des éléments de la réalité qui pèse sur lui. C'est donc que son pouvoir discrétionnaire est réduit.

Cependant, il peut s'affirmer réaliste de deux façons : affirmer qu'il a pour stratégie de tenir compte des autres institutions politiques ou juridictionnelles ou prétendre qu'il ne poursuit aucune stratégie, c'est-à-dire qu'il agit avec pragmatisme en s'adaptant aux faits. Comme le disait Georges Vedel avec humour : « ma stratégie est de n'avoir pas de stratégie »(18). Ce n'est pas seulement un paradoxe élégant et le propos est très profond : si sa stratégie est de ne pas en avoir, c'est bien qu'il en a une et cette stratégie c'est de paraître ne pas en avoir. Prétendre se plier à la réalité a la même fonction que la prétention de découvrir dans les textes un sens déjà là et à les appliquer mécaniquement. Elle est de dissimuler sa marge de pouvoir discrétionnaire et donc de l'accroître.


Ainsi, quel que soit le sens que l'on donne au mot réaliste, le Conseil constitutionnel, pas plus qu'une autre juridiction, ne peut recevoir cette qualification. Il ne se place pas au même point de vue que la théorie réaliste du droit, il ne fonde pas ses raisonnements sur une ontologie réaliste et il est impossible de distinguer une politique jurisprudentielle que l'on appellerait réaliste par opposition à une autre qui s'en tiendrait à l'application de principes abstraits. En revanche, la revendication de réalisme constitue un outil rhétorique puissant pour qui entend légitimer l'institution.Cette revendication s'inscrit, bien entendu dans un contexte intellectuel particulier, analogue à celui des États-Unis du début du xxe siècle. S'il n'est plus possible de prétendre que les textes applicables expriment des règles et des principes univoques, de nier que celui qui est chargé de les appliquer contribue au moins à les recréer et ainsi à produire du droit, qu'il dispose pour ce faire d'un pouvoir discrétionnaire considérable qui le met en mesure de s'opposer à un Parlement démocratiquement élu et s'il faut malgré tout justifier ce pouvoir, alors on ne peut mettre en œuvre qu'un nombre d'arguments très limité. On peut ou bien affirmer que le juge exerce une forme de représentation différente de celle qui résulte de l'élection ou bien invoquer une sensibilité particulière aux contraintes de la réalité et montrer qu'elle garantit la production d'un droit de qualité.C'est donc une idée juste, le pouvoir discrétionnaire du juge, qui amène à soutenir une thèse erronée, le réalisme du juge. Une théorie réaliste du juge conduit à une théorie du juge réaliste.


(1) Millard (E.), Article « réalisme », in Alland (D.) & RIALS (S.) (sous la dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2003.

(2) « All the law is judge-made law ».

(3) « The prophecy of what the courts will do in fact and nothing more pretentious is what I mean by the Law ». Cité par Kelsen (H.), General Theory of Law and State, New-York, NY, Russell & Russell, 1945, rééd. 1961, trad. française Théorie générale du droit et de l'État, Paris, LGDJ, 1997, p. 166 de l'édit. américaine.

(4) « The constitution means what the judge says it means ».

(5) Vedel (G.), « Le Conseil constitutionnel, gardien du droit positif ou défenseur de la transcendance des droits de l'homme », in Marshall (T.) (éd.), Théorie et pratique du gouvernement constitutionnel, La Garenne-Colombes, Éditions de l'Espace européen, 1992, p. 311 s.

(6) Cité par Sowell (Thomas), The Quest for Cosmic Justice, The Free Press, 1999, p. 169.

(7) Déc. n° 2004-500 DC du 29 juill. 2004, cons. 13, reprenant les termes de la déc. n° 2001-455 DC du 12 janv. 2002 (cons. 8).

(8) Déc. n° 2004-500 DC du 29 juill. 2004 ; déc. n° 2005-512 DC, 21 avr. 2005.

(9) Alchouron (C. E.) et Bulygin (E.) (1981), « The expressive conception of Norms », in Hilpinen (R.) (éd.), New studies in Deontic Logic, Dordrecht, Reidel, 1981 ; Troper M., « Ontologie et Théorie de la science du droit », in Amselek et Grzegorczyk (C.) (sous la dir.), Controverses autour de l'ontologie du droit, Paris, PUF, 1989.

(10) Déc. n° 62-20 DC du 6 nov. 1962 ; déc. n° 92-313 DC du 23 sept. 1992.

(11) Atiah (P. S.) & Summers (R. S.), Form and Substance in Anglo-American Law, A Comparative Study in Legal Reasoning and Legal Institutions, Oxford, Clarendon Press, 1987.

(12) James (W.), Le Pragmatisme, Paris, Flammarion, 1995. Napoléon incitait déjà au réalisme -- il est vrai que ce n'était pas à propos des juges. Au Conseil d'État, il « protesta contre les théories, contre les principes généraux et absolus, contre les hommes pour qui les faits n'étaient rien, qui sacrifiaient la réalité aux abstractions » (Souvenirs du Baron de Barante, Paris, 1890, cité par Birnbaum (P.), L'Aigle et la Synagogue ; Napoléon, les Juifs et l'État, Paris, Fayard, 2007, p. 180).

(13) Cf. la conférence du président Pierre Mazeaud, « La place des considérations extra-juridiques dans l'exercice du contrôle de constitutionnalité », Erevan, 29 sept.-2 oct. 2005, ww.conseil-constitutionnel.fr/ divers/documents/20051001erevan.pdf

(14) Exemple donné par le président Mazeaud, loc. cit.

(15) Cottin (S.) & Ribes (D.), « Fiscalité incitative et égalité devant l'impôt : l'écotaxe devant le Conseil constitutionnel. Observations sur la déc. n° 2000-41 DC du 28 déc. 2000, loi de finances rectificative pour 2000 », in RRJ, 2001, pp. 659 s.; Ribes (D.), « Les experts au Palais-Royal : la place de l'expertise dans le contrôle de constitutionnalité », in Droit de l'environnement, n° 142, oct. 2006, p. 280 s.

(16) Cf. la conférence précitée du président Mazeaud.

(17) Cf. la conférence précitée du président Mazeaud.

(18) Intervention orale à la Faculté de droit de Rouen au cours de la soutenance de la thèse de Jacques Meunier [Meunier (J.), Le pouvoir du Conseil constitutionnel. Essai d'analyse stratégiques, Paris, LGDJ, 1994].